MAO Le culte n’e st pas mort

Trente ans après sa disparition, le Grand Timonier fait l’objet, en Chine, d’une vénération ambiguë. A l’heure du capitalisme triomphant, le régime entretient l’image du père de la nation. Mais il maintient un tabou sur son héritage et ses crimes

De notre envoyé spécial

Au-delà des frontières de la Chine, la nouvelle est passée inaperçue : il s’est produit un miracle, le 20 décembre 1993, à Shaoshan, le village natal de Mao Zedong. Ce jour-là, le président Jiang Zemin, alors au pouvoir, inaugure en grande pompe une statue en bronze du fondateur de la République populaire, haute de 6 mètres. La météo est épouvantable, comme il se doit dans la province du Hunan : en hiver, sous ces latitudes, la neige fondue et la pluie tombent en alternance. Ce matin-là, cependant, alors que le camarade Jiang ôtait la bâche de la figure de Mao, selon le récit des guides touristiques, un rayon de soleil perça entre les nuages. Il y a mieux : la lune, au même moment, brilla d’une lumière intense.

 » La religion, disait Marx, c’est l’opium du peuple.  » Mais cette idée ne semble guère effrayer le Parti communiste chinois, bien au contraire. A Shaoshan, un véritable culte de Mao a pris corps, au point que la cité rappelle parfois l’ambiance de Lourdes, dans le sud de la France, autour de la grotte où Bernadette Soubirous aurait aperçu la Vierge Marie. Chaque jour, des touristes sont acheminés par milliers, en autocar, le long d’une autoroute toute neuve. Sur place, des haut-parleurs accueillent les visiteurs sur fond de musique martiale. Dans les échoppes, le long des rues, les marchands proposent DVD et cassettes vidéo des discours de Mao, ainsi que des timbres, tapisseries, carrés de soie, briquets, théières avec tasses assorties, porte-clefs, pièces de monnaie, stylos, crayons à papier, tee-shirts et bustes à son effigie. Quant aux statuettes phosphorescentes, elles permettent à leurs propriétaires de s’orienter chez eux, même dans la nuit noire.

Depuis l’an dernier, le développement du  » tourisme rouge  » est l’une des priorités du ministère de la Propagande : une centaine de sites symbolisant la lutte du Parti pour le pouvoir ont été retenus pour former un  » parcours révolutionnaire « . Le village natal de Mao et les étapes de la Longue Marche constituent des haltes obligées.

Depuis sa disparition, en 1976, Mao Zedong est sans doute le premier mécréant à faire l’objet d’un culte : le héros de la Révolution a rejoint le panthéon des figures divines locales. Devant sa statue, à Shaoshan, les groupes de fidèles déposent offrandes et couronnes de fleurs ; certains prient, les yeux fermés, comme s’ils visitaient un temple. Les Occidentaux sont invités à se prêter au jeu et à faire un v£u :  » Make a wish !  » s’exclame une jeune fille. De nombreux couples stériles font le déplacement, selon la rumeur, dans l’espoir que Mao leur rende la fertilité. Non loin de Shaoshan, dans le musée régional de Changsha, une vitrine abrite même le slip kangourou en coton blanc du Grand Timonier, taille XXL. Les aînés observent ces reliques avec une politesse mêlée d’effroi : au temps des pénuries, dans les années 1960-1970, un tel tour de taille traduisait mieux la puissance que tous les discours.

La vénération d’un mort est une chose naturelle dans l’empire du Milieu : les Chinois révèrent des êtres humains depuis des milliers d’années, de l’Empereur jaune à Confucius, et de nombreux temples ont été érigés, au fil des siècles, en hommage aux fonctionnaires des dynasties impériales. Mais le respect que suscite Mao est d’une autre nature.

