L’Ourthe aux deux sources

Les caprices d’une rivière en font toute la richesse. Tantôt torrentielle, tantôt paisible, choisissant soudain de changer de route, se jouant des couches géologiques comme d’amants d’un jour, l’Ourthe fait partie de ces rivières à la fois espiègles et obstinées. Découverte d’un cours d’eau aux mille visages

(1) Tenneville, La Roche, Houffalize, Gouvy, Saint-Ode et Bertogne.

Bicéphale. Voilà la première caractéristique de l’Ourthe. Car l’histoire de cette rivière commence, non pas en un lieu, comme la plupart des cours d’eau, mais en deux endroits distants d’une cinquantaine de kilomètres. A l’est, un petit village dénommé, évidence de la toponymie : Ourthe. Là naît le ruisseau de l’Ourthe orientale, à la limite de la frontière grand-ducale. Un plongeon dans le lac touristique de Chérapont et le ru prend déjà de l’ampleur. Zigzags dans les hautes herbes. Traversée d’Houffalize et de son viaduc. L’Ourthe orientale rejoint sa s£ur occidentale qui vient d’Ourt, près de Libramont.

Les deux Ourthes fusionnent à Engreux, au lieu-dit  » les Deux Oûtes « . Quelques pas pour célébrer l’union et la rivière bute déjà contre le barrage de Nisramont. La retenue d’eau marque une pause dans le parcours. Ses abords invitent à la balade. D’une capacité de trois millions de mètres cubes, ce lac sert de réserve d’eau alimentaire et industrielle à toute la région. C’est que les eaux de surface, à ce niveau, sont encore relativement propres. Elles sont d’ailleurs considérées comme  » potabilisables « .  » Les zones des Ourthes occidentale et orientale sont sensibles. Puisque l’eau est captée pour la consommation, il y a beaucoup plus de stations d’épuration en amont qu’en aval du barrage « , explique Cécile Pironet, coordonnatrice du contrat de rivière sur l’Ourthe. Depuis 2001, six communes (1) ont d’ailleurs créé le Parc naturel des deux Ourthes. But de l’association : favoriser des coopérations entre les différents acteurs locaux pour améliorer la qualité environnementale de la région. Une flore et une faune diversifiées se développent dans ce parc. On y croise notamment des cigognes noires et des castors, même si ces derniers n’ont pas été introduits de manière officielle.  » Ce sont des particuliers qui ont pris cette initiative. Et cela pose des problèmes. A Houffalize, par exemple, le barrage des castors a fait remonter l’eau dans les maisons. En plus, ils abîment les berges en construisant leurs abris « , constate Cécile Pironet.

L’Ourthe, devenue unique, reprend son chemin. Sous le regard, quelques méandres plus loin, du petit hameau d’Ollomont et de sa chapelle romane. La vallée devient de plus en plus sauvage et escarpée. Des futaies de sapins et des taillis émergent des escarpements rocheux : la rivière se tortille pour avancer dans ce décor dense et hérissé. Les  » cresses « , arêtes schisteuses vertigineuses, se resserrent sur le cours d’eau. A Nadrin, le célèbre site de la  » cresse du Hérou  » domine la profonde vallée à la manière d’une grande mâchoire. Classé depuis 1937, le bloc rocheux en gradins, large de près de 80 mètres et long d’un kilomètre, était autrefois dépourvu de végétation. Aujourd’hui, les arbres ont pris le dessus. Et le Belvédère des Six Ourthes, nommé ainsi parce qu’il permettait de voir, de son sommet, six méandres de la rivière, n’en dévoile plus, aujourd’hui, que trois ou quatre. Sur les hauteurs, à quelques enjambées de là, le  » Cheslé  » de Bérismenil, l’un des plus grands sites européens du monde celtique, veille sur la vallée.

L’étau des  » cresses  » se desserre ensuite et l’Ourthe s’étire pour rejoindre La Roche-en-Ardenne, premier point de rencontre avec le tourisme de masse. Terrasses bondées, effervescence sur les berges, embouteillage de kayaks. Du haut de sa butte, le château et son fantôme observent la petite ville lovée dans un méandre. La légende veut que Berthe la Blanche, une jeune et jolie aristocrate livra son c£ur dans ce château à un mystérieux chevalier masqué, le soir d’un combat. Les deux tourtereaux rejoignirent la chambre nuptiale. Mais, le lendemain, Berthe fut retrouvée morte au pied du donjon, tuée par sa rivale déguisée en preux combattant. Si La Roche est marquée par son passé médiéval, elle l’est également par les ravages de la Seconde Guerre mondiale. Reprise par les Allemands en décembre 1944, elle fut presque entièrement détruite par les bombardements alliés.

