L’irréductible Goscinny

Trente ans après sa mort, le père d’Astérix, de Lucky Luke et du Petit Nicolas est plus présent que jamais. Portrait d’un créateur exceptionnel qui, de la BD au cinéma, continue de voler de succès en succès.

A tout à l’heure, mon petit chat !  » C’est sur ces mots tendres que René Goscinny quitte sa fille, Anne, 9 ans, ce matin du 5 novembre 1977. Le père d’Astérix a rendez-vous pour un banal test d’effort prescrit par son médecin. Vers 10 heures, son chauffeur le dépose à la Clinique internationale du parc Monceau, dans le XVIIe arrondissement de Paris. Il est accompagné de son épouse, Gilberte. Le cardiologue place des électrodes sur son torse.  » Maintenant, pédalez, monsieur…  » Alors, René Goscinny pédale.

Après quelques instants, il lâche :  » Docteur, j’ai mal au bras et je ressens une douleur à la poitrine… – Pédalez encore quinze secondes « , répond le cardiologue.

Ces quinze secondes vont durer l’éternité. Le patient s’effondre soudain. Gilberte le prend dans ses bras. Il est mort. Arrêt cardiaque. Il est 10 h 30. René Goscinny avait 51 ans.

Trente ans jour pour jour après ce drame, jamais le roi René n’a semblé si présent dans nos vies. Le cap du demi-milliard (!) d’albums de Lucky Luke et d’Astérix vendus à travers le monde a été franchi ; Goscinny peut aussi se targuer d’avoir attiré 14 millions et demi de spectateurs au cinéma avec Mission Cléopâtre, d’Alain Chabat, en attendant les sorties du dessin animé Tous à l’Ouest. Une aventure de Lucky Luke, le 5 décembre, d’Astérix aux Jeux olympiques, le 30 janvier 2008 – avec Depardieu, Delon et…Poelvoorde – et, enfin, d’un Petit Nicolas, en 2009. Un Petit Nicolas dont, justement, deux volumes d’histoires inédites se sont écoulés à 1 million d’exemplaires ces trois dernières années. Et il est l’un des rares auteurs français du xxe siècle qui aura fait entrer autant d’expressions dans le langage courant :  » l’homme qui tire plus vite que son ombre « ,  » être calife à la place du calife « , ou le gimmick de ce grand nigaud d’Averell :  » Quand est-ce qu’on mange ? « . Commentaire de Pascal Ory, qui vient de lui consacrer une biographie, La Liberté d’en rire (Perrin) :  » Goscinny fut un artiste, un patron de presse, mais surtout un acteur majeur de la culture de masse. « 

Pourtant, les débuts furent difficiles. Après une jeunesse à Buenos Aires dans une famille juive – certains verront dans le célèbre village gaulois une transposition de ces shtetEls d’Europe centrale, où une partie de sa famille fut parquée – il part, en 1945, tenter sa chance à New York commeà dessinateur. On l’oublie souvent, mais le plus célèbre scénariste du monde a essayé, dix ans durant, de s’imposer pinceau à la main, avec des séries oubliées comme Dick Dicks. La journée, le jeune René est comptable dans une fabrique de pneus ; le soir, il fait la tournée des rédactions. Avec un succès tout relatif.

Le salut viendra de la Belgique. Et de l’écriture –  » René Goscinny, écrivain « , peut-on d’ailleurs lire sur sa tombe, à Nice.  » Il a littéralement inventé le métier de scénariste de bande dessinée « , affirme Pascal Ory. Jusqu’alors, la situation est ubuesque : Goscinny écrit neuf albums de Lucky Luke avant que son nom apparaisse – enfin ! – sur la couverture. C’est Morris qui signe les contrats et touche les royalties, dont il reverse, en catimini, un tiers à son ami Renéà Avec Uderzo, un jeune dessinateur italien rencontré en 1951, et Jean-Michel Charlier, futur scénariste de Blueberry, Goscinny fonde alors Edifrance, une agence qui fournit des bandes dessinées clefs en main, rémunérant ses créateurs sous forme de droits d’auteur : 50 % pour le dessinateur, 50 % pour le scénariste. Le père d’Astérix n’aura pas à le regretterà

L’année 1959 est particulièrement faste. Le 29 mars paraît, dans Sud-Ouest Dimanche, le premier épisode des Aventures du Petit Nicolas (voir le témoignage de Sempé, page suivante). En octobre, dans le n° 1 de Pilote, un petit Gaulois fait son apparition.  » Tous les personnages, le petit guerrier, le livreur de menhirs, le chef, le barde et le druide ont été créés en deux heures, dans l’appartement d’Uderzo, à Bobigny « , racontera Goscinny. Un jour, sa mère, qui, en bonne  » mère juive « , partage son appartement, lui demande :  » Mais c’est qui, cet Astérix dont tout le monde parle ?  » Réponse du fils :  » C’est celui qui nous permet de manger, maman.  » En 1967, L’Express titrait :  » Le phénomène Astérix « . Découvrant cette Une, Hergé souffrira secrètement.

