Le baron Daniel Cardon de Lichtbuer assiste en première ligne à l’évolution de la Belgique et de l’Europe depuis les années 1950 : chef de cabinet de commissaire européen, président de la BBL et président de Child Focus. Un livre retrace la carrière de ce grand belgicain devant l’éternel.
C’est lui qui voulait l’ouvrage. Pour » laisser une trace écrite et transmettre quelques messages « , raconte l’auteur, Vincent Delcorps, historien auquel on doit, toutes les semaines, dans Le Vif/L’Express, Les coulisses de l’Histoire. Le livre, publié ce 11 décembre, raconte le parcours de cet homme de 85 ans qui épouse, au fond, celui, socio-économico-politique, de la Belgique de la fin du XXe siècle. Daniel Cardon de Lichtbuer, né à Brasschaat, sort de la Seconde Guerre mondiale adolescent, réussit des études de droit puis de sciences éco. Chef de cabinet du commissaire européen Albert Coppé, il contribue, de longues années, à la construction de l’Europe. Puis, il débarque dans le secteur bancaire, pour diriger la BBL. C’est dans ces fonctions qu’il imagine, en mai 1995, la constitution d’une grande banque belge. L’une des raisons était l’arrivée prochaine de l’euro, autrement dit, la fin des marchés strictement nationaux. Le projet capote. Quittant la présidence bancaire, il est sollicité pour prendre celle de Child Focus, à peine créé après l’affaire Dutroux. Il l’occupe toujours.
Le livre de Vincent Delcorps raconte ces épisodes qui ont façonné le pays. On y croise des personnalités comme Jean Rey, Etienne Davignon, Albert Frère, Maurice Lippens, Jean-Luc Dehaene, Jean-Denis Lejeune… En suivant un homme insubmersible. Et terriblement patriote : » Si je reste en Belgique, c’est pour lui apporter quelque chose. La Belgique fonde ma première identité. Je suis très fier d’être belge. » C’était évident depuis toujours.
[Extraits] Fin 1992 : nomination à la présidence de la BBL
La scène se déroule un dimanche soir à Gerpinnes. Alors que Theo Peeters vient de quitter la banque, Albert Frère a convoqué Jacques Moulaert, l’un de ses fidèles lieutenants, et Jacques Thierry, qui est encore pour quelques mois le président du conseil de la BBL. Le but de la réunion ? Trouver un nouvel homme fort pour la banque. Relevons que la méthode est inhabituelle : généralement, le choix du président relève essentiellement du comité de direction. A l’ordinaire, Frère ne se mêle pas de ce genre d’affaires. Mais cette fois, l’heure est grave. La banque est en crise, le cours est bas, le comité est sous tension ; le choix du futur président s’avère donc capital.
Jacques Thierry n’est pas venu seul. Il est accompagné de son candidat pour le poste : Eric Andersen. Après avoir fait une partie de sa carrière à la Citybank, l’homme est entré au comité de direction de la BBL. Il est considéré comme un bon banquier. Au terme des discussions, Frère et Moulaert se retrouvent à deux. Ils se regardent ; ils sont sur la même longueur d’onde. » C’est impossible « , se disent-ils. Andersen est intelligent – là n’est pas le problème – mais il manque cruellement de charisme. Or, Frère et Moulaert partagent le sentiment qu’en ces temps critiques, c’est d’un vrai leader que la BBL a besoin. Les deux hommes n’ont pas besoin de réfléchir longtemps. Un nom leur vient à l’esprit : Cardon.
La chose étant à peine décidée, Moulaert est envoyé chez Fons Verplaetse pour lui annoncer la nouvelle. La réaction du gouverneur de la Banque nationale est directe : » Daniel ? Mais il n’y connaît rien ! » Moulaert s’explique : » Nous ne pensons pas avoir besoin d’un banquier mais d’un meneur d’hommes. » Verplaetse ne semble pas convaincu mais il ne s’oppose pas. » Si tel est votre choix… »
Quant à Daniel Cardon, c’est non sans quelque amertume qu’il se préparait à clore sa carrière dans un certain anonymat. Lorsqu’il apprend que la direction de la banque lui est offerte, il est aux anges. » Cela m’arrangeait bien car j’ai toujours été numéro un « , sourit-il.