Certes, son £uvre justifie une part d’admiration. Comme leader du Parti communiste et de l’armée, il a permis l’unification du pays et rendu sa fierté à une nation longtemps humiliée par des puissances étrangères. A la suite de ces victoires, toutefois, en particulier après le milieu des années 1950, le prix à payer pour le  » triomphe de la pensée maoïste  » apparaît terrifiant. Selon les auteurs du Livre noir du communisme, quelque 60 millions d’individus ont perdu la vie en raison du totalitarisme communiste. Comment un tel monstre a-t-il pu rester, trente ans après sa disparition, un symbole patriotique par excellence ? Et comment le Parti communiste parvient-il à entretenir l’icône du Soleil rouge à l’heure du capitalisme triomphant ?

La Chine de 2006 n’a plus grand rapport avec le pays pauvre, xénophobe et affamé que Mao laissa à ses héritiers. Depuis 1979, la taille de l’économie a doublé tous les cinq ans, au point qu’elle occupe le 4e rang mondial. Des dizaines de millions d’entrepreneurs ont créé leur entreprise ; d’autres ont acheté leur logement ou conduisent leur voiture. Quelques Chinois envoient même leurs enfants dans les universités américaines : les étrangers, autrefois rejetés, sont recherchés désormais pour leur argent et leur avance technologique. Le seul fil rouge, en quelque sorte, entre ce pays résolument tourné vers l’avenir et le sinistre camp de travail que la Chine était devenue sous le Grand Bond ou la Révolution culturelle, c’est Mao Zedong lui-même.

Après sa mort, il y a trente ans, et l’arrestation de son épouse, Jiang Qing, le Parti sembla ranger au placard le souvenir du Grand Timonier. Pour son successeur, Deng Xiaoping, l’héritage de Mao présentait un choix cornélien. Soit il cherchait à prendre ses distances, comme Khrouchtchev le fit à l’égard de Staline, en Union soviétique, et il prenait le risque de saper la légitimité du Parti communiste ; soit il adoptait à son tour les slogans du  » père de la nation « , au risque de gêner les réformes que ce partisan de l’ouverture jugeait indispensables.

Après un long débat interne, Deng entérina la démaoïsation du régime, tout en préservant le culte de Mao. En 1981, une résolution du Parti évoqua les  » fautes grossières  » du Grand Timonier, tout en ajoutant que  » ses erreurs étaient secondaires, comparées à ses mérites « . Une sorte de note lui fut même attribuée :  » Seuls trois de ses dix doigts  » étaient pourris, selon Deng.

Dans les années 1990, le culte de Mao a connu un regain spectaculaire, comme si de nombreux Chinois y trouvaient un refuge dans un monde bouleversé par la croissance économique rapide et l’exode de centaines de millions de ruraux vers les villes. A l’époque, dans une histoire restée célèbre, un groupe d’ouvriers de la région du Sichuan en vinrent à croire que Mao avait construit une usine nouvelle, dans l’au-delà, où les principes du socialisme orthodoxe étaient toujours en vigueur. Quelques-uns d’entre eux se seraient même suicidés dans l’espoir de le rejoindre dans sa vie posthume.

Aujourd’hui encore, certains intellectuels demeurent fidèles à la pensée maoïste. Economiste et membre de l’Académie des sciences sociales, Zuo Dapei prétend haut et fort que Mao avait raison sur l’essentiel :  » Le plus grand danger qui guette le PC, explique-t-il, c’est la dérive droitière vers le capitalisme.  » Zuo est un représentant de la nouvelle gauche, un courant nationaliste à l’influence grandissante, très hostile, en particulier, au moindre rapprochement entre Pékin et Washington. Agé d’une cinquantaine d’années, il refuse de manger dans des restaurants occidentaux et approuve les idées d’un José Bové.  » La nostalgie qu’éprouvent certains de mes compatriotes envers Mao ne m’étonne pas le moins du monde, explique-t-il. Hormis les succès récents de l’économie, de quoi un Chinois peut-il être fier, ces temps-ci ?  »

