Lille, une étrangère si proche

Le 6 décembre, Lille sera sacrée  » capitale européenne de la culture « . Une chance, sans doute, pour cette métropole industrielle qui peine à réussir sa reconversion. Un titre envié, en tout cas, mais les Belges ne l’ont pas attendu pour apprécier la cité nordiste

Londres à moins de 2 heures, Paris à 1 heure, Bruxelles à 40 minutes à peine… Bien plus qu’une simple ligne de chemin de fer, la liaison TGV a indéniablement installé Lille au c£ur de l’Europe. Un sentiment grisant pour une métropole qui se plaît à prendre des allures de ville-carrefour. Le voyageur a d’ailleurs de quoi être décontenancé lorsqu’il débarque à la gare de Lille-Europe. Car, avec son flux incessant de trains, celle-ci n’est en réalité que le c£ur battant d’un complexe beaucoup plus vaste : Euralille ! Cette méga-cité d’affaires abrite pêle-mêle boutiques de vêtements, restaurants, hôtels, supermarché, salle de spectacles, école de commerce, etc. Les bâtiments s’y enchevêtrent les uns les autres de façon un peu effrayante. Dans ce mastodonte grandiose et inhumain, des milliers de badauds se pressent en permanence. C’est donc  » ça  » le Lille du xxie siècle ? Pas seulement. Située à deux pas du centre-ville et conçue par l’architecte hollandais Rem Koolhaas, Euralille a été imaginée pour être  » une turbine tertiaire « , selon l’expression de l’ancien maire socialiste Pierre Mauroy. Ce gigantesque bazar devait aider l’ensemble de la région à sortir du marasme économique. Aujourd’hui, quinze ans après la naissance du projet, Eu- ralille se cherche encore.  » Ce truc, c’est un véritable casse-tête, une ville dans la ville « , lance Jean-François Driant, le directeur de l’Aéronef, cette excellente salle de concerts qui a élu domicile dans le 59 777, le code postal créé exclusivement pour Euralille.

Des rêves de grandeur

Lille, en fait, se verrait bien à la place de Paris. Des rêves de grandeur à tire-larigot. Des envies de capitale. Pas étonnant qu’elle se soit portée candidate pour accueillir une manifestation aussi démesurée que les Jeux olympiques. Un coup dans l’eau : au grand dam des figures de proue de la vie politique lilloise, le Comité olympique international a choisi Athènes.  » Trop pauvres pour corrompre « , a persiflé l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Heureusement pour l’équipe Mauroy, le Parlement européen a offert à la ville un lot de consolation honorable : le label, très convoité, de  » capitale de la culture « . Musique, architecture, théâtre, danse… Pendant toute l’année 2004, en même temps que Gênes, Lille sera le rendez-vous des amateurs d’arts en tous genres. Pour les Lillois, impossible de passer à côté de l’événement : depuis des mois, il est annoncé à chaque coin de rue par des drapeaux rose fuchsia et vert pomme.

 » Nous commencerons par une grande fête, toute la nuit du 6 au 7 décembre 2003. Un grand bal blanc. Ce sera gratuit. Chacun est invité à y participer et à s’habiller en blanc pour l’occasion. Des images seront projetées sur la foule, en hommage au peintre et photographe américain Man Ray, qui a fait la même chose jadis. Mille musiciens interpréteront Berlioz, mais il y aura aussi des labels électroniques anglo-saxons. Les cafés et les restos seront ouverts toute la nuit « , annonce avec enthousiasme Didier Fusillier, directeur de Lille 2004. Le programme est ambitieux, assurément. Loin de se limiter à la cité nordiste, il s’étend à toute la région Nord-Pas-de-Calais et joue à fond la carte transfrontalière avec la Belgique. Ainsi, parmi les  » maisons folie  » (douze nouveaux lieux phares dans des sites inédits), trois seront inaugurées sur notre territoire : à Courtrai, à Mons et à Tournai.

