Prix Nobel de littérature 2015 pour » ses écrits polyphoniques, hommages à la souffrance et au courage de notre temps « , l’écrivaine biélorusse et ex-soviétique née en Ukraine, 67 ans, n’a cessé de recueillir avec son magnétophone la parole de l' » Homo sovieticus » qui n’a pas voix au chapitre : femmes russes pendant la Seconde Guerre mondiale, soldats envoyés en Afghanistan, victimes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, ex- » hommes rouges » déboussolés après l’effondrement de l’URSS. De ce matériau, elle extrait la vérité profonde de chaque individu. Sa ligne de conduite : » Montrer le monde tel qu’il est, dans ses moindres détails, pour être juste « , » comprendre la part d’humanité en l’homme et la protéger « .
Le Vif/L’Express : Qu’allez-vous faire des quelque 900 000 euros de votre prix Nobel de littérature ?
Svetlana Alexievitch : Je vais aider, plus encore que ces dernières années, un cercle de personnes pauvres de Minsk. Je vais également faire un don à un foyer pour animaux. Enfin, je souhaite créer un club qui accueillera chaque mois une personnalité, un intellectuel. J’ai aussi besoin de cet argent pour continuer mon métier d’écrivain. Il me faut sept à dix ans pour écrire un livre. Si je veux me consacrer exclusivement à l’écriture et rester libre, je n’ai pas le choix !
Le jury de Stockholm vous a élue pour vos » écrits polyphoniques, hommages à la souffrance et au courage de notre temps « . Vous avez une technique de travail singulière : vous collectez pendant des années des témoignages, des documents, puis vous les mettez en forme. Comment celle-ci s’est-elle imposée à vous ?
Jeune journaliste, j’ai pris conscience de la brièveté de l’existence et de la nécessité de collecter des témoignages pour empêcher l’oubli. L’art, y compris la littérature, est toujours en retard sur l’événement. Et le journalisme glisse sur celui-ci, sans l’approfondir. Or le communisme, la grande utopie du XXe siècle, est un formidable laboratoire humain. L’examiner, l’étudier dans tous ses recoins, exige du temps, beaucoup de temps. Il fallait donc trouver une autre méthode de travail.
Celui qui vous a inspiré est un illustre inconnu en Belgique : Ales Adamovitch (1927-1994), dont, coïncidence, les éditions Piranha publient un premier livre en français, Viens et vois (le récit de Katyn). Qui est-il ?
C’est un écrivain biélorusse, un homme de grande envergure. A 15 ans, il rejoint avec sa mère les partisans dans la forêt. Après la guerre, il fait de la recherche en littérature et il est écrivain. Le titre russe de son premier livre est : Je suis d’un village en feu. Les nazis brûlaient systématiquement les villages en représailles des actions des partisans. Ils tuaient tous les habitants et le bétail. Par miracle, il y avait parfois un ou quelques survivants. Pour Adamovitch, il fallait coûte que coûte recueillir leur témoignage. Ce livre extraordinaire a été une révélation. Non seulement, il me rappelait la vie dans le village de mon enfance, mais il m’offrait une méthode de travail. Jusqu’ici, je m’étais exercée à la fiction. J’avais même écrit une pièce de théâtre. Mais cela sonnait faux. J’avais enfin la bonne clé ! Ales Adamovitch a répété l’exercice avec un ouvrage sur le blocus de Leningrad. A partir de 1985, il est devenu un personnage central de la perestroïka, et il s’est installé à Moscou. Par la suite, j’ai découvert un précurseur d’Adamovitch : une femme, Anna Fedorchenko. Pendant la Première Guerre mondiale, cette infirmière recueillait dans les hôpitaux de campagne le témoignage des soldats russes blessés.
Qu’est-ce qu’une bonne interview, un bon témoignage ?
