Cabale politique ? Vrai conflit d’intérêts entre éminences du PS ? L’octroi controversé d’un marché public par l’Awex éveille la suspicion du MR.
C’est un marché public d’apparence anecdotique, enfoui depuis presque trois ans dans les innombrables dossiers de l’Awex, l’Agence wallonne à l’exportation et aux investissements étrangers. Il n’avait jamais fait de vagues. A la faveur d’une question posée par le MR, il vient pourtant d’être exhumé en commission du parlement wallon. L’agenda de cette flèche politique ciblant le PS n’a rien d’un hasard. Celle-ci survient à quelques jours de l’événement majeur auquel le marché concerné est lié : le Forum mondial de la langue française, qui se déroulera à Liège du 20 au 23 juillet sous l’impulsion de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), porte-voix de 80 Etats à travers le monde. Plus de 1 500 participants y aborderont le thème de la créativité, déclinée à travers cinq axes de travail.
Les retombées de cette grand-messe de la francophonie, régie par son commissaire général Philippe Suinen (PS), ne font l’objet d’aucune contestation. Les interrogations du MR, soulevées par le député Olivier Destrebecq, portent sur une mission de consultance et de lobbying effectuée en amont du Forum, dès 2013. Son objectif consistait à promouvoir l’événement et à récolter des fonds supplémentaires auprès des acteurs internationaux de la francophonie. Une tâche visiblement cruciale vu les faibles moyens financiers qu’octroient désormais les sponsors privés.
C’est donc bien sur la forme que se concentrent les critiques et les suspicions du MR. En 2013, l’OIF confie l’organisation du Forum à Wallonie-Bruxelles International (WBI), l’agence chargée de promouvoir les acteurs francophones belges en dehors des frontières. Celle-ci désigne l’Awex en tant que pouvoir adjudicateur d’un marché public de services pour cette mission de lobbying. Lancé en septembre 2013, il prend la forme d’une » procédure négociée directe avec publicité « . Première alerte orange : cette exception aux procédures classiques en vigueur pour les marchés publics implique une négociation directe entre le pouvoir adjudicateur et les candidats. » Ce type de procédure, si elle répond aux conditions légales, engendre néanmoins une limitation de la concurrence, explique Marie Vastmans, avocate spécialisée en droit des marchés publics. En principe, le pouvoir adjudicateur ne peut pas négocier le prix avec un candidat sur la base des autres offres déposées. Mais il est clair qu’il y a là une zone grise, puisque la négociation se fait soit par téléphone, soit entre quatre yeux. Comme on n’en garde aucune trace, il y a un déficit de contrôle à ce niveau. »
Avantage au lobbyiste PS
Quatre candidats remettent une offre. L’un d’entre eux est d’emblée écarté, puisque le montant proposé dépasse le seuil fixé à 200 000 euros HTVA pour ce type de procédure. Les services de l’Awex se chargent donc d’analyser les dossiers des trois soumissionnaires restants : PricewaterhouseCoopers (PwC), l’un des » big four » en matière d’audit, l’association momentanée MFC Group – Conex – Imagi-Nations et, enfin, la société Roger Dehaybe EURL. Au terme de l’évaluation des différentes offres, Philippe Suinen, l’administrateur général de l’Awex, à l’époque, communique aux candidats la décision finale du comité de pilotage qu’il préside. En novembre 2013, le marché est attribué à l’entreprise unipersonnelle de Roger Dehaybe, dont le siège social se situe à Montrouge, au sud de Paris.
Incontournable ambassadeur de la francophonie, cette éminence grise du PS, originaire de Liège, a entre autres défendu les intérêts de la Communauté française en tant que commissaire général aux relations extérieures de 1983 à 1997. Il a ensuite pris les rênes de l’Agence intergouvernementale de la francophonie (AIF) jusqu’en 2005, avant de créer, à sa retraite, sa société de conseil en relations publiques et en communication. Le profil du candidat retenu n’est donc en rien une surprise. De 2010 à 2012, il avait par ailleurs joué un rôle majeur dans la candidature de Liège pour l’Exposition universelle de 2017. Via sa société de conseil, il avait remporté un marché de 148 500 euros HTVA pour une mission de lobbying auprès des acteurs internationaux. Liège s’était finalement inclinée face à Astana, la capitale kazakhe. » Mais sur les 44 votes que Liège avait récoltés à l’époque, 32 émanaient de la francophonie, précise aujourd’hui Roger Dehaybe avec une pointe de fierté. Ce n’était pas le fruit du hasard. »
Le Vif/L’Express s’est procuré la décision motivée de l’Awex concernant la mission de lobbying attribuée à Roger Dehaybe pour préparer le Forum. Sur le fond, les arguments semblent solides : outre son expérience avérée et son incontestable carnet d’adresses, son offre est aussi la moins coûteuse des trois – 120 000 euros HTVA, contre 163 800 et 198 000 euros HTVA pour ses concurrents. En revanche, certains soumissionnaires dénoncent d’emblée un conflit d’intérêts à la lumière du verdict de l’Awex. Roger Dehaybe est en effet un proche de longue date de Philippe Suinen, le premier ayant cédé au second son mandat de commissaire général aux relations internationales de la Communauté française et son mandat de directeur de l’Apefe, l’Association pour la promotion de l’éducation et de la formation à l’étranger.
