L’opération Politico

Depuis 2007, le journal américain a imposé son site comme une référence dans les milieux de Washington et de ses lobbies. Il débarque à Bruxelles, le 21 avril, avec des ambitions identiques. Dans la capitale de l’UE, l’arrivée de ce média très influent suscite curiosité mais aussi agacement et soupçons. Coulisses.

Barack Obama ou le baiser qui tue. Face à un parterre de reporters rassemblés à la Maison-Blanche pour le dernier point d’actualité de l’année 2014, le président des Etats-Unis s’enquiert du départ prochain à l’étranger d’une journaliste.  » Bruxelles ? Félicitations. Je pense qu’il ne fait aucun doute que ce dont la Belgique a besoin, c’est d’une version de Politico.  » Eclats de rire dans la salle de presse. Sourire sardonique d’Obama, ajoutant après un long silence :  » Enfin… les gaufres y sont délicieuses.  »

Pour le journal, créé en 2007 par deux signatures du service politique du prestigieux quotidien The Washington Post, John Harris et Jim VandeHei, la pique du chef de l’Etat s’est muée en une publicité inespérée. Et qu’importe ce trait fielleux à l’endroit d’un média qui n’épargne ni la Maison-Blanche ni les démocrates. L’important est ailleurs : bénéficier de la reconnaissance de l’homme le plus puissant de la planète. Le groupe s’est fait un nom grâce à des scoops. Et, surtout, sa lettre matinale sur les coulisses de la politique américaine, Playbook, s’est imposée comme une référence par l’acuité de ses informations.

Trois mois plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, à Bruxelles, John Harris tire argument de la saillie d’Obama, à la veille du lancement du titre en Europe :  » Nous ne sommes pas là pour faire plaisir à la classe politique. Nous cherchons constamment à savoir ce qui se trame dans les arrière-cuisines ; personne n’aime ça.  »

Dans le secteur des médias, bouleversé par Internet, en proie à des restructurations successives, voire à la fermeture de titres, Politico peut se prévaloir d’un joli bilan. Après huit ans d’existence, le site attire plus de 7 millions de visiteurs uniques chaque mois et la version papier, distribuée gratuitement lors des séances du Congrès, à Washington, s’écoule à plus de 35 000 exemplaires. Les effectifs ont décuplé, passant de 30 à plus de 320 salariés à la veille de franchir une nouvelle étape sur le Vieux Continent.  » Au siège de la société, ils ont un directeur chargé du… développement ! confie Matthew Kaminski, ancien du quotidien The Wall Street Journal, recruté pour s’occuper du lancement européen. Partout ailleurs dans la presse écrite, on parlerait plutôt d’un directeur de la contraction ou du repli…  »

A quelques mètres des sièges du Conseil de l’Union européenne et de la Commission, le bâtiment Art déco du Résidence Palace abrite les médias européens. Au sixième étage sont installées les équipes de European Voice (Voix de l’Europe), cédé en 2013 par le groupe britannique The Economist à la femme d’affaires Shéhérazade Semsar, à la tête d’un business fructueux de conférences destinées aux décideurs. Rebaptisé Politico Europe ce 21 avril, son titre, grâce à un investissement de plusieurs millions d’euros, sert de marchepied aux Américains en leur permettant de toucher rapidement un lectorat ciblé déjà acquis : parlementaires, fonctionnaires européens, lobbyistes… Ce débarquement en fanfare a tout de suite fait réagir. Le compte Twitter satirique Berlaymonster, très consulté par le village eurocrate, lâche perfidement :  » European Voice prend l’accent américain…  »

A Bruxelles, certains se réjouissent de cette arrivée. Pour le vice-président de la Commission, Frans Timmermans, Politico va apporter une  » dynamique nouvelle « . D’autres, comme l’eurodéputé Alain Lamassoure (Parti populaire européen), chef de la délégation française UMP, regrettent que l’inverse n’ait été possible :  » J’aurais préféré une initiative européenne. Mais bienvenue à la concurrence ! Surtout s’ils apportent du sérieux et leur compétence.  » Seule consolation, l’organe américain s’est associé dans l’aventure au groupe de médias allemand Axel Springer.  » Même si nous envisagions depuis longtemps de venir ici, ce sont eux qui ont pris l’initiative de cette alliance « , explique John Harris. Pourtant, cet accord refait surgir un vieux démon, celui d’un média partisan, proche des conservateurs, bien décidé à imprimer sa marque. Déjà, le CV du PDG de Politico, Frederick J. Ryan, avait fait naître de fortes suspicions. Cet ancien homme de loi fut en poste à la Maison-Blanche durant les deux mandats du républicain Ronald Reagan, et le suivit jusque dans sa retraite, où il fut son chief of staff. Aujourd’hui, l’association avec Axel Springer ne fait que raviver ces présomptions. Car les titres possédés outre-Rhin par Springer, les quotidiens Die Welt et surtout le très populiste Bild, appelant ses lecteurs à prendre des selfies les montrant en train de dire  » Non à la Grèce « , sont marqués à droite, voire eurosceptiques. Mais Harris se veut rassurant :  » Nous n’avons jamais eu de couleur politique, d’ailleurs nous intervenons dans des émissions de grandes chaînes de télévision nationales aux orientations différentes comme Fox (conservatrice) ou MSNBC (libérale).  »

