Les Archives Stanley Kubrick rendent un splendide et passionnant hommage au géant du cinéma. Un modèle d’édition, et sept kilos de bonheur cinéphile !
The Stanley Kubrick Archives. Taschen, 544 p.
Bien sûr, ce n’est pas le type d’ouvrage qu’on emporte dans le métro. Avec ses 42 centimètres sur 31, avec, surtout, son poids de 7 bons kilos, Les Archives Stanley Kubrick est un livre aussi important par sa forme que par son contenu. Les éditions Taschen ont accompli un tour de force en réalisant cette somme, dont la conception est signée Alison Castle. Cette jeune New-Yorkaise a obtenu l’accord et la collaboration de Christiane Kubrick, la veuve du cinéaste décédé en 1999, pour entreprendre d’émouvantes » fouilles » dans la vaste maison de Childwickbury. Le génial réalisateur de Docteur Folamour y avait laissé une masse de documents qu’il fallut deux années pour compulser, trier et, enfin, exploiter.
La signature de Kubrick griffe l’ouvrage, qui comprend un cahier reprenant la traduction française des textes anglais. S’ajoutent à cet ensemble un CD, où l’on peut entendre un long entretien de 1966 avec le cinéaste, et û du moins pour ceux qui s’offriront la première édition û un morceau de pellicule unique, extrait d’une copie en 70 mm de 2001 : L’Odyssée de l’espace…
Alison Castle parle de la préparation du livre comme d’un » voyage dans le temps et l’espace pour atteindre le c£ur de l’univers de Stanley Kubrick « . Un voyage où l’aide de Christiane Kubrick et celle de Jan Harlan, l’assistant de production du cinéaste, auront été plus qu’utiles à la concrétisation d’une entreprise hors normes. Le résultat offre non seulement matière à découverte et à émerveillement, mais aussi comme une invitation à suivre le cheminement d’une pensée créatrice.
La première partie du » monument » est consacrée aux films. A l’exception de Fear and Desire, sa toute première réalisation, que Kubrick avait retiré de la circulation, toute l’£uvre û du Baiser du tueur à Eyes Wide Shut û y est représentée. Le sens extraordinaire du cadrage, de la lumière et de la composition qu’avait le cinéaste s’y exprime idéalement, en l’absence de tout commentaire. C’est dans la deuxième partie que s’entame l’étude du processus créatif, à travers des analyses pertinentes, érudites mais accessibles de Gene D. Philips, qu’accompagnent des entretiens d’époque avec Kubrick et des textes écrits par le cinéaste lui-même. Enfin, un chapitre est consacré à trois projets qui passionnèrent le réalisateur, mais qu’il ne put mener à leur terme. Celui sur Napoléon, d’abord, qu’alimentent des notes, des lettres, des extraits de scénario, des photos de repérage… Celui d’ A.I. ensuite, sur lequel Kubrick travaillait au moment de sa mort et dont on sait que Steven Spielberg le porta ensuite û de manière fort différente mais plus que respectable û à l’écran. Et, enfin, sur une page unique et précieuse, celui d’un film abordant le sujet ô combien difficile de la Shoah.
Lui-même d’origine juive, Kubrick pensa durant des décennies à un moyen d’évoquer le génocide perpétré par les nazis, mais trouver la juste structure dramatique lui sembla longtemps impossible. Jusqu’à ce qu’émerge un projet tiré du livre de Louis Begley, Wartime Lies. Le film devait s’intituler Aryan Papers, et avoir pour principale interprète l’actrice néerlandaise Johanna ter Steege. Mais l’annonce du tournage de La Liste de Schindler par Steven Spielberg incita Kubrick et la Warner Bros à retarder Aryan Papers, qui ne sera jamais réalisé…
Si Les Archives Stanley Kubrick sont appelées à entrer dans toute bibliothèque cinéphile, c’est pour la juste (dé)mesure que cette monographie tire de l’£uvre même qui la justifie, sans, heureusement, la vider de tous ses mystères. La somme d’Alison Castle vient s’ajouter au déjà indispensable Stanley Kubrick de Michel Ciment (publié en 1980 chez Calmann-Lévy), pour faire encore mieux connaître une £uvre qui sut comme aucune autre marier la démarche radicale d’un auteur et une ouverture sincère au plus large public. Kubrick avait un jour déclaré que » le véritable test pour une £uvre d’art, en fin de compte, c’est l’affection qu’on lui porte, et non pas de pouvoir expliquer pourquoi elle est bonne « . Ce nouvel ouvrage est, à sa manière, un acte d’amour….
Louis Danvers