Marchandage, guerre des clans, bataille d’experts… La création d’un gigantesque hôpital public, en rase campagne, déchaîne les passions en province de Luxembourg. Le CDH a-t-il dicté l’avenir des soins de santé de toute une région au profit du fief de son président Benoît Lutgen ? Plongée au coeur d’une improbable partie de géopolitique sur fond de sous-localisme.
C’est une brèche dans l’espace-temps de la province de Luxembourg. Quelque part entre Libramont et Arlon, non loin de l’E411, sur 25 hectares de terres. Personne ne sait encore où exactement. Ni ce qu’elle va coûter précisément à la collectivité. Environ 225 millions d’euros, affirment les plus optimistes. Plus de 390 millions d’euros, dénoncent ses détracteurs. Vivalia 2025, tel est son nom de code, annonce la création d’un hôpital public unique de 600 lits pour le centre-sud de la province, au départ de rien. Dans les dix prochaines années, le secteur des soins de santé est appelé à y subir une réforme drastique, réduisant les infrastructures existantes d’Arlon, Libramont et Bastogne au rang de » proxicliniques « , couplées à un service de » proxiurgences « .
Entre les rumeurs et les semi-vérités, une certitude s’impose à ce stade : des intérêts politiciens ont dicté la stratégie adoptée par Vivalia, l’intercommunale 100 % publique en charge des soins de santé pour toute la province. Ces mêmes intérêts fermeront la marche d’ici quelques années. Laborieusement, au terme d’une fièvre accentuée par l’affrontement usant des technocrates de la médecine du futur. La querelle dure depuis 2009. Vivalia, le plus gros employeur public de la province avec 3 800 travailleurs, voyait alors le jour au départ d’une ambition louable visant à établir des synergies entre les pôles hospitaliers. Six ans plus tard, les nuages noirs s’amoncellent au-dessus des comptes de l’intercommunale, dont la Province est actionnaire majoritaire avec 53 % des parts – contre 47 % pour les communes. » Si on ne se réforme pas, on s’écrase « , résumait son directeur général, Yves Bernard, lors de la présentation des comptes, le 23 juin dernier.
Les » Nordistes » et les » Sudistes »
L’indispensable réforme, sur laquelle tous les observateurs s’accordent, doit-elle pour autant prendre la forme d’un nouvel hôpital condamnant les efforts entrepris à Arlon et Libramont pour tenir leur rang ? La question s’est immiscée dans toutes les strates de l’opinion publique. Jusqu’à investir la sphère religieuse à Arlon, où le rabbin Jacob a évoqué la création d’un » hôpital monstrueux » lors du Te Deum du 21 juillet dernier. Le débat divise désormais la région en deux clans géographiques dans cette guerre de sécession hospitalière : les » Nordistes » et les » Sudistes « . Les » Nordistes » se montrent plutôt indifférents au combat de leurs voisins du sud. Ils vivent à quelques encablures des infrastructures performantes de Namur et de Liège. Ils sont surtout plus proches encore de l’hôpital de Marche-en-Famenne, dont Vivalia veut étendre l’aura via un investissement supplémentaire de 30 millions d’euros.
C’est donc parmi les » Sudistes » que se concentrent les craintes et les plus virulentes critiques à l’égard de Vivalia 2025. En juin dernier, plus de 3 000 personnes ont défilé dans les rues d’Arlon, la plus grande ville de la province (28 800 habitants), pour marquer leur désaccord face au projet du bi-site hospitalier Marche/Centre-Sud. Par endroits, les tracts de la vague de mobilisation ornent encore les murs de la clinique Saint-Joseph, rare hôpital de Vivalia à afficher un solide bénéfice financier et pourtant condamné dans sa forme actuelle. Les opposants de Vivalia 2025 plaident pour une spécialisation du secteur hospitalier à travers la complémentarité de trois structures existantes : Marche-en-Famenne (nord), Libramont (centre) et Arlon (sud). Le conseil d’administration de l’intercommunale a toutefois enterré cette éventualité le 16 juillet dernier, à l’occasion d’un large vote (27 voix sur 29) consacrant Vivalia 2025.
