Pendant sept semaines, un journaliste du Vif/L’Express s’est immergé dans le plus virtuel des sites Internet. Un monde parallèle où, chaque jour, de plus en plus d’accros viennent habiter, consommer, créer, se distraire…
Un arc-en-ciel qui s’écrase sur la brume. Cette toile, je la voulais à tout prix – du fauvisme pour moi, une croûte pour les experts. Plusieurs jours que je venais la regarder au Ginsberg Art Event. Matin, midi et soir, debout ou assis dans le rocking-chair que j’avais installé devant la collection. Et j’ai fini par la décrocher. Pourtant, pas question de l’accrocher. Chez moi, quand je lève les yeux de mon ordinateur, les murs sont toujours désespérément vides. Ai-je rêvé ? Non, cette toile, je l’ai vraiment achetée, en espèces sonnantes et trébuchantes, une dizaine d’euros. Et le tableau en question existe bien. Il a été peint par l’Américaine Gracie Kendal, pixel par pixel, et, même virtuel, il possède un réel intérêt esthétique. Pourtant, s’il ne trônera jamais dans mon vrai salon, il décorera très bien le nouvel appartement que je rêve d’acheter sur Second Life.
Second Life ? Un site Internet qui est non pas un jeu mais une société parallèle. Il a, depuis 2003, rendu accros plus de 1 million de personnes. Un monde qui n’existe pas, donc, mais où les individus passent leur vie à s’en inventer une autre. Et qui ouvre aujourd’hui un champ des possibles quasi infini : on peut y construire une maison, s’offrir une voiture, débattre durant des heures de l’influence des religions, mais aussi chercher du travail, participer à une course à pied ou encore à une manifestation politique…
J’y vis depuis sept semaines. Chaque soir, je change d’identité et je deviens Guillaume Zinnemann. Une fois le nom choisi, l’inscription est facile. J’ai téléchargé le logiciel, ce qui m’a pris une dizaine de minutes. Ensuite, j’ai dû créer un avatar, un clone de moi-même, essentiel pour le jeu, puisque c’est » lui » qui sera » moi » en ligne. Créer est un grand mot, car il s’agit juste de choisir entre plusieurs profils types, tous plus musclés les uns que les autres – et sans brioche ! – ce qui m’a sans doute aidé à sauter le pas. Un clic sur le bouton » Téléport » m’a permis de réaliser enfin un rêve qui remonte aux aventures d’Endora, la mère de Ma sorcière bien-aimée : comme par magie, je me suis retrouvé au beau milieu de la mappemonde sur laquelle ouvre le site Internet.
Ici, la vue est imprenable. Sur Second Life, il n’y a ni déchets ni pollution, et on ne parle pas (encore) de réchauffement climatique. Les avatars dialoguent grâce à des bulles qui éclosent, donnant à l’ensemble l’allure d’une planche de bande dessinée animée. Mais, pour l’heure, personne ne m’adresse la parole. Je me renseigne. » C’est normal, tu ressembles trop à un nouveau. » Ah bon ? » Si j’étais à ta place, j’irais m’acheter une chemise chez Preen Fashion, la créatrice Aimee Weber y change sans cesse sa collection « , me glisse Brat, un agent d’accueil, casquette de base-ball vissée sur la tête. Il envoie un lien Internet qui atterrit en haut de mon écran – » Cliquez si vous souhaitez vous y rendre. » De nouveau téléporté ! En moins d’une seconde, je parcours des milliers de kilomètres, sans décalage horaire – ici, on vit partout à l’heure californienne.
Devant moi, des affiches multicolores. Je me rapproche, il s’agit de modèles de tee-shirts placardés au mur : l’un d’eux est recouvert d’un portrait de Marilyn Monroe, un autre est à l’effigie de James Dean, un troisième à celle de John Lennon. J’opte pour le dernier. Je quitte le magasin ; l’effet est immédiat. » Il est chouette, ton tee-shirt ! » me lance une ravissante blonde, qui, deux minutes plus tôt, ne m’aurait pas adressé la parole. Allons donc ! Ainsi, l’apparence physique est primordiale sur Second Life. Les réflexes du quotidien s’invitent vite dans la vie virtuelle…
Sur ce jeu à l’inscription gratuite, tout s’achète
Car, si soigner son apparence est un gage de goût, c’est aussi, sur Second Life, un signe extérieur de richesse. Sur ce jeu à l’inscription » gratuite « , tout s’achète : les vêtements, donc (j’ai payé mon tee-shirt moins de 5 dollars), mais aussi une couleur ou une coupe de cheveux, un piercing au nombril, ou encore des heures de musculation pour affiner son apparence. La monnaie utilisée est le Linden dollar (L$), en référence à Linden Lab, l’entreprise qui est à l’origine et développe ce monde parallèle. Etant donné les montants faramineux échangés entre les » résidents » – quelque 1,3 million de dollars durant les seules dernières vingt-quatre heures – il existe même une parité quotidienne.