Une chanson rap à la gloire du maoïsme

Décidés à poursuivre les réformes mais inquiets à cause de l’instabilité sociale croissante, en particulier dans les campagnes, les maîtres de Pékin sont confrontés à un dilemme qui rappelle celui de Deng Xiaoping après la mort de Mao : il leur faut entretenir le souvenir de sa personne, afin d’asseoir leur légitimité, tout en appliquant une politique qui tourne résolument le dos au maoïsme. Plus que jamais, le père de la nation est réduit à sa fonction symbolique. Depuis cinq ans, son portrait orne tous les billets de banque : les anciennes représentations de fermiers dans les champs et de valeureux ouvriers ont disparu. Son corps reste exposé dans le mausolée de la place Tiananmen, que des milliers de curieux visitent chaque jour. Son visage domine l’entrée de la Cité interdite. Dans les discours des leaders, les allusions à sa pensée relèvent du passage obligé. Le fantôme est encombrant…

En décembre 2003, lors du 110e anniversaire de la naissance de Mao, Hu Jintao, secrétaire général du PC, a enfilé une veste Mao et, dans une langue de bois d’un autre âge, il a rendu hommage au Grand Timonier :  » La pensée de Mao Zedong, dit-il, représente la cristallisation de la sagesse collective du Parti communiste chinois.  » Dans la foulée, des dizaines de livres et de poèmes ont été publiés et la radio nationale a même diffusé une chanson rap à la gloire du maoïsme, dans l’espoir de séduire les jeunes.

Mais cet anniversaire fut l’occasion, quelques semaines plus tard, d’une initiative sans précédent. Un groupe de six intellectuels, dans une déclaration publiée par le magazine Kaifang (Ouverture) de Hongkong, demanda que la dépouille de Mao soit retirée du mausolée qui trône au centre de la place Tiananmen. Les pétitionnaires voulaient expédier la momie dans son village natal, afin que les Jeux olympiques qui se tiendront à Pékin en 2008 se déroulent dans un contexte  » civilisé « .

La proposition a fait scandale. Mais Yu Jie, l’un des auteurs du texte, persiste et signe. Assis dans un café, il s’explique d’une voix douce, ajustant ses lunettes de temps à autre :  » Dans mon esprit, il n’y avait rien de bien courageux là-dedans, confie-t-il. Je suis comme un Allemand qui critiquerait Hitler. Quoi de plus normal ?  » Yu estime que ses compatriotes ne vénèrent pas Mao, loin de là, mais il reconnaît chez certains une part de nostalgie :  » Les Chinois vivent dans un monde de moins en moins prévisible, explique-t-il. Leurs pensions de retraite sont insignifiantes et leur protection sociale a pratiquement disparu. Les chômeurs et les pauvres sont parmi les plus grands admirateurs de Mao. Comment en serait-il autrement ? Si la liberté d’expression existait dans le pays et si les livres d’histoire sérieux étaient accessibles, les Chinois seraient aussi critiques à l’égard de Mao que les Occidentaux. En attendant, beaucoup vivent dans l’ignorance de ses crimes.  »

Avec l’affaire de Taïwan et celle du Tibet, l’héritage de Mao Zedong constitue l’un des derniers sujets tabous. Ceux qui prennent le risque d’aborder la question se voient rappeler à l’ordre. Ainsi, en octobre 2005, le patron d’une galerie pékinoise d’art moderne, Chen Xingdong, a dû fermer une exposition d’£uvres contemporaines, d’inspiration souvent humoristique, consacrées à Mao.  » J’ai moi-même été dans les rangs des « petits gardes rouges », explique Chen Xingdong. Mais j’ai le sentiment que le culte du Grand Timonier tourne à vide. Sa personne est devenue un objet de création artistique, souvent kitsch. Même les autorités entretiennent un rapport ambigu envers Mao. Elles l’apprécient, car c’était un empereur fort et son souvenir peut s’avérer utile pour asseoir la légitimité du Parti. Mais elles le craignent, aussi, car la vérité historique sur Mao est lourde de menaces pour le Parti.  »

S’éloigner de Mao sans le répudier pour autant, c’est toute la difficulté pour Pékin. Comme l’a écrit Confucius, en parlant des esprits :  » Ils doivent être respectés, mais maintenus à distance.  » l M. E.

Marc Epstein

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