Bien avant les arguments techniques justifiant la thèse d’un bi-site ou d’un tri-site (lire les encadrés pages 22 et 23), les tractations purement politiciennes ont d’emblée façonné le futur paysage hospitalier de la région. La notion de l’intérêt général, revendiquée tant par les partisans que par les détracteurs de Vivalia 2025, pourrait difficilement trouver un pire terrain d’expression que cette micropartie de géopolitique dans une province de 270 000 habitants. » Ce dossier a été pollué par la politique depuis le début « , dénonce le député provincial Alain Deworme, qui a claqué la porte du Parti socialiste en février 2014.
Bref retour dans le passé. Le 14 décembre 2009, presque un an après la création de Vivalia, les quatre partis politiques de la province de Luxembourg (CDH, MR, PS, Ecolo) dégagent un accord unanime. Ils y réaffirment leur attachement au » maintien des quatre sites Arlon, Bastogne, Libramont et Marche « , tout en » rejetant ainsi l’alternative centralisatrice » d’un hôpital unique pour le centre-sud de la province. Le communiqué est signé par les présidents du bureau provincial du CDH, du PS et du MR (respectivement René Collin, Philippe Courard et Dominique Tilmans, remplacée depuis par Benoît Piedboeuf) ainsi que par Brigitte Pétré pour Ecolo.
Le revirement politique
Pourquoi un tel revirement des partis politiques ? En 2011, le raisonnement évolue pourtant dans le sens annoncé deux ans plus tôt, à travers un premier plan baptisé » Vivalia 2015 « . A une exception près. L’adoption de celui-ci revient à condamner les prestations de soins aigus de l’hôpital de Bastogne (moins de 100 lits), déficitaire et en péril depuis des années. Les sites de Marche, Libramont et Arlon y sont, quant à eux, préservés. Mais le bourgmestre de Bastogne, principale commune lésée dans cette nouvelle physionomie, n’est pas n’importe qui. C’est Benoît Lutgen, personnalité toute-puissante d’un CDH tout-puissant en province de Luxembourg. Son accession à la présidence nationale du parti, le 1er septembre 2011, conforte indéniablement son emprise politique, notamment sur les dossiers liés à sa région.
Or, les élections communales d’octobre 2012 approchent à grands pas. Les analyses politiques émergent progressivement : comment Benoît Lutgen pourrait-il justifier, auprès de ses électeurs, un scénario dans lequel seule Bastogne perdrait l’hospitalisation aiguë, à l’inverse des trois autres sites de la province ? Le CDH, associé dans la majorité provinciale avec le PS, écartera finalement l’hypothèse d’un tri-site. Benoît Lutgen évoquera l’absence d’un plan financier et médical probant. De son côté, le bureau provincial du PS s’alignera lui aussi sur le » non » du CDH, en partie pour des raisons politiques. » Avec l’échéance électorale de l’époque, une certaine frilosité s’est installée dans toutes les formations politiques associées au débat, admet Philippe Courard. Une telle évolution devait voir le jour dans un esprit de conciliation. Il ne fallait pas donner l’impression que l’on s’attaquait uniquement à Bastogne. »
En décembre 2011, l’idée d’un hôpital unique centre-sud refait donc surface à l’unanimité des quatre partis politiques. Vivalia 2015 est enterré, au profit d’une » nouvelle perspective d’organisation des soins de santé à l’horizon 2025 « . Bastogne a gagné son premier combat. Ce ne sera pas le dernier. En février 2012, un autre marchandage politique survient cette fois dans l’organigramme de Vivalia, avec la désignation du nouveau directeur général : puisque le PS garde les rênes de l’intercommunale de développement économique Idelux, Vivalia doit échoir entre les mains d’un directeur général proche du CDH de Benoît Lutgen. Le conseil d’administration de Vivalia, où le CDH est représenté en grand nombre, retiendra finalement le nom d’Yves Bernard, bien que le jury de sélection l’ait classé deuxième. C’est lui qui sera chargé de piloter la rude mission visant à élaborer la nouvelle stratégie des soins de santé pour la province de Luxembourg.
