L’ULB a-t-elle couvert l’exercice illégal de la médecine d’un ancien chef de service à Erasme ? Un improbable épisode de 2008 refait surface en marge d’un procès qui se tiendra à Bruxelles, ces 7 et 8 septembre. C’est l’histoire du mystérieux professeur Bob Djavan, golden boy international de l’urologie. L’enquête troublante du Vif/L’Express.
« La fraude scientifique, au-delà des bénéfices matériels et de gloire que l’auteur peut en attendre, peut avoir à faire avec l’ordalie, « jugement de Dieu », la conduite de risque, où la jouissance de mystifier, de duper, de tromper plus puissant ou plus glorieux que soi, se teinte de l’émotion excitante de la prise de risque et, dans bien des cas, de la saveur cachée de l’impunité. » La phrase est extraite du Profil psychologique du fraudeur, signé par le psychiatre de renom Jean Adès. Elle figure aussi, avec l’article complet, dans l’annexe d’un troublant rapport interne de l’hôpital Erasme (ULB). Un souvenir dérangeant, déjà lointain, mais tellement prégnant dans les mémoires de ceux qui l’ont vécu. Un sombre épisode teinté de suspicions et de graves accusations, qu’une institution de renom aurait souhaité oublier à jamais.
L’histoire s’apprête pourtant à refaire surface partiellement, en marge d’un procès qui se déroulera ces 7 et 8 septembre devant la cour d’appel de Bruxelles. Celui-ci porte sur les conditions de départ contestées d’un ancien urologue de l’hôpital Erasme, le docteur Renaud Bollens, à la suite du conflit qui l’opposait au responsable du service d’urologie de l’époque, le professeur Bob Djavan. Cette affaire précise avait été jugée en première instance le 7 septembre 2012, à Bruxelles. Le docteur Bollens avait alors été débouté de son action, le tribunal ayant retenu la thèse de l’hôpital Erasme quant au contexte de la rupture de contrat.
Catch me if you can
Mais il est une plainte, intimement liée à celle-ci, qui n’a jamais atterri devant les tribunaux, ni même devant la commission chargée d’établir les faits, un organe d’enquête que l’ULB était en mesure de mettre sur pied. Elle implique directement le professeur Djavan, dont la notoriété, dans le domaine de l’urologie, s’étend à l’échelle européenne et mondiale. Diverses suspicions de fraudes scientifiques, corroborées par les conclusions d’une préenquête, sont rapportées à son sujet. Il est aussi question de demandes financières suspectes, de possibles fautes médicales et surtout, de pratique illégale de la médecine, jetant le discrédit sur la gestion de l’hôpital Erasme – et non sur le sérieux du corps médical, précisent d’emblée des confrères externes.
Bob Djavan a-t-il berné les plus hautes instances de l’hôpital et de l’ULB ? Y a-t-il eu des négligences dans le suivi des procédures liées à l’intégrité scientifique ? Tant Bob Djavan que l’hôpital Erasme, via son avocat, déclineront l’invitation à répondre aux questions du Vif/L’Express. Tous deux se réfèrent à l’intitulé précis du procès, qui ne porte directement ni sur les agissements de l’ancien chef de service, ni sur la gestion de l’hôpital. Notre enquête approfondie met néanmoins en lumière des éléments interpellants, dans ce que plusieurs témoins considèrent comme un improbable remake du film Catch Me If You Can.
Tout commence au début de l’année 2008, lorsque le professeur Claude Schulman, en charge du service d’urologie, part à la retraite. L’hôpital Erasme lui cherche un successeur, avec une volonté manifeste de s’ouvrir à l’étranger. Parmi les candidatures, celle de Bob Djavan obtient l’assentiment de tous. Diplômé de l’Université de Vienne, ce professeur autrichien d’origine iranienne – son vrai prénom est Babak – est un brillant orateur dans les congrès internationaux. Il est jeune (39 ans à l’époque), intelligent. Il parle plusieurs langues à la perfection et dispose d’un impressionnant CV. Il évoque ses opérations de pointe à l’étranger, pour lesquelles il touche plusieurs milliers d’euros mais dont il assure partager les bénéfices avec ses assistants du bloc opératoire. Il promet même la venue de l’orchestre philharmonique de Vienne pour une soirée caritative. L’hôpital est conquis par la présentation du personnage, qui s’autoproclame » shareman « , homme de partage.