Changement de cap

En aval de La Roche, la vallée de l’Ourthe s’élargit encore et quitte, à Rendeux, l’Ardenne et ses hauts reliefs. De là, la rivière va croiser plusieurs régions géologiques. Et jouer de ces couches traversées pour varier les paysages. Entre Rendeux et Hotton : la Calestienne, une bande de roche calcaire. Là, l’Ourthe se fait rongeuse, dissolvant la roche pour s’encaisser davantage et créer des souterrains. De nombreux affluents viennent du sous-sol grossir la rivière. A la sortie d’Hotton, l’Ourthe fait son entrée dans la Famenne. Berges d’argile et de schiste léchées, érodées. La rivière creuse lentement le relief et s’attarde dans des méandres profonds. Elle dépose sur les berges d’importantes quantités d’alluvions. Le paysage s’aplanit. A Bomal, enfin, l’Ourthe rejoint le relief ondulé et limoneux du Condroz pour terminer sa course en pleine ville, à Liège.

Dans ces paysages changeants, l’Ourthe varie son débit au gré des saisons, passant de 3 à 10 mètres cubes par seconde en période d’étiage, à près de 800 mètres cubes par seconde lors des crues. Capricieuse, l’Ourthe l’est aussi par son changement soudain de cap à la hauteur de Noiseux. Orientée vers le nord-ouest depuis Nisramont, l’Ourthe tourne subitement à nonante degrés, vers le nord-est. Cet étrange changement de cap a déjà suscité nombre de débats scientifiques. Une des hypothèses avancées suggère l’existence de deux rivières, dont l’une aurait capturé l’autre il y a cinq à dix millions d’années.

Plus loin, la rivière traverse  » la plus petite ville du monde « , Durbuy ; puis Barvaux, Tohogne, Hamoir et son rocher de la Vierge… Les villages se succèdent. Et les berges sont aménagées, çà et là, pour les promeneurs et les cyclistes.  » Dans l’Ourthe famennoise, on essaie de ne pas modifier les berges, explique Cécile Pironet. Dans cette région, il y a par exemple une libellule qui a besoin de rives érodées pour vivre. Vers Liège, par contre, avec l’aménagement de certains tronçons en Ravel, la flore se banalise de plus en plus. Des plantes, qui ne devaient pas être là à l’origine, pullulent et tuent les espèces indigènes. Mais il n’y a pas lieu de trop se plaindre. Sur la totalité du cours d’eau, 82 % des berges restent naturelles.  »

Quelques villages encore et l’Ourthe atteint Comblain-au-Pont, où elle accueille l’un de ses principaux affluents, l’Amblève, au pied des  » Tartines « , ces étranges roches calcaires qui évoquent la forme de tranches de pain posées verticalement. Tous les deux ans se déroule à Comblain-au-Pont un symposium de la pierre. Durant trois semaines, des sculpteurs du monde entier tentent de faire façon du petit granit. Liberté totale de forme et de thème. Une fois terminées, les £uvres sont vendues ou exposées ad vitam aeternam dans l’allée des tilleuls centenaires, sur les hauteurs de la bourgade. Petite escale de fraîcheur ombragée sous les branches et vue surprenante sur un village paisible.

Retour sur les rives du cours d’eau et nouvelle escale à Poulseur, quelques kilomètres plus loin. Là se trouve l’un des derniers vestiges de l’Ourthe canalisée : l’écluse n° 15. L’histoire de ce canal remonte au début du xixe siècle, au lendemain de la déroute de Napoléon. Guillaume Ier d’Orange, alors roi des Pays-Bas et grand-duc de Luxembourg, rêve de relier Liège à la Moselle, via l’Ourthe. Pour maîtriser le cours irrégulier de la rivière, il implante des retenues d’eau à quelques pas du lit naturel. Mais le développement du chemin de fer aura raison du projet et seuls quelques vestiges rappellent cette audacieuse tentative.

Deux méandres, et la rivière entame l’un de ses derniers parcours sauvages. L’un des plus beaux également : le site classé de  » la boucle de l’Ourthe « . Regard bucolique et grandiose depuis la Roche-aux-Faucons, qui domine la vallée. L’Ourthe s’élargit encore. Esneux, Tilff… le lit majeur de la rivière entre dans la périphérie liégeoise où elle reçoit, à Chênée, son autre grand affluent, la Vesdre. Rejets nauséabonds, méandre sous l’autoroute. C’est au pied du superbe pont de Fragnée que la rivière rejoint la Meuse, au bout d’un parcours de 132 kilomètres, d’une extraordinaire diversité.

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