L’objectif est de révéler la part de sacré de chaque homme. Pour cela, il faut accéder au registre de la sensibilité et nouer une relation de confiance. Il suffit d’être sincère et honnête. Il ne faut surtout pas jouer le rôle du » grantécrivain » ou du journaliste pressé. Il faut cheminer ensemble, afin d’accoucher du mystère de l’autre. Lorsque les conditions sont réunies, les individus peuvent dire des choses impressionnantes. Je me souviens d’un » héros » de l’Afghanistan bardé de médailles. Au début de l’entretien, il me regardait de haut. D’une voix posée, je lui ai demandé : » Comment n’êtes-vous pas devenu fou après tous les meurtres que vous avez commis ? » Il a été complètement déstabilisé. Il s’est repris, il a réfléchi, puis s’est lancé dans une longue et douloureuse confession. J’ai 100 autres exemples, comme celui de ce combattant de la Seconde Guerre mondiale qui m’avoue : » Le plus horrible, c’est de mourir le matin au lever du soleil, quand l’ordre d’attaquer couvre le chant des oiseaux. » Ou ce jeune homme, rencontré dans le Donbass, qui me confie : » Je n’ai que 19 ans, je n’ai pas eu le temps d’aimer une femme. Pourquoi devrais-je mourir ? » Ma quête, c’est l’homme jeté en pâture à l’histoire.
» J’ai cherché un genre qui serait en adéquation avec ce que mes oreilles entendent et mes yeux voient « , dites-vous. Vous vous définissez en » personne-oreille « . D’où vient cette hypersensibilité à la parole ?
Sans doute de ma petite enfance. Je vivais dans un village peuplé quasi exclusivement de femmes. Les hommes étaient morts à la guerre ou au goulag. Après leur dure journée de labeur, ces femmes discutaient en toute liberté, au vu et au su de tous. Elles parlaient de l’amour, de la guerre, de leurs peines.
Comment transformez-vous en littérature l’énorme matériau tiré de la transposition
des enregistrements ?
La priorité, c’est de couper, couper, couper. De garder l’essentiel. 50 pages d’entretien peuvent être réduites à une demi-page de livre. De la masse ressort une douzaine de témoignages forts, qui constituent les piliers du futur livre. J’ai parfois le sentiment de composer une oeuvre musicale, avec des thèmes. Ou de diriger un choeur antique. Ce travail est une lutte permanente contre le chaos pour en arracher du sens et lui donner une forme esthétique. Avec, en filigrane, toujours la même question : quelle est la limite de l’horreur supportable pour un individu ?
La Fin de l’homme rouge clôt un travail de trente ans. A quoi vous consacrez-vous désormais ?
Pendant trente ans, en effet, j’ai écrit l’encyclopédie de la grande utopie, le communisme. Dans mes cinq livres, je pense avoir tout dit sur le Mal et l’homme. Aujourd’hui, je confronte ma méthode d’interview à des champs nouveaux : l’amour et la vieillesse, ou la mort, si vous voulez. Il y a deux moments dans la vie où le langage est proche de l’âme : lorsqu’on aime et lorsqu’on va mourir. Quoi que j’écrive, il est toujours question de l’homme et de son inaptitude au bonheur (large sourire).
Revenons à votre parcours. Vous avez appartenu, au moins dans votre prime jeunesse, à la catégorie de l’Homo sovieticus, ce » type d’homme particulier né dans le laboratoire du marxisme-léninisme « , ex-citoyen de l’URSS ne partageant pas forcément la même langue que son voisin kazakh ou ukrainien, mais un » lexique, avec des verbes récurrents : fusiller, liquider, envoyer au poteau » ? Comment êtes-vous sortie de cette gangue ?
Mon père était un communiste convaincu, même s’il a été empêché d’être journaliste parce qu’un membre de sa famille était » suspect « . Volontaire de l’Armée rouge, il a combattu à Stalingrad. Il a toujours cru en la victoire. Il a été enterré avec sa carte du Parti. J’ai été éduquée dans ce milieu. A l’université, j’ai commencé à douter, à poser des questions. Cette période correspond au XXe Congrès du Parti communiste, de février 1956, lorsque Khrouchtchev a dénoncé le culte de la personnalité et le système stalinien. La métamorphose, progressive, est devenue radicale bien plus tard, après mon premier reportage en Afghanistan. L’avion qui nous transportait était rempli de jouets, de statuettes de Lénine et de Brejnev, de drapeaux rouges. J’avais l’impression de déménager le pouvoir soviétique à Kaboul ! Sur place, des infirmières m’ont suggéré de visiter des hôpitaux pour enfants. J’ai remis l’un de ces jouets à un petit Afghan. A ma grande surprise, il l’a saisi avec les dents. J’ai soulevé les draps : il n’avait plus de bras. » C’est le travail de vos soldats « , m’a dit l’infirmière.
