Les intercommunales liégeoises brassent beaucoup d’argent. Leur boss, Stéphane Moreau, rêve de s’emparer de Liège Airport. Le fonds de pension Ogeo Fund servira-t-il son ambition ?
La saison des mandats est ouverte. Comment, après les élections communales, répartir les nouvelles influences politiques au sein des intercommunales liégeoises ? Pas de mystère : Stéphane Moreau, bourgmestre de Ans (où le PS a remporté 14 sièges en 2012 contre 18 en 2006), restera le tout-puissant patron de Tecteo Group (intercommunale » pure » publique), bien qu’il ait délégué formellement sa qualité de directeur général à une proche, Bénédicte Bayer. Il » se contente » d’être le CEO de la SA Tecteo Services, une filiale privée détenue à 99 % par la maison-mère et qui décide de tout : le concept d’intercommunale a été vidé de sa substance. Cette astuce lui permet de cumuler un poste de bourgmestre avec, dans les faits, la direction d’une importante entreprise publique aux ramifications multiples, ce qu’interdit le décret wallon sur la démocratie locale. La province de Liège et une quarantaine de communes sont les propriétaires théoriques de ce conglomérat géré de façon décomplexée et souvent opaque (lire en p.44 le témoignage de l’ancienne présidente de Brutélé, Viviane Teitelbaum). Tecteo a repris l’ambition d’André Cools d’arc-bouter la défense de la région liégeoise sur l’initiative économique publique. Mais, outre la manière, les risques pris donnent le vertige.
Tecteo pèse lourd : trois milliards d’euros, environ 2 000 personnes employées, principalement dans la région de Liège. Mais si la distribution du gaz et de l’électricité est rentable (une rente de situation à charge des consommateurs), l’activité Voo (télévision, Internet et téléphonie fixe) est lourdement déficitaire : – 97 millions d’euros en 2010, – 75 millions en 2011. L’exercice 2012 ne doit pas être plus fameux. D’après une source interne, l’équilibre ne serait pas attendu avant 2015. Le mélange des genres public-privé qui caractérise l’écheveau des intercommunales dominées par le PS suscite une vraie inquiétude dans les milieux politiques liégeois. Certains, au CDH, pestent contre l’alignement de Dominique Drion, président d’arrondissement, son représentant n° 1 dans les conseils d’administration publics liégeois. Côté MR, Roger Sobry, proche de Daniel Bacquelaine, président de la fédération provinciale et député-bourgmestre de Chaudfontaine, ne sera plus proposé comme n° 2 de Tecteo lors des assemblées générales décisives de juin prochain. De là viendra peut-être un changement de ton, jusqu’alors très consensuel. » S’agissant de Tecteo, déclare Daniel Bacquelaine, il faut se garder de l’angélisme comme des théories du complot. » Ecolo ne s’est pas distingué en approuvant la création de la SA Tecteo Services. Le vrai changement viendra-t-il du PS ?
Jean-Claude Marcourt, ministre wallon de l’Economie (PS), avait émis en son temps quelques réserves sur les très nombreuses casquettes de Stéphane Moreau. Il précise : » J’ai dit qu’il devrait choisir et faire le ménage dans un certain nombre de ses mandats. Au moment où nous allons réunir les instances liégeoises, nous devons voir si d’autres personnes ne sont pas disponibles. Je pense que Stéphane, qui a des qualités immenses, doit se concentrer sur les grands mandats qui sont les siens, à savoir Ans et Tecteo. On a tous vingt-quatre heures dans une journée. De plus, il est important d’envoyer un signal positif à la population qui souhaite une limitation des mandats. » Le dernier dossier polémique dont Le Vif/L’Express a eu vent porte sur Liège Airport, le fleuron du redéploiement économique de la région. Stéphane Moreau lorgnerait dessus. Comment s’y prendre ? Simple… Via Ogeo Fund, le fonds de pension de Tecteo, et via l’intercommunale » pure » Ecetia (ex-Société liégeoise de leasing et de financement), qui possède déjà 50 % des parts de Liège Airport, les 50 % restants se répartissant de façon égale entre la Sowaer (Région wallonne) et les Aéroports de Paris. Le projet remonte à l’époque Daerden.
En 2011, la » paix des braves » entre Stéphane Moreau et Michel Daerden, en compétition pour le maïorat de Ans, s’était conclue par ce deal : à Moreau, le maïorat de Ans, à Daerden, celui, moins important, de Saint-Nicolas. En compensation, Michel Daerden recevait Ecetia, où Stéphane Moreau peut mobiliser l’assemblée générale. S’il n’était pas décédé le 5 août 2012, Daerden en aurait pris les rênes. A l’époque, la directrice générale d’Ecetia, Sylvianne Portugaels, également directrice de Resa Services (le secteur Energies de Tecteo), s’était opposée aux projets du duo. Elle est tombée en disgrâce. Le 1er février, elle quittera Tecteo pour rejoindre le cabinet du ministre wallon de l’Economie, Jean-Claude Marcourt (PS).