Des bureaux prévus à Londres, Paris, Berlin, Francfort et Moscou

Ce n’est toutefois pas l’embauche de Ryan Heath, chargé de s’occuper de la lettre matinale sur les coulisses bruxelloises, qui apaisera les craintes. Ce technocrate a été un temps le porte-parole de l’ex-commissaire responsable de la Concurrence puis du Numérique sous Barroso, la très libérale néerlandaise Neelie Kroes. Heath fait partie de la quarantaine de journalistes recrutés pour ce lancement, dont certains seront basés dans les grandes capitales. L’ouverture de bureaux est prévue très rapidement à Paris, Londres, Berlin, Francfort et Moscou ; d’autres pourraient suivre. Car Bruxelles n’est pas Washington, et l’Europe n’est pas gouvernée comme les Etats-Unis.  » Il y a tout de même quelques points communs. C’est dans les deux capitales que sont prises les décisions, et les sphères d’influence y exercent leur pouvoir « , estime John Harris. Auteur de plusieurs livres politiques, dont un sur Bill Clinton, le journaliste traverse l’Atlantique deux fois par mois pour s’occuper de ce lancement d’envergure.

A plus de 6 000 kilomètres de là, Jim VandeHei suit, lui aussi, avec attention l’opération. Dans son bureau du quartier des affaires d’Arlington, dans la banlieue de Washington, sur l’autre rive du Potomac, il veille sur les équipes américaines de Politico. Deux ans après sa promotion comme directeur général, son antre ressemble toujours à celui d’un vague rédacteur en chef de feuille municipale, avec son canapé raide et défraîchi, un fauteuil en Skaï marron jailli des années 1970 et son écritoire en pin brut digne des soldes d’Ikea, encombré de papiers, de deux ordinateurs et de photos de ses enfants. En jean, baskets et sweatshirt mauve,  » Jim  » ne se prend pas au sérieux.  » Je me vois plutôt comme un journaliste qui utiliserait son congé sabbatique pour s’essayer au rôle de directeur général. Et c’est passionnant « , confirme-t-il. Mais il vise haut.  » Après toutes les destructions d’emplois subies par la presse américaine, j’ai le privilège de travailler sur un modèle qui marche et pourrait inspirer tout le secteur.  » L’homme, si prompt à prôner la transparence quand il s’agit de la sphère politique, reste muet, néanmoins, sur les arcanes de sa propre entreprise, détenue par le multimillionnaire Robert Allbritton, un magnat de l’audiovisuel.  » Il n’y a qu’une chose à savoir : nous sommes rentables et investissons des montagnes de pognon dans les médias.  » En 2009, la société affichait déjà un chiffre d’affaires annuel proche des 20 millions de dollars. Ce montant, indiqué dans un document remis aux autorités boursières, aurait au moins doublé depuis cette date. Mais VandeHei préfère évacuer le sujet et s’en tenir à l’éditorial. Soucieux de ranimer la mystique du scoop, le quadragénaire a installé dans la rédaction une sirène qui retentit lorsqu’une info exclusive est publiée.  » Politico a relevé le niveau et souhaite aussi, tout en conservant sa tradition d’information à chaud et sa fringale d’exclusivités, apporter de l’analyse en profondeur. Sur leurs sites en ligne, beaucoup de journaux font de la quête de trafic leur priorité, au risque de sombrer dans le trash. Nous prenons le chemin inverse.  » De fait, le journal, réalisé par des plumes recrutées avec des salaires élevés, est d’excellente qualité. Le célèbre prix Pulitzer a d’ailleurs consacré en 2012 son dessinateur vedette, Matt Wuerker.

Objectif ? Damer le pion au Financial Times

L’équipe chargée du projet européen a été recrutée en suivant la même recette. L’objectif fixé est de damer le pion au quotidien britannique The Financial Times, source d’information la plus respectée par les élites du Vieux Continent.  » En 2007, lors du lancement de Politico aux Etats-Unis, juste avant les élections, nous avions dit que notre but était de faire mieux, dans la couverture de la politique et du travail gouvernemental, que le New York Times et le Washington Post, rappelle VandeHei. En Europe, notre schéma est similaire.  »

Ces visées ambitieuses suscitent, à Bruxelles, le scepticisme parmi les journalistes. Au sein du petit village européen, retranché autour du rond-point Schuman, souvent accusé de fonctionner en  » bulle « , coupé des opinions publiques, les correspondants accrédités auprès des institutions ont été agacés d’entendre les dirigeants de Politico promettre un meilleur décryptage des arcanes de la vie politique. Ces Américains n’ont-ils pas l’outrecuidance de prétendre, grâce à leur travail de vulgarisation, sortir de l’ombre les organes communautaires, mal connus du grand public et au fonctionnement encore opaque ? Et de faire miroiter des séries télé haletantes qui prendraient le Parlement de Strasbourg comme décor de fictions sur le modèle de House of Cards ou A la Maison-Blanche ?  » Un peu présomptueux « , sourit une familière de l’hémicycle.

