Je voudrais dédier ce film à tous les enfants innocents du monde qui sont victimes de la politique des dictateurs et des fascistes. » Bahman Ghobadi ne mâche pas ses mots, habité par une colère dont son nouveau film fait retentir sourdement des échos révoltés. Le réalisateur iranien du très beau Un temps pour l’ivresse des chevaux (Caméra d’or, en 2000, au Festival de Cannes) était venu en Irak, à Bagdad, trois jours à peine après la chute de Saddam Hussein, pour y présenter son avant-dernier film Les Chants du pays de ma mère. Muni d’une petite caméra vidéo, il l’avait promenée durant quelques semaines, dans la capitale mais aussi dans d’autres villes, avant de retourner dans son propre pays, où les images qu’il avait captées ne cessaient de le troubler. Heurté par » les terrains minés, les enfants mutilés, les gens égarés, l’insécurité aggravée « , Ghobadi décida rapidement de retourner en Irak pour réaliser un film de fiction nourri par la réalité. » On aurait dit que la guerre venait de commencer alors qu’on la disait finie… « , se souvient-il.
Il lui fallut trois mois pour obtenir les autorisations nécessaires, trois mois durant lesquels sa détermination ne fit que grandir, tant il était choqué de voir que » les médias du monde entier ne parlaient que de Bush et de Saddam Hussein, pas du peuple irakien, comme si ce dernier n’était composé que de figurants… » C’est dans le Kurdistan, tout près des frontières turques et iraniennes, que le réalisateur est allé tourner Turtles Can Fly ( Les tortues volent aussi), chronique située avant, pendant et juste après le déclenchement de la guerre. Aux habitants de ce coin sauvage et déshérité se sont ajoutés des réfugiés, déplacés par la perspective de l’imminent conflit, et qui s’entassent dans un camp de fortune. Tous cherchent à obtenir des nouvelles, et les antennes paraboliques û d’occasion û fleurissent, permettant de capter les chaînes étrangères où le compte à rebours se décline dans toutes les langues. Cette soif d’informations fait les affaires d’un adolescent surnommé Satellite, un petit malin qui ajoute à ses aptitudes techniques un sens aiguisé de l’entreprise. Quand une jeune fille, Agrin, et son frère amputé des deux bras font leur apparition parmi les réfugiés, Satellite voudra se faire chevaleresque pour impressionner la belle. Mais l’amour, l’amitié peuvent-ils être autre chose que de fugaces mirages, quand on survit au milieu des champs de mines et que la mort peut frapper à tout instant ? D’autant qu’Agrin porte un lourd fardeau : violée par des sbires de Saddam, elle en a conçu un petit enfant qu’elle rejette tant il lui rappelle sa douleur, son humiliation et sa haine…
Bush, Saddam… figurants
Scandé par les sombres prédictions du frère mutilé d’Agrin, les tentatives de déminage achevées dans l’horreur, les cris de détresse du bambin repoussé par sa jeune mère et cette attente de la guerre qui tient tout en suspens, Turtles Can Fly est une £uvre immensément prenante, d’où se dégage une bouleversante émotion. Les enfants en occupent le centre, ainsi que le voulait Bahman Ghobadi, les adultes restant au second plan, Bush, Saddam et consorts se voyant relégués, juste retour des choses, au rang de figurants. » Sur place, avant de tourner, j’ai vécu avec ces enfants pour me sentir proche d’eux, les premières victimes û comme partout û du conflit « , explique le cinéaste qui a écouté les gosses raconter leurs expériences, puis s’est efforcé de » reconstruire ce qu’ils avaient vécu « .
Contre la guerre
Le film montre le terrifiant » travail » des plus jeunes qu’on envoie récupérer les mines non explosées qui seront ensuite revendues à la ville la plus proche, sur un incroyable et chaotique marché aux armements où se vend, s’achète et s’échange tout ce qui peut tuer, blesser, mutiler. Originaire du Kurdistan lui-même, Ghobadi n’ignore pas qu’il s’agit d’une des régions les plus minées du monde, au sol farci d’engins » que les fabricants européens et américains ont vendus aux dictateurs comme Saddam et autres qui en ont infesté le pays « . Les séquences de déminage amateur, chargée d’un lourd et douloureux suspense, figurent parmi les plus saisissantes de Turtles Can Fly. Mais tout aussi marquante est l’exploration des rapports complexes entre l’entreprenant Satellite et la jeune Agrin, le cinéaste se gardant bien de les réduire à leur apparence de petit patron roublard pour le premier, de » mauvaise mère » pour la seconde. L’enfer terrestre vécu par les jeunes héros du film, s’il est clairement dénoncé par un réalisateur en révolte, n’empêche à aucun moment l’expression des nuances, dans une £uvre vierge de tout dogmatisme et constamment habitée d’une nécessité vitale. » En faisant des films, je voudrais pouvoir souffrir comme mon peuple souffre, je sais que j’ai un océan d’énergie quand je suis près d’eux ! » clame Bahman Ghobadi.
» J’ai voulu faire un film contre la guerre « , conclut le cinéaste dont l’£uvre dépasse par sa grandeur le contexte local (remarquablement restitué) pour atteindre une dimension universelle. Car partout, d’Irak en Afrique centrale, en passant par le Proche-Orient, les enfants sont les premières victimes des guerres qu’aucun d’entre eux n’a jamais provoquées… Sa manière de filmer, tout à la fois fidèle au réel et largement ouverte à la poésie, est pour beaucoup dans cette faculté qu’a le réalisateur kurde de toucher par-delà les différences de culture. Le naturel de ses interprètes, évidemment tous non professionnels, n’est pas non plus étranger aux résonances profondes que le film aura en chacun de nous. Ghobadi déclare avoir travaillé avec eux » comme avec des professionnels, en les dirigeant de telle manière qu’ils puissent entrer dans le personnage « . Un choix d’artiste responsable, mais aussi une forme de respect pour des acteurs dont certains ont vécu dans leur chair des choses bien pires encore que celles montrées dans le film. Ce respect est une des qualités marquantes et décisives de Turtles Can Fly. Il ne peut s’atteindre qu’à hauteur humaine, et ne saurait même s’imaginer dans les bunkers de l’ex-tyran de Bagdad ou dans les salons géométriques de la Maison- Blanche. Bahman Ghobadi se veut témoin, pas donneur de leçon. Son film n’en est pas moins riche d’enseignements, et on souhaite sans trop y croire qu’il soit vu dans les chancelleries où se décide, souvent dans l’indifférence absolue aux souffrances des gens, le sort de populations entières…
Louis Danvers