L’internationale de la terreur

De la Tunisie à l’Europe, du Yémen au Koweït, l’Etat islamique étend sa menace au-delà des frontières de son  » califat « . L’historien du Moyen-Orient Jean-Pierre Filiu (1) décrypte cette offensive djihadiste tous azimuts qui exploite les erreurs et les faiblesses des Occidentaux.

Il s’appelle Boubaker el-Hakim et son portrait avait déjà été publié au lendemain du massacre de Charlie Hebdo. Inspirateur de cette tuerie comme de celle du musée tunisien du Bardo, en mars 2015, ce djihadiste franco-tunisien occupe désormais une place éminente au sein de Daech, le bien mal nommé  » Etat islamique « . Sous son nom de guerre d’Abou Muqatil, il encourage régulièrement ses partisans à perpétrer des meurtres en France :  » Tuez n’importe qui. Tous les infidèles là-bas sont des cibles. Ne vous fatiguez pas à chercher des cibles difficiles.  »

Daech a officiellement revendiqué les carnages de Sousse et de Koweït City, qui ont marqué dans le sang le premier anniversaire de la proclamation du  » califat  » d’Abou Bakr al-Baghdadi, un an plus tôt à Mossoul. A l’heure où j’écris ces lignes, l’organisation n’a pas jugé opportun de s’attribuer l’attaque de Saint-Quentin-Fallavier, dans la région lyonnaise. Le relatif fiasco de cet attentat, comme deux mois plus tôt l’échec du projet d’attaques d’églises à Villejuif, près de Paris, peut expliquer ce silence. Mais la motivation d’un tel mutisme est sans doute plus profonde.

En Tunisie et au Koweït, vendredi dernier, de même qu’auparavant en Libye, au Yémen ou en Arabie, Daech veut semer la terreur dans les populations visées et s’afficher comme encore plus impitoyable que ses rivaux djihadistes d’Al-Qaeda. En France, et plus généralement en Europe, Daech veut avant tout susciter des représailles contre les musulmans ordinaires, afin d’alimenter une spirale de violence intercommunautaire qui serait désastreuse pour les institutions démocratiques et le  » vivre ensemble  » citoyen.

 » Centralisation de la décision et décentralisation de l’exécution  »

Vendredi dernier, ce fut une usine de produits chimiques, demain cela pourrait être une école ou un centre commercial. L’imagination morbide des terroristes est sans limites et on voit bien l’impossibilité de parer à toutes les menaces potentielles, sauf à glisser sur la pente d’un Etat policier, ce qui ferait encore plus le jeu des djihadistes. Il faut donc, une fois pour toutes, cesser de réagir à la plus récente agression et reprendre l’initiative face à un ennemi dont la force principale émane des erreurs et/ou des faiblesses de ceux qui prétendent le combattre.

Il convient d’abord de désigner précisément l’organisation à la source de cette menace terroriste sans précédent. Il s’agit de Daech, un groupe constitué, avec une hiérarchie et des réseaux. Il est dès lors inutile de s’égarer dans les marécages des  » loups solitaires  » et autre  » cinquième colonne « . Il y a toujours un donneur d’ordres au Moyen-Orient, mais selon le principe, déjà en vigueur sous Al-Qaeda, de  » centralisation de la décision et décentralisation de l’exécution « .

Il importe ensuite de souligner que cette menace porte sur l’ensemble du continent européen, comme les drames du Musée juif de Belgique à Bruxelles, et du Danemark, l’ont rappelé depuis le début de l’année. On estime aujourd’hui à 5 000 le nombre de ressortissants européens enrôlés sous la bannière de Daech, entre la Syrie et l’Irak. En proportion de leur population, les plus gros  » fournisseurs  » de djihadistes sont la Belgique et le Danemark.

Cette menace inédite sur le continent européen n’est absolument pas prise en compte à Washington, dans un déni stratégique lourd de conséquences pour notre sécurité collective. De même que l’invasion américaine de l’Irak, en mars 2003, a implanté le djihadisme au coeur du Moyen-Orient (avec des retombées terroristes à Madrid en mars 2004 et à Londres en juillet 2005), la politique suivie par l’administration Obama depuis son  » retrait  » d’Irak en 2011 a fait le lit de Daech, ce dont l’Europe paie le prix bien plus que les Etats-Unis.

