Il y a un quart de siècle, une drôle de famille à la peau jaune faisait sa première apparition dans une série d’animation de la chaîne Fox. Des milliers de donuts plus tard, la tribu devenue culte n’en finit pas de tendre un miroir à l’Amérique. Pour le meilleur et pour le pire.
Bart, ce petit salopard, n’a pas pris une ride en un quart de siècle. Ses soeurs non plus. Par la magie du dessin animé, Maggie reste rivée à sa tétine tandis que Lisa, éternelle surdouée, tente toujours, après plus de 580 épisodes, d’apporter un rien de culture générale, et un semblant de compas moral à sa famille déjantée. Car les parents, si idolâtrés soient-ils depuis une génération, se posent là, en monuments de la » lose « , en démentis militants du fameux rêve américain. Alors qu’on vient de célébrer les vingt-cinq années d’existence du feuilleton Les Simpson, diffusé pour la première fois le 17 décembre 1989, sur la chaîne Fox, Marge, la mère courage à la voix épuisée, arbore encore sa coiffure bleue de bigoudène mutante. Quant à Homer, paterfamilias et abruti enthousiaste, improbable inspecteur de la sécurité d’une centrale nucléaire, il reste le totem, tordu mais invincible, d’une tribu au teint jaune vif munie d’inexplicables mains à quatre doigts.
Leurs tribulations dans leur bonne ville imaginaire de Springfield révèlent surtout un bestiaire de seconds rôles délirants. M. Burns, l’abominable milliardaire local, qui travaille à sa fortune autant qu’à la destruction de l’humanité ; Seymour Skinner, le proviseur faux jeton du lycée ; Moe, le barman irascible (inspiré d’un vrai tavernier du New Jersey) et sa clique de soiffards, Krusty le clown, animateur d’un show télévisé sanguinolent destiné aux enfants, Apu, le manager pendjabi de la supérette, comme le jazzman Gingivite Murphy (Bleeding Gum Murphy) déclinent une comédie humaine implacable où les races, les classes sociales, les religions, la malbouffe, les carences de l’enseignement public, la télé trash, les politiciens et la bien- pensance tourbillonnent dans un chaos subversif et étrangement vraisemblable.
10 millions de téléspectateurs, chaque dimanche à 20 heures, la longévité de la série, unique dans l’histoire du show-biz, comme sa reconnaissance nationale, confirment un culte : Liz Taylor en personne, Michael Jackson, les Stones, De Niro et Tony Blair, parmi des centaines d’autres invités célèbres de la série, ont défilé dans les studios californiens de la Fox pour donner leur vraie voix à leurs avatars dessinés en Corée. Bart a figuré, en 2000, sur la Une de Time parmi les 10 personnes les plus influentes de la planète, Marge a posé nue dans Playboy, et, avec Homer, dans la revue Psychology comme modèle de la vie sexuelle réussie des couples mariés.
Quinze livres de sociologie décryptent la psyché et la cosmogonie simpsoniennes. Un cours à l’université de Berkeley traite de leur vision du monde ( » The Simpsons Global Mirror « ) et l’auguste Oxford English Dictionary contient depuis dix ans l’exclamation favorite de Homer : » D’ho ! » ( » commentaire à propos d’un acte stupide, surtout quand on l’a commis soi-même « ).
» Le creuset de la série, c’est leur canapé »
La poste américaine a vendu 318 millions de timbres à leur effigie depuis la commémoration des 20 ans de la série, en 2009. De quoi jauger l’ampleur du Simpson business. Car c’est un gag : la sitcom la plus iconoclaste d’Amérique appartient toujours à la Fox, un network connu par ailleurs pour sa chaîne d’info droitière Fox News. Rupert Murdoch, le patron australien du groupe, a maintes fois répété qu’il n’aurait pu s’implanter et s’étendre aux Etats-Unis sans la manne publicitaire glanée par ses chenapans jaunâtres, ni les 5 milliards de dollars de produits dérivés – tee-shirts, ouvre-bouteilles et même inhalateurs pour asthmatiques – vendus en vingt-cinq ans dans 94 pays à près de 70 millions de fans planétaires.