 » Quand je rentrais de l’école, j’entendais le bruit de sa machine à écrire, mais j’avais interdiction absolue de pénétrer dans son bureau « , se souvient sa fille, Anne. Toute sa vie durant, Goscinny tapera ses scénarios – sans la moindre rature – sur sa petite Royal Keystone.  » Le rituel était toujours le même : la feuille blanche, le carbone et une feuille jaune, toujours dans cet ordre. Il les tapotait pour les mettre bien droites, souriant, comme s’il nouait sa serviette avant de se mettre à table « , raconte son complice Pierre Tchernia, avec lequel il signera le film Le Viager. Posé sur la table, un réveil sonne pour lui indiquer qu’il doit changer de série : Astérix de 8 à 10 heures, Iznogoud, de 10 heures à midi, etc. A côté, sa mère tricote.

Le reste du temps, ce bourreau de travail dirige Pilote, le meilleur journal de bande dessinée au monde. C’est l’autre versant de sa postérité. Il lance en effet des inconnus qui deviendront des stars – Gotlib, Cabu, Bretécher, Tardi, Giraud, Fred, Reiser, Gébé – et publie les premiers dessins de futurs réalisateurs, comme Patrice Leconte ou Terry Gilliam (Brazil). Avec son inamovible look de notaire de province – costume trois pièces Lanvin, pochette – cet homme émotif et corseté règne joyeusement sur sa petite troupe turbulente.

Cassure brutale en mai 1968. Les dessinateurs ont des rêves d’autogestion. Goscinny est convoqué dans un café de la rue des Pyramides.  » Ce fut un procès stalinien « , regrette Mandryka, créateur du Concombre masqué.  » Ils ont tué le père ! Ce patron était fragile, car c’était un artiste « , tonne Druillet, qui lança son Lone Sloane dans Pilote. Plus rien ne sera comme avant. Dès lors, Goscinny surjoue son personnage de grand bourgeois de la bande dessinée : Mercedes avec chauffeur, déjeuners à la Tour d’argent, dîners chics dans son appartement du XVIe arrondissement…

Il fut  » producteur culturel  » avant tout le monde

Même s’il continue ses séries phares, il s’éloigne imperceptiblement du 9e art. Fasciné par Blanche Neige dès sa sortie, en 1938,  » Walt  » Goscinny crée, avec Uderzo, les studios de dessins animés Idéfix, dont sortira, notamment, La Ballade des Dalton. Avec son ami Pierre Tchernia, il se lance dans le cinéma. Il rencontre même Louis de Funès, auquel il songe pour interpréter Iznogoud ou Astérix.  » Avant tout le monde, il est devenu un  »producteur culturel », s’investissant aussi bien dans la presse que dans la radio ou le cinéma. Comme Michel Audiard, il serait sans doute passé un jour ou l’autre à la réalisation « , imagine Pascal Ory.

Il n’en aura pas le temps. En 1976, son épouse apprend qu’elle est atteinte d’un cancer.  » Mon père l’accompagnait systématiquement aux séances de chimiothérapie, raconte Anne. Puis ils rentraient et ma mère s’enfermait dans la salle de bains pour vomir. Mon père était devant la porte et pleurait.  » Professionnellement, Goscinny chamboule tout. Estimant ne pas percevoir suffisamment de droits étrangers, il assigne son ami et éditeur Georges Dargaud en justice. Et demande même à  » Bébert  » Uderzo de poser ses pinceaux à la 37e planche d’Astérix chez les Belges, en attendant que les tribunaux tranchent !

 » Tout cela a évidemment pesé sur son état de santé « , confie son ami le pédiatre Julien Cohen-Solal, avec lequel il marchait tous les dimanches matin au bois de Boulogne. Cet écorché vif, qui fume Pall Mall sur Pall Mall, est d’abord rattrapé par une angine de poitrine. Puis ce sera le test d’effort, fatal. Imaginait-il que ses héros de papier allaient lui survivre et entrer dans les manuels scolaires ? Après tout, Malraux lui avait glissé un jour :  » Moi, j’ai écrit sur le mythe, mais vous, c’est beaucoup mieux, vous avez créé un mythe.  » l

Vient de paraître : Du Panthéon à Buenos Aires. Chroniques illustrées, par René Goscinny. Imav, 120 p.

Jérôme Dupuis, avec Tristan Savin

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