Obsédé par la volonté de solder l’héritage calamiteux de George W. Bush, l’actuel président américain reste étranger à la dynamique révolutionnaire à l’oeuvre en Syrie depuis le printemps 2011. En août 2012, il affirme que seule l’utilisation des armes chimiques par Bachar al-Assad vaudrait franchissement d’une  » ligne rouge  » et entraînerait l’intervention américaine.

En août 2013, après les bombardements chimiques de la banlieue de Damas par Assad, Obama refuse de sanctionner ce franchissement de la  » ligne rouge  » qu’il avait lui-même énoncé. Cette reculade entraîne une envolée des montées au djihad, car la propagande de Daech a beau jeu de souligner le  » deux poids deux mesures  » des Occidentaux, indifférents, voire complices, face au martyre du peuple syrien. Ce discours porte particulièrement chez les nouvelles recrues de Daech, souvent issues des classes moyennes, avec une forte proportion de convertis et de femmes (deux phénomènes là aussi sans précédent).

Un an plus tard, Obama se gausse des capacités militaires d’une opposition syrienne  » constituée d’anciens docteurs, paysans et pharmaciens, et ainsi de suite « . Il s’en tient à la chimère d’une formation, en Jordanie plutôt qu’en Turquie, d’une armée syrienne de libération de quelques milliers d’hommes.

Cet aveuglement d’Obama se double d’un pari constant sur des armées supposées  » nationales « , alors qu’elles ne sont que des gardes prétoriennes vouées à la défense du régime.

Washington coopère directement avec Téhéran sur le théâtre irakien (en assurant notamment le soutien aérien des offensives des milices pro-iraniennes) et indirectement avec le régime Assad sur le théâtre syrien (notamment par le contrôle de l’espace aérien, avec refus persistant de même prévenir l’opposition syrienne de l’imminence des frappes gouvernementales). Les Etats-Unis ont aussi accordé un soutien aérien déterminant aux forces kurdes dans la bataille pour la ville syrienne de Kobané, frontalière de la Turquie.

En misant ainsi avec constance sur les Kurdes contre les Arabes, sur les chiites contre les sunnites, Obama s’inscrit dans la lignée désastreuse de la guerre civile en Irak qui fut celle de son prédécesseur. Loin de participer à la consolidation de l’Etat irakien, cette politique contribue à le ruiner, avant tout au profit de cet  » Etat dans l’Etat  » que sont devenues les milices affiliées à Téhéran. Daech profite logiquement de cette polarisation confessionnelle, comme l’a prouvé sa récente conquête de Ramadi, capitale de la province stratégique d’Anbar, dans l’ouest de l’Irak.

Aucun succès majeur n’est donc à espérer à court terme contre Daech en Irak. Or, il est essentiel de casser la dynamique expansionniste de l’organisation de Baghdadi, ne serait-ce que pour endiguer son escalade terroriste au-delà des frontières de son  » califat  » autoproclamé. Et ce n’est pas l’Irak qui attire les recrues européennes, mais la Syrie, ce  » pays de Cham « , où est censée se livrer la  » Grande Bataille  » de la fin des temps.

Seule la coalition révolutionnaire peut offrir une alternative arabe et sunnite à Daech. Un soutien aérien et un armement conséquent lui permettraient d’expulser les djihadistes de leur fief de Raqqa, voire de la vallée de l’Euphrate. C’est la hantise de Daech, qui rêve, par un attentat majeur en Europe, de susciter une surréaction militaire, avec intervention occidentale au sol, comme en 2003.

Il n’y a pourtant aucune fatalité à ce qu’un tel piège se referme. Il est urgent de collaborer avec les seules forces capables de dépasser au Moyen-Orient l’antagonisme entre sunnites et chiites, entre Kurdes et Arabes. Et il faut soutenir activement la Tunisie, dont la transition démocratique est le cauchemar des dictateurs comme des djihadistes. Les assassins de la liberté sont les mêmes en France et en Tunisie, en Europe et dans le monde arabe.

(1) Professeur des universités à Sciences po Paris, il publie Les Arabes, leur destin et le nôtre, aux éditions de La Découverte, le 27 août.

J.-P. F.

On estime aujourd’hui à 5 000 le nombre de ressortissants européens enrôlés sous la bannière de Daech, entre la Syrie et l’Irak

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