A l’époque, une partie des candidats écartés envisagent d’introduire un recours. Ils prennent contact à titre informel avec un avocat spécialisé en la matière. Celui-ci leur confirme que la thèse d’une » prise illégale d’intérêts » apparaît tout à fait défendable. Mais ils renonceront finalement à engager une procédure. » Nous avions plus à y perdre qu’à y gagner, confie l’un d’entre eux. Nous aurions couru le risque d’une procédure coûteuse, tout en nous mettant potentiellement à dos l’Awex, avec qui nous travaillons souvent. » La notion de conflit d’intérêts, précise un bureau d’avocats contacté par Le Vif/L’Express, est sujette à interprétation. » Lorsque les personnes se connaissent, il est toutefois impératif de donner toutes les garanties d’une impartialité. Or, le fait d’avoir opté pour une procédure négociée directe avec publicité dans ce contexte-ci ne permet pas d’écarter les doutes. »
» C’est une cabale politique »
De son côté, Philippe Suinen fait part de son indignation face aux soupçons ravivés par Olivier Destrebecq au parlement wallon. » Le simple fait de voir ces questions émerger à quelques jours du lancement du Forum suffit à démontrer qu’il s’agit d’une cabale politique, s’insurge-t-il. Ce marché a été analysé par les services classiques de l’Awex. Si je devais tenir compte de tels raisonnements, je n’aurais jamais dû attribuer le moindre marché puisque je connais énormément de monde, ne fût-ce qu’à travers mon mandat de président de la Chambre de commerce et d’industrie wallonne. » Depuis Paris, Roger Dehaybe se montre tout aussi catégorique. » J’ai refusé de lire cette question du MR et d’être associé à la réponse qui a été apportée en commission. Je connais Philippe depuis longtemps mais la plus grande qualité que je lui reconnaisse, c’est précisément son sens de l’éthique. Quant à mon expérience dans le lobbying de la francophonie, je ne pense pas qu’elle soit encore à démontrer. »
Au-delà de la piste du conflit d’intérêts qu’il défend toujours, Olivier Destrebecq s’interroge sur les capacités de la société de Roger Dehaybe à assumer cette mission. » Il s’agit d’une société unipersonnelle dotée d’un capital de 5 000 euros, commente le député libéral. C’est assez léger vu l’ampleur de l’événement. » D’autant que les candidatures écartées s’appuyaient, de leur côté, sur une batterie d’experts, réunis en fonction de leur expertise sectorielle. Là encore, Roger Dehaybe tient à balayer l’argument évoqué par le MR. » La mission ne nécessitait pas de disposer d’un important capital à travers ma société, assène-t-il. Le monde de la francophonie connaît Dehaybe depuis trente ans. Je peux donc réunir facilement 20 personnes autour de la table. »
300 000 euros supplémentaires
En guise d’ultime mise au point, l’intéressé tire le bilan de sa mission. » Je devais convaincre les acteurs de la francophonie de la pertinence du thème retenu pour le Forum, à savoir la créativité. Ce n’était pas évident mais j’y suis parvenu. Je devais également dégager des moyens financiers supplémentaires auprès des membres ou des partenaires de l’OIF. J’ai obtenu 300 000 euros. »
Pour Philippe Suinen, les accusations, qui surviennent à l’aube de la tenue du Forum, illustrent » l’art de la Wallonie à se tirer une balle dans le pied, alors qu’elle a bien besoin d’événements internationaux « . Les voix dissidentes, elles, maintiennent que leurs arguments mettent en lumière une allégeance objectivable. Même si elles ont conscience que le dossier retournera rapidement dans l’ombre des deux personnages aux innombrables relais.
Par Christophe Leroy
» Comme on ne garde aucune trace des négociations, il y a un déficit de contrôle à ce niveau »
» La Wallonie a l’art de se tirer une balle dans le pied, alors qu’elle a besoin d’événements internationaux »