1997 : le projet avorté d’une » grande banque belge »
La grande banque belge avait-elle une chance de voir le jour ? A aucun moment, le projet n’a en tout cas été sur le point d’aboutir. A cet égard, on peut formellement affirmer que la Commission bancaire n’a jamais été saisie d’un business plan en bonne et due forme. Le dépôt d’un tel document constituait pourtant un préalable nécessaire à la fusion. Dès lors, l’histoire de la » GBB » est d’abord le récit d’un mirage qui a fait rêver quelques-uns, au jeu duquel certains se sont prêtés, mais dans lequel beaucoup d’autres n’ont jamais vraiment cru. En apparence, le scénario était limpide et séduisant ; pour la presse et l’opinion publique, il ressemblait à un feuilleton passionnant. En réalité, dans les coulisses, tout était plus complexe.
Sans doute le projet présentait-il certaines faiblesses objectives – manque de complémentarité et risques pour l’emploi tout particulièrement. Mais il est évident que, comme dans toute affaire de fusion-acquisition, le facteur relationnel a été très important. En l’occurrence, les inimitiés, les rivalités et les luttes de prestige ont joué un rôle décisif. Certains acteurs de premier plan prétendent que Narmon et Chaffart voulaient tous deux prendre la tête de l’entité fusionnée. D’autres font état d’une réunion à la G-Banque, au cours de laquelle Michel Tilmant aurait fait part de ses ambitions présidentielles, non sans sérieusement crisper ses interlocuteurs. » C’est vraiment terrible, les problèmes de personnes « , regrettera à l’époque Fons Verplaetse.
Enfin, constatons que les principaux défenseurs du projet ne sont pas les principaux décideurs. Une personnalité telle qu’Etienne Davignon n’a ainsi jamais donné l’impression de vouloir réellement la fusion. Surtout, pour l’actionnaire principal de la Générale de Banque, les 20 % d’ING dans BBL semblent représenter un obstacle rédhibitoire. Quant à Albert Frère, a-t-il réellement cru au projet ? » J’étais très favorable à cette idée, insistera-t-il des années plus tard. A l’époque, j’ai consacré beaucoup de temps à ce projet. » Dans une autre interview, il évoque même sa déception : » Cet échec m’a fortement affecté, parce que cette alliance aurait pu renforcer le paysage financier belge et le maintenir en Belgique. »
1997 : la présidence de Child Focus
À l’autre bout du fil se trouve Luc Tayart de Borms. L’administrateur délégué de la Fondation roi Baudouin appelle au nom du chef du gouvernement, le social-chrétien flamand Jean-Luc Dehaene. » Nous sommes confrontés à un phénomène d’une ampleur importante. Ni la police, ni la justice ne sont en mesure d’apporter une réponse. » Dehaene entend confier à Cardon une nouvelle mission. Un défi de taille : mettre sur pied un centre consacré à la lutte contre la disparition d’enfants. Le banquier n’hésite pas un instant. » Toen waren we beschaamd om Belg te zijn « , racontera-t-il plus tard. Cardon vient de quitter la présidence de la banque et dispose d’un peu de temps. Il accepte.
Pourquoi lui ? » L’on a, sans doute, voulu trouver quelqu’un de vraiment indépendant, répond Cardon dans la presse. C’est-à-dire quelqu’un qui ne soit ni trop à gauche, ni trop à droite, ni trop flamand, ni trop francophone… » Et de fait, si Cardon est étiqueté social-chrétien, il est homme à fédérer plus qu’à cliver et dispose de relais dans les milieux publics comme privés. Doué de réelles compétences managériales, il est, en outre, manifestement capable de trouver les fonds nécessaires à la mise sur pied d’une nouvelle structure qui en aura bien besoin. Enfin, Cardon est un homme d’engagement qui n’a jamais caché son désir d’être au service de la Cité. Au lendemain de la Marche blanche, il regrettera d’ailleurs d’y avoir croisé peu de patrons.
Les intertitres sont de la rédaction.
Thierry Fiorilli