Beaucoup s’imaginent Chagall sous les traits d’un doux rêveur. Et cette réputation lui a d’ailleurs valu une grande partie de sa popularité. Comment, en effet, mieux définir un artiste qui peint des vaches rouges et des ânes bleus, des amoureux flottant dans les airs et des violonistes battant la mesure sur les toits des maisons ? Mais si l’on dépasse la superficialité des images, on découvre un autre Chagall, inventeur d’un univers mystérieux. Celui que dévoilent aujourd’hui deux expositions, à Paris et à Nice.
Derrière une apparente naïveté se révèle une oeuvre profondément autobiographique, où l’histoire d’un homme se confond avec les tragédies d’un siècle, une peinture gorgée de symboles et d’allégories, que l’on décrypte tels des rébus. Rares sont les oeuvres si intimement liées à un destin.
Et quel destin ! Fils d’une épicière et d’un commis travaillant dans un entrepôt de harengs, Marc Chagall est né en 1887 à Vitebsk, petite ville de Biélorussie, au coeur d’un ghetto d’où les Juifs ne pouvaient sortir sans autorisation. Ayant largué les amarres, il connaîtra une révolution et deux guerres, affrontera le bolchevisme, l’antisémitisme et l’exil. Mais, de la Russie à l’Allemagne, de la France à l’Amérique, le chaos de sa vie lui permettra de côtoyer les artistes les plus novateurs : Malevitch, chef de file du suprématisme, Kandinsky, pionnier de l’abstraction, Max Ernst, défenseur du surréalisme, ou encore Braque et Picasso, précurseurs du cubisme. Ainsi Chagall a-t-il, au fil de ses rencontres, forgé ce style profondément singulier, figuratif sans être réaliste, indifférent aux lois de la perspective et de l’apesanteur, tellement inventif qu’Apollinaire le qualifiera de » surnaturel « .
Nourrie de culture judaïque, sa peinture évoque ses souvenirs de jeunesse, les petites rues de sa Vitebsk natale, bordées de maisons bringuebalantes, se chargeant de ténèbres et d’incendies à mesure que s’étendent le cauchemar de la guerre et la menace nazie. D’une toile à l’autre resurgissent certains motifs, ses obsessions, comme ces mendiants voûtés traînant leur balluchon dans le ciel, illustration de l’expression yiddish » luftmensch » (hommes volants), qui désignent les Juifs pauvres, condamnés à l’errance.
Tout au long de sa carrière, le maître russe revisite et réinterprète. Ses scènes d’amoureux, illustration du couple originel, rappellent aussi ses années de bonheur passées au côté de Bella, sa première épouse. Son bestiaire poétique, constitué de coqs, d’ânes et de vaches, renvoie au souvenir de son grand-père boucher et incarne ces animaux inoffensifs, promis au sacrifice, auxquels il s’identifie parfois dans ses autoportraits. Et ses Christ en croix symbolisent autant les persécutions du peuple juif que l’universalité de la souffrance humaine.
Lorsqu’en 1964, Malraux, alors ministre de la Culture, inaugure le décor du plafond de l’Opéra de Paris, qu’il lui a commandé, Chagall, l’enfant de Vitebsk, l’artiste » dégénéré » cloué au pilori par le régime nazi, a trouvé à Vence une terre d’accueil. Il a atteint la consécration. Sa peinture reste un hymne à la liberté et à la vie.
A. C.-C.
Au fil de ses rencontres, il a forgé ce style singulier, figuratif sans être réaliste