D’où l’exploit. Ce show ancré dans la culture américaine a pu prétendre à l’universalité. » Leur Springfield est un microcosme qui n’a rien à envier à d’autres lieux symboles américains comme le comté imaginaire de Yoknapatawpha cher à Faulkner, assène Matthew Henry, professeur de sociologie au Richland College de Dallas et auteur de The Simpsons Satire and American Culture. Mais le creuset de la série est avant tout ce canapé où les Simpson se vautrent au début de chaque épisode. C’est une famille qui, malgré ses tares et ses malheurs, se serre assez les coudes pour s’en sortir. N’importe qui, de New York à Tokyo, peut s’y reconnaître. »
Sigmund Freud n’aurait pas non plus dédaigné ce divan, à en croire la genèse de la série. Matt Groening, débarqué en 1977 à Los Angeles de son verdoyant Oregon, galérait tant dans sa quête d’un job de scénariste qu’il en avait conçu une bande dessinée, Life in Hell (La Vie en enfer), remplie des digressions nihilistes d’un lapin hideux et déprimé nommé Binky, et vendue 2 dollars la photocopie au rayon punk du disquaire qui l’employait sur Sunset Boulevard.
La bestiole, bientôt campée dans les journaux underground de L. A., puis dans le Village Voice à New York, lui vaut en 1985 un appel de la Fox, qui envisage des sketchs animés d’une minute pour caler les pubs d’un autre feuilleton. Juste avant le premier rendez-vous, Groening s’inquiète. Craignant de se faire spolier des droits sur son lapin gagne-pain, il dessine en hâte, dans la salle d’attente, une série d’autres personnages plausibles. Les Simpson viennent de naître. Pour leurs prénoms, pourquoi se fouler ? Le père de Matt, un documentariste et dessinateur accompli, se nomme Homer. Sa maman, Marjorie, alias Marge. Deux de ses quatre soeurs ne sont autres que Maggie et Lisa. Le petit garçon doit s’appeler… Matt. L’auteur opte vite pour Bart, anagramme de Brat, » sale gosse » en anglais. Mais le gamin lui ressemble.
L’école barbe ce potache rebelle qui a fait de la grotte des ours d’un zoo désaffecté, dans la banlieue de Portland, le creuset de son imaginaire. Dessinateur maladroit, ce fan de musique punk, précurseur du mouvement grunge de l’Oregon, se révèle surtout comme pamphlétaire dans la revue de son collège, où ses BD, impitoyables pour les mièvreries baba cool de l’époque, lui valent des motions de protestation des étudiants.
Les Simpson consacrent son triomphe, en éclipsant le travail de son coscénariste, le génial dessinateur Sam Simon, lui aussi multimillionnaire aujourd’hui, et en phase terminale d’un cancer. Mais le premier vrai épisode de vingt-deux minutes, une » Soirée de Noël » acerbe diffusée le 17 décembre 1989 pour 27 millions de téléspectateurs, met surtout Bart à l’honneur, en concasseur patenté des clichés sur l’enfance. Ses célèbres tee-shirts, dont celui arborant la devise » Sous-doué et fier de l’être « , bannis dans toutes les écoles américaines, se vendent alors au rythme de 1 million d’exemplaires par jour. Homer n’est pas en reste. » Vous avez remarqué comme il a changé au fil des années ? s’attendrit Tim Delaney, sociologue à la State University of New York (Oswego) et auteur du livre Simpsology. Marketing oblige, la chaîne le présente aujourd’hui comme un fleuron de la classe moyenne, alors qu’au départ Homer est l’essence même du prolétaire américain, le premier du prime time états-unien. »
L’erreur de Bush père : s’en prendre à eux
Bière dans une main, donut huileux dans l’autre, l’antihéros, en slip kangourou devant la télé, enterre l’image sirupeuse de la famille issue des shows des années 1950 et 1960. Entre deux rots, il se fait aussi l’écho de la colère des blousés cols-bleus.
George Bush père a ainsi commis l’erreur de s’en prendre à ces idoles animées. En 1992, à la convention républicaine de Houston, le président, au nom des valeurs familiales, promet de » rendre les foyers américains plus semblables aux Walton (NDLR : les milliardaires partis de rien, propriétaires de la chaîne de grande distribution Wal-Mart) qu’aux Simpson « . Le dimanche suivant, Homer et son fils regardent le discours à la télé. Bart maugrée : » On est comme les Walton, nous. On prie aussi pour la fin de la récession. » Homer entre en politique.