Tensions entre les ficus Ikea
Son contrat prend date au 1er mai 2008. Rapidement, des problèmes relationnels surviennent. Des médecins du service voient en lui un » insupportable donneur de leçons de l’urologie moderne « , sans en avancer les preuves scientifiques. Il se montrerait également désinvolte à l’égard des infirmières et des patients. Et n’hésiterait pas à proposer à ses collègues, en pleine consultation, de faire une virée chez Ikea pour garnir les couloirs de l’hôpital de palmiers et de ficus, au mépris des règles en matière d’hygiène. Avec sa chevelure pétrie de cire noire et ses chaussures à talonnettes, Bob Djavan apparaît comme un golden boy bling-bling détonant. A tel point que plusieurs histoires circulent encore aujourd’hui à son sujet. Il y a celle de sa Porsche Carrera d’une société de leasing, à laquelle il aurait demandé d’ajouter un faux sigle » S » et les freins rouges qu’elle n’a pas. Ou divers témoignages autour d’objets mystérieusement portés disparus dans quelques chambres d’hôtels, après un séjour de Bob Djavan.
En quelques mois, sa » prétention » et sa gestion du service lui valent la défiance de l’ensemble du personnel médical et soignant. » C’était cauchemardesque « , résume un témoin privilégié. Car l’histoire s’étend bien au-delà des anecdotes. Rapidement, Bob Djavan inquiète ses collègues de l’hôpital Erasme. Les premières suspicions de fraude scientifique apparaissent lorsqu’il est question de remplir les critères d’un protocole de recherche sur un traitement par chimiothérapie locale. D’après plusieurs sources de l’hôpital Erasme, Bob Djavan aurait ouvertement préconisé de trafiquer, sur le papier, les données de divers patients afin d’en garantir un nombre suffisant pour répondre aux conditions prescrites. D’autres évoquent des abstracts scientifiques falsifiés que Bob Djavan aurait tenté de soumettre, bien que ceux-ci aient déjà été présentés dans deux congrès au minimum.
» Le Madoff de l’urologie »
Avec plusieurs dizaines de publications prestigieuses à son actif sur PubMed, le portail officiel des publications liées à la médecine, Bob Djavan apparaît comme un scientifique prolifique. Son nom renvoie à quelque 110 articles, pour lesquels il est cité en tant qu’auteur principal ou secondaire. Mais leur analyse minutieuse révèle les premières fêlures de ce que plusieurs scientifiques qualifient d’imposture. Le Vif/L’Express a parcouru plusieurs articles dupliqués, voire tripliqués, disséminés à travers les années dans différentes revues. La revue European Urology Supplements a entrepris une enquête à la suite de la présence de nombreux paragraphes dupliqués au départ d’un article publié sept ans plus tôt (voir l’exemple ci-contre). » Si le professeur Djavan a admis qu’il s’agissait d’une duplication délibérée, ce n’est pas acceptable dans le contexte actuel lié au contrôle des publications « , rapporte l’éditeur en chef actuel de la revue. Cet exemple précis n’a pas fait l’objet d’une rétractation ou d’une sanction. En revanche, d’autres publications de Bob Djavan ont nécessité l’intégration d’un erratum ou d’une mention d’excuses.
» Le Madoff de l’urologie » : tel est le surnom que plusieurs scientifiques attribuent au mystérieux chef de service. D’après d’anciens collègues d’expérience, les pratiques de Bob Djavan dans un bloc opératoire – il aurait effectué au moins huit opérations en six mois à l’hôpital Erasme – se heurtent aux préceptes élémentaires de l’Association européenne d’urologie (EAU). Dans ses guidelines, celle-ci préconise entre autres de retirer l’entièreté de l’uretère distal lors d’une intervention liée à une tumeur urothéliale. Ce que ne fait pas Bob Djavan, assurant se baser sur les dernières thèses de l’urologie dont il n’avancera jamais les preuves. Simple divergence de vues quant aux bonnes pratiques à adopter ? Au-delà d’une plausible rivalité d’ego, au moins deux patients opérés par Bob Djavan seront repris en charge par la suite. L’un d’eux, chez qui une partie de la tumeur subsistait au niveau de l’uretère, sera réopéré dans un autre hôpital.
Pas de numéro Inami
Bob Djavan répond-il bien aux conditions nécessaires pour exercer et opérer à l’hôpital Erasme ? Le doute s’immisce progressivement dans le corps médical. La réponse survient indirectement au mois de septembre 2008, soit plus de quatre mois après son engagement. En dépit des obligations inscrites dans son contrat de travail, il apparaît que le chef de service ne dispose toujours pas de numéro Inami, ni même de l’homologation de diplôme qui est logiquement requise. Avisée aussi tardivement du problème, la direction médicale de l’hôpital demande des explications à l’intéressé, sans pour autant le suspendre. Le 4 décembre 2008, Bob Djavan obtiendra finalement le numéro Inami suivant : 1-96295-33-000. Le triple » 0 » indiqué en fin de numéro correspond à son code de compétence. Celui-ci ne l’autorise pas à effectuer des prestations techniques, et encore moins à opérer des patients.
