Mangez-vous halal sans le savoir ?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Limité il y a encore une quinzaine d’années au secteur de la viande et la plupart du temps confiné aux étals des boucheries musulmanes, le marché du halal connaît, en Belgique, un bel essor. Il devancerait déjà, et de loin, le marché du bio. Il devrait même exploser. Enquête.

« Ce type est un héros ! Il a réalisé mon rêve « , déclare Walid, 17 ans. Son héros, c’est Tonton Chami. Ce  » frère  » (comme il l’appelle) a ouvert en avril dernier, après celui de la rue Wayez, à Anderlecht, un second fast-food indépendant entièrement halal, boulevard Lemonnier, au centre-ville de Bruxelles. Même le bacon ? Fabriqué sans porc, à base de volaille. D’autres devraient suivre, l’objectif du chef d’entreprise étant de décliner le concept en Belgique, au moyen d’un réseau de franchisés. Ce jour-là, Walid a pris un menu Jumpstreet (un burger similaire au Giant ou au Big Mac, des frites, un soda), à un prix comparable à ceux pratiqués par ses concurrents : 6,20 euros.  » Grâce à Tonton Chami, les muslims ne doivent plus faire semblant de réfléchir à la caisse pour quand même commander un Fish. Parce que le même sandwich au poisson, y en a marre ! On peut enfin regarder la carte des burgers « , s’emballe sa petite amie Ikram. Look pop et coloré, connexion Wi-Fi, ouvert 6 jours sur 7, l’enseigne Tonton Chami cible une population jeune, fan de fast-food. Comme l’enseigne Quick, qui a récemment suscité la polémique en vendant de la viande exclusivement halal dans huit de ses enseignes hexagonales. Mais  » le halal est fait pour tous, indépendamment de la religion « , ajoute un caissier de Tonton Chami.

Après avoir été longtemps marginale, la filière halal prospère. Son marché potentiel serait estimé à plus de 600 000 clients musulmans vivant en Belgique. Mieux : la demande ne cesse de croître, avec l’arrivée de nouveaux consommateurs, les deuxième et troisième générations issues de l’immigration.  » Manger halal est un acte fortement valorisé chez les plus jeunes, beaucoup plus qu’il y a vingt ans. Ils veulent renforcer leurs liens à l’origine, et les moins de 30 ans, surtout, se tournent vers une consommation exclusive. Paradoxalement, ils sont plus partisans du tout-halal que leurs parents « , explique Florence Bergeaud-Blacker, sociologue à l’université d’Aix-Marseille, l’une des rares à travailler sur la consommation musulmane. Leur approche des produits se révèle souvent plus experte, pouvant aller jusqu’au décodage de la composition des aliments : dérivés de porc et d’alcool, des additifs suspects dans les biscuits, le chocolat ou les bonbons… De longues listes d’ingrédients illicites (haram, par opposition à halal) circulent sur les blogs musulmans. L’acte d’achat repose sur une obligation religieuse, mais l’argument phare n’est pas forcément religieux. Car, selon les musulmans, consommer halal offrirait des avantages : ainsi, la viande halal aurait meilleur goût, des qualités sanitaires supérieures, le procédé d’abattage serait moins pénible pour l’animal.  » Les jeunes musulmans, comme les autres consommateurs, sont préoccupés par une alimentation saine et sûre. Ils se tournent plus spontanément vers la certification halal que vers la production bio « , affirme la sociologue.

Mais les  » diversity baby-boomers  » (nées en Belgique dans les années 1970 et 1980) arrivés à l’âge adulte ont de fait un pouvoir d’achat très souvent supérieur à celui de leurs aînés.  » Les anciennes générations n’avaient pas les mêmes moyens. Avec cinq ou six gosses, comment voulez-vous !  » lâche Saïd, 37 ans, agent d’accueil dans une entreprise. Aujourd’hui, la consommation halal serait donc portée par sa génération, les moins de 40 ans.  » Ce marché est dopé par de nouveaux clients très demandeurs et plus exigeants : des musulmans de la classe moyenne, qui font leurs courses en grande surface et prennent moins de temps pour cuisiner. Ils veulent consommer à la mode occidentale et des marques, mais de manière halal « , avance Abbas Bendali, spécialisé dans le marketing ethnique. Mais jusqu’ici, l’essentiel des ventes se réalise toujours dans le circuit traditionnel.

