L’impuissant Premier

Charles Michel traverse une période compliquée. La Belgique est montrée du doigt de tous côtés. En dépit de ses discours matamoresques, le Premier ministre est tributaire d’une N-VA insidieuse, de notre complexité institutionnelle et d’une Europe devenue indispensable. Prisonnier des autres, en somme…

« Un accord ambitieux est indispensable, l’échec n’est pas une option.  » Lundi 30 novembre, en fin d’après-midi, Charles Michel tient un discours volontariste à la tribune de la conférence de Paris sur le climat (COP21). Mais dans son dos, les Régions n’ont toujours pas conclu d’accord sur l’effort à fournir par la Belgique, qui se voit en outre décerner un prix  » Fossile du jour  » du plus mauvais élève de la classe climatique. Malgré lui, il est la risée du monde.  » La N-VA porte un préjudice grave à la crédibilité de la Belgique et de son Premier ministre « , dénonce son prédécesseur, Elio Di Rupo, appuyé par les ministres régionaux PS et CDH.

Une semaine plus tôt, à la tribune du Parlement, le Premier ministre adopte un ton ferme pour démontrer qu’il a la situation en main dans une Région bruxelloise en pleine crainte terroriste, sous niveau 4.  » La menace est devant nous « , brave-t-il. Au moment même où il parle, l’Ocam (Organe de coordination pour l’analyse de la menace) descend le degré d’alerte à 3 sur la capitale. De l’étranger, on dénigre la Belgique pour sa complexité. Charles Michel rétorque fermement aux Français, dont les critiques sont  » lamentables « , en épinglant les maux de l’Hexagone. Sa réponse aux dysfonctionnements des dernières semaines ?  » Il faut une CIA européenne.  »

 » Il ne peut que prendre acte  »

Actif sur tous les fronts, le locataire du 16, rue de la Loi entend montrer qui est le maître à bord. Mais la fonction de Premier ministre a profondément changé au fil du temps, jusqu’à perdre de sa puissance.  » Charles Michel essaie de se présenter comme celui qui crée de nouvelles choses, mais il ne peut, il est vrai, pas faire autre chose que de prendre acte de la réalité, estime Pierre Verjans, politologue à l’Université de Liège (ULg). Dans ses discours, il a évidemment intérêt à montrer qu’il dispose de plus de liberté qu’il n’en a réellement. Mais il est prisonnier. Sa fonction est un paradoxe permanent.  » Joliment, le politologue utilise l’image du roi tout-puissant dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Quand le petit prince lui demande de voir le coucher de soleil, le roi ne peut que lui fixer rendez-vous en fin de journée : quand le soleil se couche effectivement…

 » Les pouvoirs se sont renforcés vers le dessus et vers le dessous de l’Etat belge, complète Pierre Verjans. Les Régions et les Communautés ont de plus en plus de compétences, comme en témoigne à merveille la pénible négociation de l’accord climatique. Pour réagir au terrorisme, les Etats-nations ne se suffisent plus à eux-mêmes. Cette conscience-là s’impose à Charles Michel.  » La sixième réforme de l’Etat, entérinée fin 2011 et active désormais, est passée par là. De même qu’un monde en voie de globalisation accélérée. De là à rendre le Premier impuissant ?  » La politique est le monde de la parole, il y a dès lors des incantations qui fonctionnent. Il peut essayer de forcer les choses. Mais il n’est pas le seul à décider. Etre chef du gouvernement fédéral, aujourd’hui, cela ne veut plus dire que l’on maîtrise tout…  »

 » Les enjeux environnementaux ou de sécurité sont devenus transnationaux et les responsables politiques de nos Etats-nations n’ont plus qu’une capacité d’action limitée pour y faire face, acquiesce Pierre Vercauteren, politologue à l’UCL Mons. Cela vaut pour la Belgique, mais aussi pour la France, qui est pourtant considérée comme une puissance. Voilà pourquoi la réponse à la menace terroriste que Charles Michel appelle de ses voeux, une CIA européenne, a du sens. Il faut des entités politiques de plus en plus grandes.  » L’idée d’une Agence européenne de renseignement a été lancée avant lui par Guy Verhofstadt : depuis qu’il a quitté le  » 16  » en 2008, l’ancien Premier ministre libéral flamand s’emploie à démontrer que toutes les questions principales de l’heure doivent être traitées à l’échelon européen. C’est devenu chez lui une obsession.