19 voix en faveur de Léglise
L’analyse finale, présentée en 2013 à travers un document élaboré par de nombreux experts médicaux, économiques et financiers, confortera la thèse d’un nouvel hôpital unique, à Molinfaing. » Au milieu de nulle part « , répètent bon nombre d’observateurs. Si ce n’est que la zone, constatent-ils encore, est en ligne directe avec Bastogne, via l’autoroute E25. » Dans le rapport de l’époque, le passage soulignant les arguments en faveur de Molinfaing avait surpris le conseil d’administration, puisqu’il n’avait jamais été associé à cette discussion « , se rappelle Vincent Wauthoz (MR), échevin à Virton et vice-président de Vivalia.
Face à la forte mobilisation contre l’option de Molinfaing, cette hypothèse a depuis été rejetée. Du moins officiellement. Une étude confiée à l’Université de Gand a entre-temps identifié deux zones le long de l’E411 pour la construction du nouvel hôpital : l’une à Léglise, l’autre à Habay, légèrement plus au sud. Le 30 juin dernier, le conseil d’administration de Vivalia a tranché avec 19 voix en faveur de Léglise contre 9 pour Habay et une abstention. Les détracteurs de Vivalia 2025 ne manquent pas de souligner que Molinfaing se situe précisément au nord de la zone retenue. » Cette discussion sur la localisation devient hystérique, s’étonne Jean-Bernard Gillet, directeur médical de Vivalia depuis novembre 2014. Entre Léglise et Habay, on parle d’une différence de trois minutes en voiture. Qui se souciera de cela lorsqu’il s’agira de se faire soigner dans un hôpital de qualité ? »
» J’ai voulu les soins de santé et je sais pourquoi. » Cette phrase, que certains observateurs du CDH prêtent à Benoît Lutgen, lorsque son parti a négocié les compétences régionales avec le PS en 2014, résonne inévitablement dans la campagne ardennaise. Récemment, le ministre de la Santé publique, Maxime Prévot (CDH), a confirmé que la Wallonie se porterait garante pour l’emprunt nécessaire à la construction du nouvel hôpital. S’il se concrétise bel et bien, celui-ci est assuré d’obtenir un copieux subside du gouvernement wallon.
Un réquisitoire » injurieux »
Contacté par Le Vif/L’Express, Benoît Lutgen est sorti de son mutisme habituel dans l’épineux dossier. Il conteste fermement cette » réécriture de l’histoire « , soulignant que la solution d’un site de référence centre-sud avait été défendue par les présidents des conseils médicaux en 2010 – y compris celui d’Arlon. » Vivalia 2025 a fait l’objet de très nombreuses consultations avec des experts du secteur médical, économique et financier, rappelle-t-il. C’est un fantasme et c’est surtout injurieux d’affirmer que j’aurais le pouvoir d’influencer leur avis. »
De leur côté, Arlon et Libramont, par la voix de leur bourgmestre respectif, Vincent Magnus (CDH) et Pierre Arnould (MR), examinent les possibilités de recours contre la décision de Vivalia. » Manifestement, il existe un projet à plus long terme visant à polariser le sud de la province ailleurs qu’à Arlon, dénonce Vincent Magnus. J’appelle mes amis du CDH à un dialogue. » Derrière le consensus de façade, les dissensions internes restent vives. Dans chaque formation politique, plusieurs élus défendent désormais Vivalia 2025 par pur dépit. Seule Bastogne, assurée de garder une place sur l’échiquier des soins de santé, a déjà gagné son combat.
Par Christophe Leroy