Entre-temps, l’inquiétude se propage également dans le staff administratif, où sont rapportés des soupçons de détournements de fonds. Dans divers courriers, il apparaît que Bob Djavan a demandé le versement de certains montants émanant de sociétés externes sur son compte de promotion individuel, et non sur le compte de recherche. Par ailleurs, Bob Djavan a sollicité, à au moins trois reprises, un paiement sur son compte privé pour des soutiens financiers liés aux activités du département d’urologie, comme en attestent des documents auxquels Le Vif/L’Express a eu accès.
Les esprits s’échauffent au gré des révélations et des accusations. En novembre 2008, le docteur Bollens en informe les autorités de l’hôpital Erasme, par la voie du président du conseil médical et du médecin directeur. Bien que la plainte soit confidentielle, Bob Djavan apprend que Renaud Bollens en est l’instigateur. Les deux hommes en viendront presque aux mains lors d’une réunion houleuse. L’atmosphère devient irrespirable. Le 7 novembre 2008, Renaud Bollens se voit contraint de rompre son contrat, invoquant un manquement de la part de son employeur, ce que conteste ce dernier.
A la suite de la remise d’un dossier signé par l’ensemble des membres du service, le conseil médical saisit le conseil à l’intégrité de l’ULB, composé de trois membres. C’est le professeur Elie Cogan, chef du service de médecine interne de l’hôpital Erasme et ancien doyen de la faculté de médecine, qui est chargé d’instruire le dossier. Il présente son rapport le 10 décembre. Les conclusions s’avèrent accablantes pour Bob Djavan : » Le Conseil a considéré qu’il existait un faisceau d’éléments très suspects de fraude scientifique et a transmis le dossier au recteur (NDLR : Philippe Vincke à l’époque) […], afin que ce dernier désigne une commission chargée d’établir les faits. »
L’enquête subitement clôturée
Face à la menace de grève en front commun syndical par les infirmières, Bob Djavan finit par présenter sa démission en février 2009. Le 11 mars, Renaud Bollens est invité à s’exprimer dans le cadre de l’enquête. Mais le matin même de sa convocation, l’hôpital Erasme lui signifie que la commission a été clôturée sur décision du recteur. L’ULB, assure ce dernier, ne serait plus en mesure de poursuivre Bob Djavan, puisqu’il ne fait plus partie de l’institution. Sur cet aspect, les directives de l’université sur l’intégrité dans la recherche scientifique sont plutôt vagues. Aucun paragraphe ne précise la position à adopter dans le cadre d’éventuels préjudices commis par un ancien chef de service.
L’ULB a-t-elle écarté une enquête qui aurait mis en lumière l’exercice illégal de la médecine d’un ancien chef de service d’Erasme ? Y aurait-il eu un deal avec les avocats de Bob Djavan ? Quel qu’en soit le verdict final, le procès imminent entre le docteur Bollens et l’hôpital Erasme ne portera pas sur ces questions précises. Celles-ci resteront donc, jusqu’à nouvel ordre, en suspens. » C’est bien le noeud de l’histoire, affirment plusieurs témoins privilégiés. Dès l’instant où l’hôpital l’a laissé opérer sans homologation ni numéro Inami, l’institution était piégée. »
Qu’est devenu le professeur Djavan ? En dépit des rumeurs insistantes qui le disent indésirable dans plusieurs universités, l’homme de 47 ans est toujours président de l’office régional de l’Association européenne d’urologie. Après l’accroc à l’hôpital Erasme, une étape dont il ne fait pas mention dans son CV officiel, Bob Djavan a brièvement transité par l’Université de New York dans le courant de l’année 2009, dans le département d’urologie. Aujourd’hui, il n’opérerait plus qu’occasionnellement dans la clinique privée de son père, Shapour Djavan, basée à Vienne.
» Le coup le plus rusé que le diable ait réussi, c’est de faire croire à tout le monde qu’il n’existait pas. Et d’un coup, il s’envole. » C’est la dernière phrase du film à rebondissements The Usual Suspects. Est-ce aussi l’histoire de Bob Djavan ? Le brillant orateur s’est en tout cas envolé avec d’innombrables questions sans réponse. Sept ans après l’épisode, l’hôpital Erasme et l’ULB semblent encore payer les lourdes conséquences de leur mutisme.
Par Christophe Leroy
» Dès l’instant où l’hôpital l’a laissé opérer sans homologation de diplôme ni numéro Inami, l’institution était piégée »