Ecetia est l’une de ces merveilles tarabiscotées de l’ingénierie publique. L’intercommunale est dotée de quatre filiales. 1. Ecetia Finances SA (mixte), dont Ethias et Belfius Banque sont en train de se retirer. Les deux institutions seront remboursées pour partie, le reste de leur mise étant transformé en emprunts obligataires. 2. Dans Ecetia Participations SA, où sont logées les parts de Liège Airport, Ethias et Belfius disposent d’un peu moins de la majorité. 3. Ecetia Immobilier SA investit dans divers projets immobiliers, dont le Château des Thermes de Chaudfontaine, un ensemble hospitalier et hôtelier dédié au bien-être et à la chirurgie esthétique. 4. Ecetia Collectivités, la dernière-née des filiales, est un établissement financier public exonéré du précompte mobilier, d’où Michel Daerden serait parti à la reconquête de son pouvoir, en rassemblant tous les fils (et surtout les fonds) de la nébuleuse liégeoise. Le MR était opposé à ce grand micmac. » J’avais émis les plus extrêmes réserves « , rappelle Daniel Bacquelaine.
Projet abandonné à la mort de Michel Daerden, disait-on, lui seul ayant la main nécessaire pour rassembler tant d’argent de provenances si diverses. José Happart, président du conseil d’administration de Liège Airport, confirme que » Michel Daerden s’intéressait à Liège Airport sans qu’aucun procès- verbal l’indique. Il pouvait mettre sur la table 225 à 250 millions d’euros. » Cependant, ajoute José Happart, » rien n’était fait et rien ne dit que la Région wallonne et les Aéroports de Paris auraient été vendeurs. Entre les ambitions et leur réalisation, il y a loin de la coupe aux lèvres « . De toute façon, il fallait l’aval de Jean-Claude Marcourt, ministre wallon de l’Economie. » Michel Daerden ne m’a jamais parlé de ça, réagit ce dernier. Il n’est pas sûr que la Région wallonne a été contactée et qu’elle a marqué son accord, ni les Aéroports de Paris. Pour racheter leurs parts, il faut de l’argent, et je ne suis pas sûr qu’Ecetia en dispose. Quelqu’un peut toujours évoquer un projet dans une réunion, moi, je ne l’ai pas entendu. Il faut se rappeler que c’est la Région wallonne qui a financé les infrastructures de l’aéroport et, ensuite, voir comment Ecetia propriétaire à 100 % de l’aéroport servirait les intérêts de celui-ci. » Dans la bouche de Marcourt, c’est une motion de méfiance.
Son collègue, le ministre André Antoine (CDH), qui a la tutelle sur les aéroports, en rajoute une couche : » Ni moi ni la Sowaer n’avons été approchés, assure- t-il. Si l’hypothèse de ce projet devait se vérifier, nous ferions appliquer le pacte d’actionnaires du 14 juin 2002 qui implique que les deux investisseurs publics, Ecetia et la Sowaer, se concertent sur toutes les décisions stratégiques. Rappelons qu’une grande partie des infrastructures appartient à la Région wallonne et que Liège Airport est une société de gestion. »
Un autre bruit court à Liège. Avant son décès, Michel Daerden aurait emprunté de l’argent au fonds de pension de Tecteo, Ogeo Fund, pour doper la SA Ecetia Participations. Aujourd’hui, la société Ecetia devrait rapatrier cet argent chez Ogeo Fund, mais elle le ferait sous la forme de parts dans Liège Airport, dit-on. Jean-Claude Marcourt reconnaît l’existence de cette discussion, qui porte sur une centaine de millions d’euros, mais tempère : » Ogeo Fund a prêté de l’argent à Ecetia, dans le respect des règles, pour financer des projets dans la région liégeoise. Qui dit prêts, dit échéance de remboursement. Certains prêts ont été remboursés. L’un arrive à échéance en 2013. Il y a une réflexion sur la manière de s’y prendre : rembourser la dette en numéraires ou par équivalence ? Dans ce cas, ce ne serait pas dans la SA Liège Airport qu’Ogeo Fund prendrait des parts mais dans Ecetia Participations. »
Or Stéphane Moreau est aussi le grand chef d’Ogeo Fund. Par ce biais, il pourrait accroître son emprise sur la SA Liège Airport et sur les anciens terrains militaires avoisinants. Plus qu’à un projet industriel, cela fait penser à une opération immobilière. Tecteo, maître foncier et financier…
Ogeo Fund, bras armé des ambitions liégeoises
Ogeo Fund est un fonds de pension créé en 2007 pour gérer, à la place d’Ethias (ex-Smap), les quelque 400 millions d’euros du fonds de pension de l’ancienne ALE (Association liégeoise d’électricité)-Télédis devenue Tecteo. Son créateur, Marc Bolland (PS), fils de l’ancien gouverneur de la Province de Liège et bourgmestre de Blegny, s’en est assez vite retiré, officiellement, » pour se consacrer à son mandat de député wallon « . La CGSP s’est laissée bouter dehors, alors qu’elle cogérait paritairement le fonds de pension des travailleurs de l’ALE-Télédis.