 » Charles Michel est un homme intelligent et un opportuniste, souligne Pierre Verjans. C’est un terme souvent péjoratif en politique, mais cela signifie aussi qu’il sait exploiter les possibilités qui s’offrent à lui. Il tente de profiter de ce moment dramatique pour forcer une avancée. Quand le gouvernement Verhofstadt assurait la présidence européenne en 2001, il avait lui aussi usé du traumatisme consécutif aux attentats de New York pour faire passer le mandat d’arrêt européen. Un coup de force digne des arts martiaux. Pour pouvoir jouer un rôle moteur, il faut du savoir-faire, de l’influence, mais aussi de la chance. Il faut arriver au moment où cela peut se faire. Le volontarisme et l’intelligence ne suffisent pas.  » Le Belge Gilles de Kerchove, coordinateur antiterroriste européen et… ancien chef de cabinet de Melchior Wathelet père (CDH) quand il était à la Justice, lui a toutefois déjà coupé l’herbe sous le pied :  » Il n’y aura pas de CIA européenne.  »

 » Un négociateur en chef  »

Ecartelé entre les niveaux de pouvoir, déchiré entre les partenaires de la majorité et bousculé par les majorités régionales, le Premier ministre belge est devenu au fil du temps un  » négociateur en chef  » davantage qu’un décideur.  » Le terme de « notaire » avait été tout d’abord utilisé par François Perrin pour désigner l’action de Leo Tindemans, Premier ministre du pacte d’Egmont dans les années 1970, note le politologue liégeois. Quand Wilfried Martens a pris possession du « 16 » en 1979, on a dit de lui qu’il était « négociateur » avant qu’il ne redevienne un notaire à la fin de son règne parce qu’on se fatigue vite dans ce rôle-là. Toutes les contraintes s’exercent sur la personne qui est Premier ministre. Martens lui-même avait coutume de dire que c’est la position la moins libre dans notre Etat.  » Un prisonnier, enchaîné par les autres…

 » Charles Michel ne peut évidemment plus jouer un rôle aussi fort que Gaston Eyskens quand il a mis en oeuvre la réforme de l’Etat de 1970, voire que Jean-Luc Dehaene en 1993, analyse Pierre Vercauteren. Cette fonction a fondamentalement changé. Il garde la capacité de donner des impulsions ou d’arbitrer, mais c’est avant tout un négociateur qui n’a plus la même prédominance qu’auparavant.  » Le Premier doit désormais faire des choix, en fonction de ce sur quoi il peut peser réellement. Au risque de donner lieu à des images improbables : le jour même du début de la conférence de Paris sur le climat, Charles Michel concluait un accord sur la prolongation des centrales nucléaires, pour assurer l’approvisionnement énergétique, cet hiver, alors qu’il devait rester au balcon des négociations belgo-belges sur l’accord climatique. Un choix très politique pour un message à son électorat : la relance du nucléaire est, il est vrai, accompagnée d’une promesse d’investissements à hauteur de 4,3 milliards sur dix ans, en plus de la rénovation des centrales. Jobs, jobs, jobs…

 » Il faut isoler la N-VA  »