Evidemment, la question des limites de la métropole lilloise apparaît en filigrane. Englobe-t-elle Roubaix, Tourcoing et Mouscron ? Pousse-t-elle carrément  » la frontière  » jusqu’à Courtrai, Ypres et Tournai ? Peut-être, mais la commune de Lille elle-même ne dépasse pas le seuil des 200 000 habitants.  » C’est une ville moyenne qui, sans en avoir les moyens, voudrait jouer pleinement le rôle d’une capitale « , résume Jean-François Driant. Certains s’inquiètent d’ailleurs de ces visées  » expansionnistes « . Auteur de deux polars (parus dans la  » Série noire  » de Gallimard) se déroulant à Roubaix, Lakhdar Belaïd explique :  » Il y a une tendance de la ville-centre à vampiriser tout ce qui existe ailleurs. Et même si ce n’est pas tout à fait vrai, c’est en tout cas ressenti comme tel. Cela débouche sur un vrai malaise.  » Voici quelques années, en guise de provocation, le socialiste René Vandierendonk alla jusqu’à déclarer qu’il serait sans doute le dernier maire de Roubaix, tant il craignait de voir sa commune phagocytée par Lille.

 » Nos amis belges  »

Au-delà de l’association de certaines communes belges à Lille 2004, il existe sans conteste, et depuis longtemps, des liens authentiques entre les habitants des deux côtés de la frontière.  » Chez nous, quand on décide d’aller se balader, on pense directement à Lille, reconnaît Catherine Vandenbrande, une Mouscronnoise de 45 ans. La ville a longtemps traîné une réputation d’être un peu triste, mais depuis quelques années, on commence à la redécouvrir. Elle est beaucoup plus chaleureuse qu’autrefois.  » Chaque week-end, le même va-et-vient étrange se reproduit donc : pendant que les Belges vont flâner à Lille, les Français font un saut jusqu’à Courtrai pour y acheter du chocolat ou des fleurs.  » Moi, avec mes copains, j’avais l’habitude d’aller manger des frites en Belgique, ou d’y faire la fête le vendredi soir, se souvient Lakhdar Belaïd. De façon plus générale, les gens du Nord suivent de très près ce qui se passe chez leurs voisins belges. Beaucoup sont branchés sur la RTBF.  »

C’est une évidence : Lille et sa région partagent plus d’un point commun avec les Belges. Ici et là, le même folklore carnavalesque, le même intérêt pour le cyclo-cross et la colombophilie, les mêmes expressions ( » la drache « ,  » tu me dis quoi ? »,  » je l’ai eu à prêter « …). Sans oublier la bière : dans le département du Nord, sa consommation par habitant y est deux fois plus élevée que dans le reste de l’Hexagone. D’ailleurs, si Lille n’appartient plus au comté de Flandre depuis belle lurette (1667), un certain revival flamand semble depuis peu à l’£uvre. Pour preuve, inauguré en 1999, l’estaminet ‘T Rijsel s’est vite transformé en endroit branché. Cuisine régionale, tables en bois, décor bric-à-brac : tout est là pour rappeler l’univers traditionnel flamand.  » C’est artificiel, absolument pas authentique « , peste Fabien Mabriez, qui a ouvert le restaurant La Boîte à Gand quelques dizaines de mètres plus loin, et qui propose à ses clients du potjesvleesch (mélange de viandes blanches en gelée) et d’autres plats typiquement flamands.