A la tête d’Ogeo Fund, se trouvent Stéphane Moreau (administrateur délégué, président du comité de direction), André Gilles (député provincial PS, président du conseil d’administration), Dominique Drion (CDH, vice-président du CA). Le sénateur bruxellois François-Xavier de Donnea (MR) détonne dans ce cercle. Non parce qu’il est libéral – même dominant, le PS tient à présenter un front pluraliste dans la Cité ardente -, mais parce qu’à l’époque, en 2010, Didier Reynders s’était refusé à envoyer quelqu’un dans ce bazar. FXD a donc été recruté par les socialistes liégeois via Louis Michel. Il siège comme administrateur indépendant. Guy Quaden, ancien gouverneur de la Banque nationale de Belgique, PS, figure dans l’institution en tant qu’expert.
En Belgique, les fonds de pension sont contrôlés par la FSMA (autorités des services et marchés financiers, ex-CBFA), mais moins strictement que les banques et les assurances, en raison d’un cadre légal différent. Les interventions de la FSMA sont confidentielles. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. En principe, tout va bien. On entend circuler des chiffres, sans doute exagérés, à propos du résultat des placements immobiliers d’Ogeo Fund : 8 %, 15 %, 17 %… Heureusement, si c’est le cas, pour les 4 000 travailleurs et plus de 1 600 pensionnés du secteur public liégeois qui en dépendent. D’après le rapport annuel 2011 (illustré à grands renforts de tableaux de Magritte, dont on connaît le prix des droits), Ogeo Fund affichait 794 millions d’euros d’actifs sous couverture, 279 millions d’euros en surcouverture, dégageant un bénéfice de 74,5 millions d’euros et un rendement de – 0,82 %, ce qui, se défendaient les auteurs du rapport, était encore un bon résultat dans le contexte boursier du moment. On attend le rapport 2012.
D’après l’Association belge des institutions de pension, Ogeo est le cinquième plus grand fonds de pension de Belgique. Tecteo n’y est pas resté longtemps seul. D’autres institutions publiques liégeoises l’ont rejoint, bon gré mal gré. Tecteo Resa (ex-Association liégeoise du gaz, bouffée toute crue par Tecteo, et dont le fonds de pension a déjà été utilisé deux fois par dérogation), l’Intercommunale d’incendie de Liège-Service régional d’incendie, la Compagnie intercommunale liégeoise des eaux (malgré le veto de son directeur général), les mandataires de la Ville et du CPAS de Seraing, un fragment de l’ancien personnel de la Ville et du CPAS de Seraing (en réalité, le personnel statutaire n’a pas voulu quitter l’ONSS-Administrations provinciales et locales), les députés provinciaux (le personnel provincial n’est pas chez Ogeo Fund). L’Association intercommunale d’émergement et d’épuration vient de s’affilier ce mois-ci, mais à une condition : que son argent ne soit pas investi dans l’immobilier. Sage précaution ?
Les premiers pas d’Ogeo Fund furent difficiles. En 2009, le fonds était en faillite virtuelle. A tort ou à raison, ses investissements immobiliers font toujours débat car ils seraient perméables à des considérations typiquement politiques ou liégeoises. La preuve par l’hypothèse Ogeo Fund-Aéroport de Liège… On cite aussi le bâtiment de prestige du boulevard Piercot, à Liège, où aurait dû se trouver le siège social d’Ogeo Fund et qui est resté inoccupé de longues années avant d’être revendu ; un petit castel acheté au coeur du parc privé de Cointe et qui ne pourra sans doute pas être transformé en » centre d’affaires » vu son environnement ; la prise de participation d’Ogeo Fund dans le projet Bavière (un chancre urbain liégeois dont quatre promoteurs se sont déjà retirés) et qui est cornaquée par Yves Bacquelaine (frère de Daniel Bacquelaine), etc… Ogeo a aussi des intérêts immobiliers dans le Brabant wallon et à Anvers. » On ne fait pas ce qu’on veut avec cet argent, justifie Alain Mathot, député-bourgmestre de Seraing et membre de l’assemblée générale d’Ogeo Fund. On est contrôlé par la FSMA. L’hôpital du Bois de l’Abbaye [NDLR : à Seraing] envisage de s’y affilier en raison de ses excellents rendements, mais les trois anciens mandataires de Seraing pourraient le quitter parce que, dans leur configuration, ça revient trop cher aux finances communales. » Alain Mathot est fidèle à l’orthodoxie liégeoise lorsqu’il déclare qu’ » Ogeo Fund et ses excédents ont un rôle de levier économique sur la région « .
MARIE-CÉCILE ROYEN