D’autant que le calendrier du débarquement de Politico n’est pas le plus judicieux. Les rendez-vous majeurs rythmant la vie politique sont déjà passés. La campagne électorale en vue du renouvellement du Parlement s’est tenue l’an dernier ; la formation de la nouvelle Commission, présidée par Jean-Claude Juncker, remonte à l’automne ; les grands arbitrages politiques sur les dettes italienne et française ont été rendus en février. Il ne reste plus beaucoup de suspense.  » En revanche, de grands textes vont être débattus, comme ceux concernant le marché unique du numérique, la protection des données personnelles, la directive sur le droit d’auteur ou la fiscalité « , souligne Christophe Leclercq, fondateur d’EurActiv, un réseau d’information de médias multilingue sur les politiques européennes. Présent dans 12 capitales, EurActiv.com ne craint guère la concurrence américaine.  » Ce n’est pas la première fois que des projets de ce type sont lancés. On peut en recenser une vingtaine qui ont échoué à trouver un modèle viable « , ajoute-t-il.

A Bruxelles et à Strasbourg, l’agenda du moment est donc, avant tout, économique. Les négociations longues et âpres sur le projet de traité de libre-échange transatlantique (TTIP) entre les Etats-Unis et l’Union européenne, concernant les exportations, les droits de douane, la reconnaissance des normes, la résolution de conflits commerciaux devant des tribunaux, peut se révéler, de ce point de vue, une manne. Car, aux Etats-Unis, Politico tire plus de 40 % de son activité de lettres professionnelles, Politico Pro, qui couvre 14 secteurs, de l’agriculture, aux services financiers, en passant par les transports. Le reste du chiffre d’affaires provient de la publicité dans le journal papier et de l’organisation de conférences destinées à des décideurs.  » Nous proposerons ici trois thématiques, les mêmes qu’aux Etats-Unis à nos débuts : l’énergie, les technologies et la santé. Le prix d’un abonnement se situe en moyenne autour de 7 000 dollars par an, en fonction du profil de l’abonné et du nombre de lecteurs « , explique Shéhérazade Semsar, directrice générale de Politico Europe.

D’ailleurs, John Harris ne cache pas l’influence de ce lectorat de décideurs.  » Ce sont nos abonnés, nos annonceurs qui nous ont demandé de venir nous installer ici « , explique-t-il. Aux Etats-Unis, les divers groupes de pression ont dépensé 3,2 milliards de dollars l’an dernier, afin de peser sur les décisions des élus, à en croire The Center for Responsive Politics. Parmi les dix plus puissants, on trouve l’association des télécoms et câblo-opérateurs, celles des chaînes de télévision ou de la santé, mais aussi des entreprises comme le moteur de recherche Google ou le constructeur aéronautique Boeing. A Bruxelles aussi les sociétés américaines cherchent à faire la loi. Selon les chiffres publiés par le registre de transparence de l’Union européenne issus de la base de données déclaratives, les trois plus grands lobbyistes étaient, en ce début d’année, le cigarettier Philip Morris, la compagnie pétrolière Exxon Mobil et l’éditeur de logiciels Microsoft. La santé, l’énergie et les technologies, justement trois secteurs couverts par Politico Pro.  » Ces grands groupes ont très vite compris la nécessité de communiquer auprès des instances, s’indigne Pascal Rogard, directeur général de la Société de gestion collective des auteurs et compositeurs dramatiques. Nombre d’entre eux sont même invités à prendre la parole alors que, à l’inverse, on ne verrait jamais des sociétés européennes comparaître pour s’expliquer devant le Congrès américain. L’Union est devenue un Etat de plus des Etats-Unis.  »

Certains observateurs vont jusqu’à déceler dans Politico le bras armé des multinationales yankees.  » On peut imaginer qu’ils vont se mettre au service des intérêts de leur pays. Nous regarderons cela de près, et notamment l’origine de leurs capitaux « , s’inquiète l’eurodéputé José Bové (Verts). John Harris, en réponse, dénonce un procès d’intention qui fait injure à l’impartialité du titre mais constituerait aussi un non-sens du point de vue économique, car ce serait se mettre à dos les grandes sociétés européennes – de gros clients potentiels. Politico, la machine à enquêter, est en tout cas prévenue. Ses premiers pas sur la scène bruxelloise seront, à leur tour, scrutés à la loupe.

Par Emmanuel Paquette, avec Philippe Coste (à Washington) et Jean-Michel Demetz (à Strasbourg)

 » Sur leurs sites, de nombreux journaux font de la quête de trafic une priorité. Nous prenons le chemin inverse  » Jim VandeHei

 » On peut imaginer qu’ils vont se mettre au service des intérêts de leur pays. Nous suivrons cela de près  » José Bové

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