 » Aujourd’hui, le Premier ministre est moins un président directeur qu’un président du conseil d’administration, c’est-à-dire que c’est avant tout un superdiplomate qui doit négocier en permanence, décrypte Mark Eyskens. Agé aujourd’hui de 82 ans, ce chrétien-démocrate fut un témoin direct de l’impuissance du « 16 », lui qui fit un passage très temporaire au poste de Premier ministre, en 1981. Devenu auteur, chroniqueur et analyste, il confirme cette perception d’un numéro un politique aux capacités d’action entravées.  » Il doit sans cesse composer avec des incohérences institutionnelles comme ces six zones de police pour la seule ville de Bruxelles ou le grand guignol de la négociation de l’accord climatique, regrette-t-il. Cette dernière bagarre en date est absolument grotesque. La N-VA s’est battue pour savoir si la Flandre allait contribuer à concurrence de 52,5 % ou de 53 %, soit une différence de deux millions d’euros par an sur un budget de trente milliards. C’est absolument scandaleux, il faut isoler ce parti !  »

D’ailleurs, poursuit-il, les événements des dernières semaines ont démontré que le confédéralisme voulu par la N-VA  » ne peut pas fonctionner « .  » Notre fédéralisme lui-même n’est pas un modèle d’une grande efficacité, il y a des dysfonctionnements à résoudre, expose Mark Eyskens. Prenez la décision prise sur les bracelets électroniques pour les djihadistes : la volonté de principe est décidée par le ministre de la Justice, mais l’exécution est de compétence communautaire. C’est absolument ridicule ! Idem pour l’indexation des loyers, dont la décision est fédérale mais l’application régionale. Le commerce extérieur est régionalisé, mais personne ne connaît ni la Flandre, ni la Wallonie…  »

A ce problème structurel s’ajoute, pour cette législature, le noeud conjoncturel de la participation des nationalistes flamands au pouvoir fédéral.  » La présence au sein de la majorité fédérale d’un parti qui a pour intention de montrer que ce niveau de pouvoir est inutile n’arrange rien, déclare Pierre Verjans. Quand il s’agit de nommer un bourgmestre de la périphérie, les ministres fédéraux n’ont aucune influence sur les ministres régionaux N-VA. Charles Michel est coincé malgré lui par une majorité fragile. Son gouvernement a la particularité d’avoir le loup dans la bergerie.  » De façon insidieuse, la N-VA utiliserait les circonstances pour prouver la nécessité d’une septième réforme de l’Etat. Tout en soutenant formellement Charles Michel. Une schizophrénie calculée.

Pour Mark Eyskens, c’en est trop :  » Avec la sixième réforme de l’Etat, nous sommes au bout. Je suis extrêmement sceptique au sujet d’une septième. La Belgique souffre d’un excès de dévolution de compétences transférées aux Régions et Communautés sans veiller à la cohérence. Le fédéralisme est une forme de gestion moderne, sans aucun doute, mais il n’y a chez nous pas de partis nationaux et pas de hiérarchie des normes. Cela rend la gestion de la Belgique très difficile. En Allemagne, l’article 31 de la Constitution permet, dans certaines circonstances, au gouvernement fédéral de modifier les décisions des entités régionales.  » Alors, ne lui parlez pas de confédéralisme…  » La N-VA veut remplacer le gouvernement fédéral par une réunion des trois ministres-présidents. Cela dans la capitale de l’Europe où le Premier ministre doit rencontrer nombre de dignitaires importants du monde entier. Franchement…  »

Venu d’une autre époque, ce sage propose des solutions.  » Il y a une mesure à prendre pour promouvoir l’esprit de coopération et de cohérence, c’est la création d’une circonscription fédérale dans laquelle 10 à 15 % des élus le seraient au niveau de la Belgique tout entière, plaide-t-il. Les députés élus sur cette liste auraient des profils très différents et seraient appelés à jouer un rôle important au niveau fédéral. Je propose aussi la création d’un conseil composé d’académiques, de scientifiques, d’experts, de représentants des partenaires sociaux… qui permettrait de prendre des options plus objectives que les querelles partisanes actuelles. Si on ne réagit pas, la Belgique va continuer à perdre de son prestige.  » Autant d’utopies à l’ère du détricotage belgo-belge ?

Nos interlocuteurs sont unanimes : en ces temps troublés, Charles Michel a le grand mérite de se débrouiller avec les moyens du bord. Mais il faut agir car il est l’otage d’un système et d’un pays trop fragiles…

Par Olivier Mouton

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