Arrivé de la Scala de Milan après avoir présidé aux destinées du théâtre du Châtelet et du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, Stéphane Lissner, 62 ans, dirige désormais l’Opéra national de Paris. Riche d’un effectif de 1 500 personnes, dont 154 danseurs permanents et 165 musiciens réunis en deux formations, et d’un public de près de 900 000 spectateurs par an, la » grande boutique « , comme l’appelait Verdi, donnera quelque 405 représentations au palais Garnier ou à l’Opéra Bastille lors de la saison 2015-2016. Le nouveau directeur reçoit Le Vif/L’Express dans son bureau de la Bastille, au huitième étage, d’où il domine tout Paris. Ce qui explique, sans doute, une certaine hauteur de vue. Stéphane Lissner défend une noble idée de la culture. Et de la vie.
Le Vif/L’Express : Le 15 janvier dernier, lors du premier spectacle donné après les événements terribles que la France a connus, le choeur de l’Opéra a chanté » Va, pensiero « , extrait de Nabucco, de Verdi, un chant d’union, de liberté et de résistance. Pensez-vous que l’art peut changer le monde ?
Stéphane Lissner : La réponse à de tels actes ne peut pas être seulement sécuritaire, judiciaire ou répressive. Il faut aussi, et surtout, combattre l’ignorance et l’inculture avec nos armes : nos livres et nos mots, nos oeuvres d’art, nos spectacles, nos créations, notre relation avec le public et avec ceux que nous voulons amener dans nos théâtres. Pour un établissement public comme l’Opéra national de Paris, maison de spectacle vivant, cela nous oblige à ne pas accepter une routine consumériste tournée vers le divertissement pur. Mais à poser les bonnes questions et, peut-être, à trouver quelques réponses. Cela oblige aussi à ouvrir nos portes, à rechercher inlassablement à élargir notre public. Peut-être avons-nous besoin d’un réveil. Peut-être que le drame terrible que nous avons vécu a changé quelque chose.
Comment cela ?
La France est forte de ses grandes institutions, comme l’Opéra ou la Comédie-Française, de ses artistes, de la culture. Notre arme, c’est l’art. En France plus qu’ailleurs.
Pourtant, ces derniers temps, de nombreux orchestres, Opéras, conservatoires et autres institutions culturelles sont remis en question par des baisses de subventions. Qu’en pensez-vous ?
En fait, cela a toujours été ainsi. C’est cyclique. Il y a des moments où les politiques se retirent, puis ils reviennent. Certaines périodes sont ouvertes, positives, d’autres moins, et on a alors tendance à se replier sur soi, dans le populisme ou la démagogie. Souvent les théâtres le vivent de manière douloureuse. Je les comprends. Mais pour résister il faut produire. Je sais que cette idée est contradictoire, mais je l’assume. Il faut trouver des financements plutôt que de rester passif et se complaire dans une attitude de dépendance par rapport à l’Etat. On ne doit pas renoncer. Il faut imaginer les spectacles les plus exigeants, et produire, produire, produire. Même avec moins d’argent.
Mais comment ?
C’est en lançant des projets que l’on trouve le public, les partenaires, les mécènes, les coproducteurs, des tournées, des captations télé, etc. Pendant les années Berlusconi, lorsque j’étais à la tête de la Scala de Milan, j’ai subi une coupe de 5 millions d’euros la veille de la fin de l’année budgétaire… Comment ai-je réagi ? En produisant. C’est la seule solution, car il faut toujours que ceux qui nous soutiennent, l’Etat et les différents partenaires, voient que nous sommes forts. La crise, ça se gère.
Mais cela veut dire quoi, » gérer » ? A l’Opéra national de Paris, il y a eu depuis 2013, soit trois années de suite, une baisse de subventions de 2,5 millions d’euros…
L’Opéra de Paris a un budget d’environ 210 millions d’euros. Il est encore possible d’y réduire les dépenses et d’y augmenter les recettes. En tant que directeur, je suis comme un chef d’entreprise qui a un actionnaire principal, l’Etat, qui apporte environ la moitié du budget. Dans ce cadre, chacun doit prendre sa part de responsabilités. Et on ne peut pas passer notre temps à dire » quel scandale ! » si les subventions diminuent. Nous avons environ 100 millions de subventions publiques. Reste à financer 110 millions par la billetterie, le mécénat et toutes les recettes annexes liées, par exemple, aux 800 000 visiteurs annuels du palais Garnier.
Vous évoquez la billetterie. Le prix des places a encore été augmenté, avec un maximum à 231 euros. N’est-ce pas trop ?
Nous sommes arrivés à un plafond, encore en dessous de la moyenne européenne. Moins élevé qu’à Londres, Milan ou Zurich, certes, mais tout de même élevé. Je dois aussi rappeler que nous vendons chaque soir 1 000 places à moins de 70 euros.
Quid du mécénat ?
Le mécénat général n’est plus vraiment d’actualité. Nous travaillons sur des levées de fonds par projet. Au cas par cas. Nous avons par exemple créé un » cercle Berlioz » afin de soutenir notre intégrale des opéras du compositeur, qui va courir sur les six prochaines années.
Vous parliez de réduire les dépenses. Comment toucher aux coûts artistiques ?
Presque toutes les nouvelles productions de la saison 2015-2016 sont coproduites. Le coût initial des Maîtres chanteurs, de Wagner, de 450 000 euros, a été abaissé à 200 000 euros grâce à l’arrivée de deux nouveaux partenaires : le Metropolitan Opera, de New York, et la Scala, qui vont reprendre le spectacle. Une grosse économie !
Dans quelle mesure l’Opéra de Paris peut-il être un exemple ?