Que reste-t-il en vous de l' » homme rouge » ?
L’attention aux déshérités. Lorsque je marche dans la rue, à Paris notamment, et que je vois des mendiants, je ne peux pas m’empêcher d’aller vers eux, de leur donner quelque chose. Je ne supporte pas la vue d’un pauvre. C’est l’un des grands mystères du communisme : le régime a abrité sous le même toit les gardiens du goulag et un nombre incroyable d’idéalistes.
Vous vous sentez biélorusse ?
Je me sens biélorusse, de culture russe et cosmopolite. J’aime le monde russe quand il est bienveillant, pas celui de Lénine, Staline, Poutine.
L’une des caractéristiques de votre oeuvre est d’avoir rendu toute sa place, toute sa dignité, à la femme russe, en publiant dès 1985 des témoignages sur la Seconde Guerre mondiale, La guerre n’a pas un visage de femme, puis ceux des mères des soldats envoyés en Afghanistan. Pourquoi ?
L’histoire russe n’est qu’une succession de guerres et de luttes pour l’expansion d’un territoire ou sa défense. Nos hommes sont des martyrs, victimes de la guerre et du goulag. Les femmes russes n’ont jamais vécu avec des hommes normaux. Elles se sont dévouées corps et âme à ces hommes traumatisés, mi-héros, mi-enfants.
Le dissident Andreï Amalrik a écrit en 1970 un texte prophétique : L’Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ? A votre avis, jusqu’à quand survivra l’Homo sovieticus ?
L’Homo sovieticus a de beaux jours devant lui, parce que Poutine lui-même est un » homme rouge « . Il a trouvé les mots pour parler à cette société désenchantée. Il a réveillé les vieilles peurs. » Le pays est entouré d’ennemis « , répète-t-il en boucle. Même l’Europe » décadente » est montrée du doigt. Avec l’embargo, les délations se sont multipliées, comme aux pires heures de l’époque stalinienne. Un homme a été accusé de s’être procuré du parmesan au marché parallèle ! La population soutient Poutine, et lui exerce une forte influence sur la jeunesse. D’ailleurs, tous les jeunes Russes veulent un pays fort. Un récent sondage a demandé : » Etes-vous prêts à tout sacrifier, y compris votre vie et celle de vos proches, pour les idées exprimées par Poutine ? » 35 % des personnes interrogées ont répondu » oui « . Les Russes reviennent à la religion orthodoxe et l’Eglise est inféodée au pouvoir. Pendant la guerre d’Afghanistan, les mères hurlaient de douleur lorsque le corps de leur fils était rapatrié. Aujourd’hui, elles gardent le silence. On les paie pour cela.
Le sous-titre de La Fin de l’homme rouge est Le temps du désenchantement. Nous y sommes toujours ?
Nous étions trop romantiques au début des années 1990, sous Gorbatchev et Eltsine. Nous pensions que nous allions vivre libres. Ces années sont révolues, le peuple n’a pas accepté la démocratie. Le mot est devenu péjoratif, tout comme celui de » libéralisme « . Les élites ont une grande part de responsabilité dans cet échec. Nous l’ignorions, mais nous étions contaminés. Varlam Chalamov (1907-1982), l’auteur des Récits de la Kolyma, nous avait pourtant prévenus : le goulag pourrit de l’intérieur les bourreaux, mais aussi les victimes.
Propos recueillis par Emmanuel Hecht – Photo : Jean-Luc Bertini/Pasco and Co pour Le Vif/L’Express
» C’est l’un des grands mystères du communisme : il a abrité sous le même toit les gardiens du goulag et un nombre incroyable d’idéalistes »
» Poutine a trouvé les mots pour parler à cette société désenchantée. Il a réveillé les vieilles peurs »