Un chiffre d’affaires marginal

 » Longtemps, l’offre halal s’est limitée à la viande, à la charcuterie et à quelques articles d’épicerie disponibles dans les commerces traditionnels de quartier « , confirme Abbas Bendali. Néanmoins, poussés par la demande des musulmans, particulièrement dans l’alimentaire, les industriels et la grande distribution ont compris l’intérêt de cette clientèle. A savoir un marché en croissance. Pas question d’idéologie, mais de business. Carrefour, Cora, Colruyt… dans les linéaires, ils affichent viande, volaille, saucisses cocktail, salaison, ainsi qu’une nouvelle offre plus élaborée et semblable à celle de la gamme  » conventionnelle  » à destination des dernières générations : plats cuisinés, comme des pizzas, des lasagnes, des quiches, des carbonnades, des sauces prêtes à l’emploi et même du champagne et des bières halal.  » Ce sont des produits auxquels nous n’avons pas eu accès dans notre jeunesse et c’est un manque « , sourit Saliha, 23 ans, étudiante en droit.

Si la proposition halal est de plus en plus représentée en grande surface (et a gagné de fait en visibilité), en Belgique, les distributeurs préfèrent insister sur l’exotisme des produits. Pour cause : ils craignent une réaction de leur clientèle traditionnelle.  » La grande distribution procède à une « ethnicisation » de ces produits pour en minimiser leur caractère religieux, tout en essayant de conserver une crédibilité auprès des musulmans les plus vigilants sur la certification religieuse « , souligne Florence Bergeaud-Blacker. Des enseignes les placent dans un rayon à part appelé  » saveurs du monde « . D’autres intègrent un peu de charcuterie à leur offre.  » C’est le critère géographique qui commande la présence ou non d’articles halal dans les étals. Il existe une gamme de produits référencés au niveau national, qui peut être enrichie par un approvisionnement local, si on constate une demande « , explique-t-on chez Carrefour. Les supermarchés de proximité adaptent leurs rayons et se conforment aux m£urs du quartier. Cora, aussi, propose une offre adaptée à ses zones de chalandise.  » Le client aimerait pouvoir y trouver une offre de produits halal pour éviter d’avoir à aller dans plusieurs points de vente « , précise Cora. Reste que cette activité demeure marginale dans les chiffres d’affaires de ces groupes, qui ne proposent pas, pour l’instant, de gamme spécifique.

En réalité, l’offre halal est bien plus large qu’il n’y paraît. Arrivero et Domino’s livrent des pizzas de viande halal. Hector Chicken précise que sa volaille est halal – en réalité kasher –  » dans une optique d’ouverture à tous « . Leonidas propose également des ballotins de pralines halal mais non certifiés. Jusqu’il y a peu, Ikea Anderlecht vendait des hot dogs halal, pour renoncer ensuite, découragé par la complexité du processus.

A ce jour, la viande et les charcuteries restent, en tout cas, les aliments halal les plus consommés, loin devant les plats préparés, les cubes de bouillon et les soupes. Et il semble que nous mangions nous aussi sans le savoir de la viande rituellement abattue, c’est-à-dire sans étourdissement préalable.  » En Belgique, plus de 90 % des volailles sont halal « , déclare Karim Geirnaert, chez Eurohalal, une association impliquée dans la certification halal – les musulmans autorisant l’étourdissement par choc électrique pour les petits animaux tels que dindes, poulets, lapins… Des chiffres confirmés par le Conseil national du bien-être animal, le comité d’experts émanant du SFP Santé publique : il estime que 22 % des veaux, 11 % des bovins et 92 % des volailles sont abattus selon le rite musulman – l’abattage rituel juif représentant 0,02 %.  » Un taux élevé en comparaison des autres pays européens, à l’exception de la France « , souligne le comité dans son rapport remis, en mai, à la ministre Laurette Onkelinx. Alors que les pratiquants musulmans et juifs représentant au plus 8 % de la population belge.