Groening impose peu de règles à ses 20 » writers « , des surdoués issus pour beaucoup d’entre eux de Harvard, et plus encore du Lampoon, la revue satirique de la prestigieuse université. Son père lui a seulement fait promettre que le personnage portant son nom ne serait jamais méchant envers Marge. Autre consigne : les personnages humains, et même les animaux, doivent respecter les lois physiques de la gravité et du cruel monde réel ; ensuite tout est possible. Même de se payer la tête de Fox News, l’autre joyau de l’empire Murdoch.
» Singes capitulards bouffeurs de fromage »
Après la victoire d’Obama, dans un épisode datant de 2010, un des hélicoptères de la chaîne apparaît flanqué d’une titraille légendaire : » Fox News. Pas raciste, mais n° 1 chez les racistes. » En 2003, cette branche info a même intenté un procès aux producteurs des Simpson. Rupert en personne a bloqué ces poursuites ridicules. On ne badine pas avec une vache à lait.
D’autant que la ligne politique de la série n’est pas si claire. Matt Groening n’a jamais caché ses convictions de gauche, mais la culture maison est avant tout libertaire. Les scénaristes ont sauvagement brocardé l’arnaque des armes de destruction massive par George W. Bush ; le show promeut dans des rôles-clés ses personnages homosexuels et approuve sans ironie le mariage gay. Sur la question du droit aux armes à feu, en revanche, l’ambiguïté est criante. La petite Maggie flingue par accident un importun en jouant avec un revolver, mais personne ne revendique pour autant un contrôle strict des armes.
Les polémiques ne manquent pourtant pas. Surtout à l’étranger. Le gouvernement chinois vient d’approuver la diffusion de la série sur le site de vidéo Sohu, mais il y manquera l’épisode où Bart entrevoit une pancarte sur la place Tiananmen, précisant que » rien ne s’est passé ici en 1989 « . L’Argentine enrage à chaque apparition d’Adolf Hitler en expatrié cacochyme, lors des maintes visites d’Homer à Buenos Aires. Mais rien ne rivalise avec la fureur des Brésiliens après le passage des Simpson à Rio, en 2002. Homer danse la » Penetrada » avec de lascives autochtones, rencontre des pickpockets, des kidnappeurs et une misère sordide, avant d’être attaqué en pleine ville par des singes. Seul ce dernier détail, qui assimile Rio à une jungle, vaut à la Fox une plainte en justice par le conseil du tourisme brésilien, et une protestation par le président de l’époque.
Et l’Europe ? La France, assurément, est fort bien traitée. Certes, les républicains regardent aussi Les Simpson, au point de s’approprier en 2003 la tirade contre les » cheese eating surrender monkeys « , les singes capitulards bouffeurs de fromage, proférée par le jardinier écossais aviné de l’école de Springfield, bombardé prof de français pour cause de restrictions budgétaires. Pour le reste ? Bart, parti y faire les vendanges, échappe à des vignerons malhonnêtes grâce au zèle de la gendarmerie ; Homer, lui, rencontre le couple Sarkozy et résiste aux avances lubriques de Carla Bruni avant de rentrer au bercail fou de désir pour Marge. Les Simpson aiment la France.
» Essayez de concevoir l’ignorance des Américains sur le reste du monde, s’amuse Thomas Gold, le professeur chargé du séminaire de Berkeley sur le miroir mondial des Simpson. Et vous comprendrez que ce show est un modèle d’ouverture d’esprit. » A l’entendre, les caricatures ravissent une minorité de lettrés, car elles dénigrent l’inculture de leurs concitoyens. » Mais pour la grande majorité des gens, elles constituent une vraie information. » Au Japon, la famille découvre le théâtre nô et le sumo. En Inde, Homer émarge pour Bollywood et s’enquiert des divinités locales. » Tant de choses dont l’Américain moyen n’a jamais entendu parler, déplore Thomas Gold. Voilà pourquoi j’aime les Simpson. En exposant nos travers et notre nombrilisme depuis vingt-cinq ans, ces petits bonshommes jaunes sont devenus nos meilleurs ambassadeurs. » Il va falloir expliquer ça à Bart et à Homer.
Par Philippe Coste