Et il est possible, ici, de faire – vraiment – fortune. La manière la plus rapide est d’acheter et de vendre des terrains. Avis aux amateurs : il est encore temps. Pour avoir un aperçu de ces immenses étendues vierges, plantées d’énormes panneaux » On sale « , mieux vaut les survoler, en appuyant sur le bouton » Fly » – c’est bluffant. Les prix vont de 8 à 30 Linden dollars par mètre carré, la différence s’expliquant par la proximité, ou non, d’un endroit » populaire « , c’est-à-dire à même d’attirer plus de 1 000 personnes en continu, le club Arsheba, le casino Odd Ends, par exemple, ou encore le tout nouveau Paris 1900.
Un autre moyen de gagner de l’argent est de fabriquer des objets virtuels. Enfin, a priori. Car si, au bout d’un mois, il est facile, avec un peu d’exercice, de dessiner des formes arrondies – mon » £uvre » la plus aboutie est un pouf, et je travaille sur une horloge – j’ai en revanche toutes les peines du monde à construire des objets plus élaborés. Certains ont un excellent coup de souris. D’immenses bâtiments post-Art déco jalonnent le c£ur de Paragone. Fruit de longues heures passées en ligne, ces créations ont alors une valeur marchande.
Un » second lifer » peut aussi arrondir ses fins de mois en répondant en rafale à des questionnaires marketing. Le constructeur d’ordinateurs Hewlett-Packard a ainsi demandé aux internautes de réfléchir à l’appareil de leur rêve. Résultat : des milliers de réponses en ligne, dont la firme pourra se servir pour adapter ses chaînes de production, bien réelles celles-là. Son concurrent Dell est allé plus loin dans l’abstraction en proposant des ordinateurs virtuels pour une poignée de Linden dollars. D’usage relativement facile – même s’il est difficile de lire un écran dans un écran ! – ils m’ont permis de réaliser de simples opérations de calcul.
Beaucoup, sur SL, se plaignent de l’omniprésence des marques qui, lorsqu’elles ne s’offrent pas d’immenses stands, parrainent un vernissage ou organisent une conférence de presse. Pour les marques soucieuses d’entretenir un » buzz » permanent, Second Life est le porte-voix idéal. La présence du géant américain des relations publiques Edelman, qui s’y est offert un splendide siège social sur trois niveaux, y est sans doute pour quelque chose.
Grâce à des animations, on peut s’envoyer en ligne !
Il serait pourtant injuste de réduire Second Life à un lieu où l’on ne cherche qu’à réaliser des affaires. La plate-forme a été créée sans autre but que de permettre à ses habitants d’accomplir des choses qu’ils ne pouvaient, ou n’osaient pas, faire dans la vie réelle. On y croise donc le meilleur, tel ce professeur de l’université du Missouri, Bryan Mnemonic, dont l’avatar dispense des cours de littérature comparée trois fois par semaine dans une salle de classe virtuelle. Ses murs portent des écrans qui annoncent les thèmes de son séminaire, tout comme pour les 20 universités présentes sur Second Life. Egalement passionnant, l’International Spaceflight Museum – représentation de la Nasa sur Second Life.
Mais on y côtoie aussi le pire, notamment la prostitution. Ici, les agences d’escort boys and girls fleurissent. On peut s’envoyer en ligne ! Grâce à des animations informatiques que l’on active d’un clic, les partenaires peuvent tester quantités de positions ou de jeux coquins. Il est même possible de tomber enceinte ! Le rendu graphique laisse à désirer… Une de mes rencontres sur Second Life, Hilary, qui se dit » casée » sur le jeu, relativise : » En faisant marcher son imagination, et en parlant beaucoup, vous pouvez atteindre l’orgasme. » Un de ses amis, conservateur dans un musée, m’a confié : » Il n’est pas rare que des échanges sur la deuxième vie aboutissent à de véritables sentiments d’amour ou d’amitié dans la vie réelle. »
Moi, je regrette l’absence d’espaces de débat politique. On ne se refait pas. Certes, des partis ont bien pignon sur rue, comme, en France, le Parti socialiste ou le Front national – Hillary Clinton songerait aussi à y ouvrir un bureau – mais ils ressemblent plus à des vitrines qu’à de réels lieux de confrontation. Aucune élection n’y est d’ailleurs prévue. On aurait pu imaginer que, avec tout l’arsenal des votes en ligne, Second Life – qui ne possède, par ailleurs, pas de justice représentative – s’inspire davantage d’un modèle de démocratie que de Las Vegas. Mais chut ! Cela pourrait être la recette du succès d’une third life. Tiens, en voilà une bonne idée pour faire fortune !
Nom du site :
Second Life
Date de création : 2003
Fondateur : Philip Rosedale, membre de Linden Lab
Nombre de résidents : 3,2 millions, dont 1 million se sont connectés au cours des soixante derniers jours.
Activité : 1,3 million de vrais dollars ont été échangés en vingt-quatre heures.
Guillaume grallet