Fermeture d’usines

Ici, la frontière n’a jamais ressemblé à un mur. Au xixe siècle, près de 300 000 Flamands, tenaillés par la faim, l’ont franchie pour venir chercher du travail dans le triangle Lille-Roubaix-Tourcoing. Après sont venus des Portugais, des Italiens, des Polonais, des Algériens. C’était l’époque où les industries du métal et du textile vivaient leur plein essor. Une autre  » ère « . A partir des années 1980, inexorablement, les usines ont commencé à fermer. A présent, de la grandeur passée, il ne reste que des vestiges : des cheminées de briques dispersées dans le paysage, les murs noircis d’une église dans le quartier populaire de Wazemmes, et puis quelques courées, ces ensembles de petites maisons ouvrières, caractéristiques de l’architecture du Nord. L’usine Mossley, à Hellemmes, a fermé ses portes il y a deux ans. C’était la dernière filature de la ville. Elle est toujours là, comme une vieille carcasse qui pourrit sur place.  » Ça me dégoûte. J’y ai travaillé pendant vingt ans. D’autres y ont laissé leur peau. Je refuse qu’on rase tout « , lâche Daniel Steyaert. A la tête de la délégation du syndicat communiste CGT, il s’est battu pour que les 123 ex-salariés obtiennent un plan social digne de ce nom. Aujourd’hui, il poursuit la lutte au sein du CHAMP, le Collectif hellemmois pour l’aménagement de Mossley patrimoine. Il est peut-être devenu aigri, mais sa combativité n’est en rien entamée :  » Certains promoteurs auraient bien voulu installer des lofts dans l’ancienne usine, avec une piscine et des cartes magnétiques pour entrer. Le citoyen lambda n’aurait même pas pu y accéder. On s’y est opposé catégoriquement.  »

Le souffle nouveau apporté par Lille 2004 ? Bof… Daniel Steyaert n’y croit pas beaucoup.  » Franchement, cette capitale culturelle, c’est loin de mes soucis. J’ai l’impression qu’on est en train de créer un centre-ville doré avec des tas de souffrances autour. Je ne dis pas que les hommes politiques ne font rien, mais la détresse, elle n’arrête pas de s’accroître.  » Un discours que les faits confirment malheureusement. Dans la région de Lille, le Secours catholique et le Secours populaire français doivent faire face à une augmentation des demandes d’aide.  » Depuis quelques mois, la précarité grandit de nouveau. De plus en plus de gens sont laissés sur le bord du chemin. Je retrouve des jeunes qui ont le sentiment d’être à tout jamais condamnés à la galère « , se désole le père Jean-Luc Brunin, évêque auxiliaire de Lille. Fils d’ouvrier, il est devenu prêtre en 1981, dans les quartiers sud de Roubaix, où la population est majoritairement maghrébine.  » La culture populaire, je la connais, j’y appartiens. Aujourd’hui, les usines ont peut-être déserté Lille, mais le sens du collectif, l’apport de l’immigration, la tradition militante, tout ça est resté.  »

A Lille, effectivement, les associations en tous genres pullulent. Une centaine d’entre elles ont leur siège à la Maison de la nature et de l’environnement (MNE). Installée dans l’ancienne faculté de géologie, un bâtiment monumental construit sous Louis XIV, celle-ci a été créée par la mairie socialiste en 1978 comme gage aux écologistes qui l’avaient soutenu lors des élections municipales. Un  » marchandage « , en réalité, qui n’empêchera pas la MNE de soutenir des causes aussi diverses que la création de jardins communautaires, le recyclage, le droit au logement ou la conservation des terrils. Tout ça dans une bonne entente relative avec les autorités de la ville. De fait, Lille a été l’une des premières villes de France à se doter d’un  » agenda 21 « , une sorte de calendrier d’efforts concrets à fournir pour préserver l’environnement. Par ailleurs, la région Nord-Pas-de-Calais est la seule à avoir été présidée par les Verts. Depuis longtemps, Lille est en effet un bastion des écologistes. Un paradoxe pour cette ville de tradition ouvrière, située au c£ur d’une région industrielle ?  » Non, bien au contraire, explique Hélène Chanson, vice-présidente de la MNE. Les gens d’ici souffrent depuis toujours. Je crois qu’ils connaissent le prix des choses. Ils savent que ce qui nous entoure n’est pas éternel.  »

Lille, une ville verte au c£ur du pays noir ? En quelque sorte. Ce qui devrait réjouir Didier Fusillier, qui a £uvré pour que  » sa  » capitale européenne de la culture soit haute en couleur. Outre le grand bal blanc pour l’ouverture des festivités, son programme annonce des  » heures bleues  » qui promèneront la ville à travers le globe, ainsi qu’une gare de Lille-Flandres dont la verrière sera entièrement teinte en rose. De là à faire disparaître du ciel lillois tous les nuages…

François Brabant, à Lille

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