En montrant que l’on peut produire plus avec moins, et en allant de l’avant.
Pour aller où ? De quel opéra rêvez-vous ?
Dans ma vie, j’ai eu trois maîtres. D’abord deux metteurs en scène. Avec Peter Brook, j’ai compris l’importance des répétitions et de la préparation ; avec Patrice Chéreau, la nécessité de la fusion entre le texte, la musique et le théâtre. Enfin, avec le chef et compositeur Pierre Boulez, j’ai appris l’exigence et le respect de l’institution. Voilà donc mon opéra idéal. Je ne travaille pas pour moi, mais pour l’Opéra de Paris. Mon métier est de faire en sorte que des personnalités très différentes puissent réfléchir, travailler et répéter, que la dimension humaine de l’art lyrique soit toujours présente, lisible, et que la maison atteigne le plus haut niveau, tout cela en collaboration avec mes jeunes directeurs, Philippe Jordan et Benjamin Millepied.
A quoi sert un opéra aujourd’hui ?
Comme le disait Antoine Vitez, c’est un abri, dans lequel le public se rassemble et où des artistes, sans tabou, posent les grandes questions humaines. L’opéra permet de tirer tout le monde vers le haut.
N’est-ce pas un art un peu ringard ?
Certaines conventions peuvent parfois paraître datées, mais l’évolution de l’interprétation et de la mise en scène a été telle ces dernières années que je suis persuadé que l’opéra est un art des plus modernes. L’art lyrique s’est adapté au monde et il répond aux grandes questions d’aujourd’hui. Il sollicite des forces considérables à chaque représentation. Cela coûte très cher. Si l’opéra était au même prix que le théâtre ou le cinéma, il serait encore plus populaire.
Quel est le but de votre mandat ?
La stabilité. Je dois normalement quitter mes fonctions en 2021, car j’aurai 68 ans. Je voudrais que mon successeur trouve une maison stabilisée économiquement, socialement, artistiquement. D’ici là, je veux pouvoir poursuivre mon travail sereinement, dans le cadre d’un bon dialogue social ; c’est si important dans une maison où il y a, par nature, beaucoup d’irrationnel ! Et emmener l’Opéra de Paris au meilleur niveau mondial. Nous pouvons être les premiers.
Vraiment ?
Quand j’ai quitté la Scala, j’ai reçu une lettre d’un vieux monsieur, abonné depuis quarante-cinq ans. » Grâce à vous, pendant une dizaine d’années, j’ai beaucoup moins voyagé « , écrivait-il. Cela m’a touché. A Paris, nous allons avoir les plus grands chanteurs d’aujourd’hui : Bryn Terfel, Anja Harteros, Elina Garanca, Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier ou Anna Netrebko. C’est une bonne raison pour une partie du public de ne plus courir le monde pour aller les entendre !
Quelles nouveautés allez-vous apporter ?
Nous allons créer » La Troisième Scène « , une plateforme numérique, une chaîne d’information consacrée à l’opéra, qui va venir révolutionner notre site Internet. Nous aurons d’autres initiatives, comme nos avant-premières à 10 euros seulement pour les moins de 28 ans et les » Concertini « , de la musique de chambre donnée avant les représentations. Il y a aussi l' » Académie « , autour de l’Atelier lyrique, qui existe déjà et qui a pour but de développer un atelier pour la chorégraphie, un autre pour la mise en scène et un pour les musiciens. Mon but est de faire de la » grande boutique » une ruche créative.
Qu’est-ce qu’une bonne saison, pour vous ?
C’est une saison qui va annoncer l’avenir. Des spectateurs de tous horizons doivent retrouver, sur la durée, des artistes, des chanteurs, des chefs, des metteurs en scène, des compositeurs qui vont faire l’histoire de la maison. Tout cela à travers des cycles, des rendez-vous, des parcours…
Vous avez beaucoup soutenu le projet controversé de la Philharmonie de Paris. Pourquoi ?
Il fallait faire cette salle. D’abord pour défendre et conserver notre héritage de plusieurs siècles de musique. Cet héritage doit pouvoir s’exprimer dans les meilleures conditions possibles. A Rome, à Berlin, à Madrid, il y a de très belles salles. A Paris, nous avions uniquement la salle Pleyel, les autres lieux étant des théâtres, inadaptés aux concerts symphoniques. Il y a aussi la question de la transmission, de l’accessibilité. La structure même de la salle, son architecture enveloppante, place le public au coeur du projet : voilà un élément essentiel, qui rend les salles frontales comme Pleyel obsolètes.
Vous ne regrettez pas Pleyel ?
Non, c’est nostalgique : j’y ai de grands souvenirs, voilà tout !
Et le coût de la Philharmonie ?
Mais c’est encore pire ailleurs ! Et ce n’est pas un investissement pour une semaine, que diable !
Est-ce un symbole pour la France ?
Bien sûr. Et cela va beaucoup aider l’Opéra de Paris. Nous aurons désormais deux grands établissements musicaux, quatre salles : c’est extraordinaire, et même sans équivalent dans le monde à ce niveau de qualité. Réjouissons-nous ! La France a des atouts hors du commun : les salariés de l’Opéra de Paris sont en moyenne les plus compétents, les mieux formés par rapport à ceux que j’ai pu rencontrer à l’étranger. Compétents, engagés, orgueilleux : voilà la vraie France.
Propos recueillis par Bertrand Dermoncourt
» Je suis persuadé que l’opéra est un art des plus modernes. Il s’est adapté au monde et répond aux grandes questions d’aujourd’hui »
» Je veux emmener l’Opéra de Paris au meilleur niveau mondial. Nous pouvons être les premiers «