L’Université libre de Bruxelles a interdit une conférence du prédicateur musulman. Il était invité, une fois de plus, par le cercle des étudiants arabo-européens. Le temple du libre examen se penche sur ses valeurs. Attention : un test pour tous ?
Le 17 mars, le public venu assister à l’investiture de Pierre Galand à la tête du Centre d’action laïque (CAL) ne parlait que de » ça » : l’ » interdit » frappant Tariq Ramadan sur le campus de l’ULB. D’un côté, les régionales du CAL de Liège et du Brabant wallon soutiennent la décision du recteur. De l’autre, Bruxelles Laïque se prépare à en débattre. Pierre Galand, lui, a lancé à la tribune : » Il ne faut pas viser l’islam. » Comme si, dans cette affaire, c’était une religion qui était mise en cause. Et non le projet » global » qui sous-tend le discours du prédicateur genevois ! Ce discours a d’ailleurs été démonté méticuleusement dans un livre-réquisitoire écrit par la journaliste de Charlie-Hebdo Caroline Fourest. Qu’importe : Ramadan reste le héros d’une certaine jeunesse musulmane. Il est, aussi, considéré comme un progressiste par une frange du mouvement altermondialiste, parce qu’il dénonce les dictatures et prône la lutte armée en Palestine.
Depuis une quinzaine d’années, Ramadan tourne sans relâche dans les auditoires universitaires – avec une prédilection pour les Facultés Saint-Louis (Bruxelles). Il diffuse une vision apparemment lisse de l’islam, mais alimentée par des auteurs fondamentalistes, tel son grand-père, l’Egyptien Hassan al Banna, fondateur des Frères musulmans. Celui-ci refusait de toutes ses forces que l’identité musulmane se dissolve face à l’Occident colonisateur, dont il rejetait jusqu’au modèle démocratique. Il fut exécuté en 1948. Après avoir longtemps bénéficié d’un préjugé positif, son petit-fils inspire à présent la méfiance, même chez certains musulmans. Et il a déjà dû subir quelques contretemps : procès perdu contre l’orientaliste français Antoine Sfeir, effet désastreux de son duel télévisé avec Nicolas Sarkozy (il avait proposé un moratoire sur les châtiments corporels au lieu de les condamner de tout son c£ur), refus de visa par les Etats-Unis (en raison de ses liens – non avérés – avec le terrorisme international).
Fallait-il néanmoins l’interdire de campus ? L’affaire est placée, dès le départ, sous le signe de la mauvaise communication. » Au début du mois de février, raconte Philippe Vincke, recteur de l’ULB, le cercle des étudiants arabo-européens (CEAE) me demande d’associer l’ULB à une conférence à laquelle serait invité Tariq Ramadan. Lui offrir une tribune supplémentaire, alors qu’il est déjà venu trois fois à l’ULB en deux ans ? Ma réponse, négative, n’aurait pas été la même s’il s’était agi d’un débat contradictoire… » Le 25 février, pour sauver la conférence, le cercle des étudiants arabo-européens propose à Philippe Grollet, encore président du Centre d’action laïque, de participer à une soirée sur l’antidiscrimination, mais sans évoquer le nom de Ramadan. De toute façon, le recteur a refusé cette seconde proposition.
Dans Le Soir du 27 février, les étudiants arabo-européens communiquent bruyamment sur la » conférence-débat » dont Tariq Ramadan aurait été exclu, alors qu’il devait, disent-ils, s’exprimer aux côtés de Philippe Grollet (qui s’en est étranglé), mais aussi de Didier de Laveleye (Mrax) et de Mohsin Mouedden, peu enclins à l’esprit critique à l’égard du communautarisme soft prôné par Ramadan. L’opération du CEAE consistait bien à dérouler un tapis rouge devant le beau parleur. Un de plus. » Ce contexte de mensonge et de manipulation vaut la peine d’être évoqué, écrit alors Philippe Vincke, car il est répétitif autour de la personnalité de Tariq Ramadan, avec des transformations de programme de dernière minute. » Ses collègues recteurs des universités de Louvain et de Liège ont apporté spontanément leur soutien à Philippe Vincke. Mais pas Philippe Moureaux. Le bourgmestre de Molenbeek, membre du conseil d’administration de l’ULB, taxe le refus de » débattre » avec Tariq Ramadan d' » injure à l’intelligence « .
La décision de mettre un holà aux nombreuses visites du Genevois s’inscrit dans une démarche plus ancienne, entreprise sous le précédent recteur. Au printemps 2006, l’ULB s’était déjà désolidarisée d’une conférence de Tariq Ramadan, organisée subrepticement. En décembre 2006, à peine entré en fonction, Philippe Vincke, avait dû avaler une couleuvre autrement plus solide : une conférence organisée par un lobby turc et la Commission européenne sur l’ » expérience ottomane « . En réalité, un éloge de la prétendue politique de non-discrimination de l’Empire ottoman à l’égard de ses minorités religieuses non musulmanes. Au nombre des invités figurait Tariq Ramadan qui, lui, au moins, a reconnu le génocide des Arméniens par les Ottomans.
» Son omniprésence n’est pas contrebalancée par d’autres sensibilités musulmanes, comme celles de l’humanisme musulman ou de l’islam des Lumières, analyse Chemsi Cheref-Khan, président de l’Institut européen d’humanisme musulman. Pourquoi le cercle des étudiants arabo-européens de l’ULB n’a-t-il jamais invité Ghaled Bencheikh, Malek Chebel ou Rachid Benzine ? La communauté universitaire pratique la culture du débat. Mais elle n’a pas pris la mesure de la » culture de combat » qui anime certains. Avec son » islam global « , Tariq Ramadan ne véhicule rien d’autre qu’une idéologie politique. Pourquoi l’ULB l’accueillerait-elle, alors qu’elle ne donne pas la parole à Philippe Dewinter ? »
Les valeurs libre-exaministes
Dans sa lettre de candidature, le nouveau recteur avait promis de lancer un chantier de réflexion sur les valeurs de l’ULB, pour lequel il s’est adjoint une conseillère, la linguiste Emmanuelle Danblon. Beau baptême du feu ! Dès octobre 2006, elle avait programmé une conférence de Caroline Fourest, une manière flamboyante de lancer le débat sur le thème du libre examen, après l’affaire des caricatures de Mahomet et en plein procès contre Charlie-Hebdo, à l’appel d’organisations musulmanes françaises (dont Ramadan, plus malin, s’est désolidarisé). Avant cela, l’attribution du titre de docteur honoris causa à Fadela Amara, fondatrice de » Ni Putes Ni Soumises « , ainsi que la reconnaissance de l’antenne belge de ce mouvement comme un cercle de l’université, avaient déjà donné le ton. » Pendant longtemps, on a voulu mettre l’accent sur la tolérance et le » vivre ensemble « , au nom même de nos valeurs libre-exaministes, explique Emmanuelle Danblon. Nous avons oublié de vérifier si ces principes étaient appliqués sur le terrain. L’affaire Ramadan a été mal comprise par certains qui, dans la communauté universitaire, ont cru qu’on allait aussi leur dicter une façon de penser. Mais notre but est, au contraire, de restaurer la culture de la controverse et des grands débats argumentés. Je pense que nous avons été compris. »
(1) Caroline Fourest, Le Choc des préjugés, Calmann-Lévy.
Marie-Cécile Royen