Une réalité qui s’explique par des raisons économiques (l’abattage rituel a un coût non négligeable) et pratiques (une seule chaîne de production). En clair, l’abattage sans étourdissement préalable serait généralisé dans certains abattoirs. Car il ouvre plus de marchés : religieux et  » classique  » où la viande est écoulée sans étiquette particulière. Le poulet de Delhaize ? Halal, selon les musulmans qui l’achètent et le certificateur Eurohalal.  » La filière halal présente exactement les mêmes qualités alimentaires et gustatives que les autres. Nous n’ajoutons aucun ingrédient ! Seule la méthode d’abattage diffère « , poursuit Karim Geirnaert. Des proportions identiques pour les bovidés. Or la moitié de la viande de mouton vendue en Belgique ou consommée dans les restaurants est elle aussi halal. Près de 60 % des moutons et d’agneaux proviennent en effet de Nouvelle-Zélande, où ils sont quasi tous abattus de manière halal, le principal marché d’exportation néo-zélandais étant le Moyen-Orient.

Des entorses au rite musulman

Le World Halal Forum, qui s’est tenu en 2009 en Malaisie, évalue le secteur halal en Europe aujourd’hui à 67 milliards de dollars. Pour la Belgique, le chiffre d’affaires serait de 1 milliard d’euros. Plus important que le bio, il devrait exploser au cours des cinq prochaines années, en raison notamment de l’appétit grandissant des pays musulmans pour ce type de nourriture. Un véritable pactole pour le business. Le segment intéresse toujours plus les entrepreneurs belges, comme Lutosa, un fabricant historique de sauces ou encore un fabricant d’eau minérale… Marchés visés en tout premier lieu : le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Ainsi, la Chambre de commerce de Bruxelles – la première en Europe – propose désormais une certification halal qu’elle délivrera à des boissons (c’est le cas du champagne franco-belge Night Orient), mais surtout à des cosmétiques et à des médicaments (des segments importants en Belgique).  » Actuellement, 90 % des produits halal fabriqués dans notre pays sont destinés à l’exportation « , précise Karim Geirnaert.

Mais ce marché, considéré anarchique par certains, est freiné par une absence de règles communes. Ce commerce n’est soumis à aucune législation. Il attire inévitablement les convoitises. Faute de réglementation, n’importe quel commerçant peut prétendre vendre de la viande sacrifiée.  » Neuf boucheries halal sur dix ne sont pas conformes « , lâche le certificateur. Selon la fédération halal belge,  » quelque 60 % des produits, en particulier dans le secteur ultrasensible de la viande, seraient indûment labellisés « . Même si, en 2000, l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB) avait crée une commission halal chargée de proposer des solutions pour organiser ce marché opaque. L’EMB contrôle le marché en délivrant des cartes de sacrificateurs, autorisant l’égorgement des bêtes selon le rite islamique. De son côté, l’Etat aurait imaginé que l’argent du commerce halal aurait pu financer le culte. L’EMB, que nous avons contacté, affirme que  » le dossier est en stand by « . Gestion Halal, une ASBL émanant de l’EMB, existerait toujours, mais elle n’a plus d’activités. D’autres acteurs se proposent de  » rendre service à la communauté musulmane « .  » Nous réclamons 1 590 euros pour certifier un produit, et nous sommes des bénévoles. Croyez-moi, on ne gagne pas d’argent avec le halal, ce sont les entreprises qui en gagnent « , souligne Eurohalal. Plusieurs ASBL ont pignon sur rue : Eurohalal, Halal Control & Certification Belgium (HCCB), European Islamic Halal Certification (EIHC), Halal Guarantee et Service contrôle halal. Trois d’entre elles ont créé Halal Federation of Belgium – regroupant EIHC, HCCB et Halal Guarantee. But : établir un label européen unique  » visant l’excellence et basé sur le cahier de charge malaisien [NDLR : à la pointe en la matière] « .

L’Etat doit-il intervenir pour trancher si les produits halal sont des produits commerciaux comme les autres, soit des produits religieux ou les deux ? La réponse pourrait venir de l’Union européenne. Les Autrichiens ont établi une norme halal nationale qu’ils voudraient généraliser dans l’UE. Pour les musulmans que la consommation non halal ne gênait pas, la pression pourrait alors s’accroître. C’est ce que redoute la sociologue Florence Bergeaud-Blacker :  » Ils n’auront plus d’excuse, puisqu’un produit halal sera prévu pour eux. Ce marché cible les musulmans dans tous les domaines : nourriture, maquillage, médicaments… Il devient dès lors de plus en plus difficile d’y échapper, de conserver une attitude personnelle vis-à-vis de sa religion. « 

soraya ghali; S.G.

 » On peut enfin regarder la carte des burgers « 

 » 60 % des produits halal indûment labellisés « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire