Ambassadeur de l’empire austro-hongrois, ce Liégeois connaissait tous les secrets des grands d’Europe. A fréquenter de près Marie-Antoinette et Louis XVI, il pressentit la fin de la monarchie française. Sous la plume d’Hervé Hasquin, Florimond-Claude de Mercy-Argenteau sort de l’ombre. Extraits.
L’historien Hervé Hasquin, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique, tenait sous le coude ce magnifique Mercy-Argenteau, qu’il dévoile dans Diplomate et espion autrichien dans la France de Marie-Antoinette. Pour ce faire, il a pioché dans la correspondance encore inédite du grand diplomate autrichien. Sa connaissance du Grand Siècle aidant, il fait revivre les intrigues autour du dernier couple royal de France. Honni dans l’Hexagone pour son influence supposée sur Marie-Antoinette, fille de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, Mercy-Argenteau était, pour son époque, un homme libre. Né au Pays de Liège, c’est là qu’il aurait voulu reposer.
Le Vif/L’Express : En dépit de sa qualité indiscutable de Liégeois, le comte de Mercy-Argenteau ne fait pas partie de l’historiographie belge. Il fut pourtant un grand personnage de l’histoire européenne du XVIIIe siècle. Vous lui rendez justice ?
Hervé Hasquin : Cet homme qui a joué un rôle de premier plan au XVIIIe siècle, jouissant même d’une réputation sulfureuse en France pour son rôle supposé auprès de la reine Marie-Antoinette, surnommée » l’Autrichienne « , est un inconnu dans son pays. Il a fait partie, pendant cinquante ans, de cette catégorie de diplomates et d’intellectuels qui se sentaient partout chez eux en Europe. Il était né et avait grandi au Pays de Liège, auquel il est resté très attaché. Son voeu était d’être enterré à Argenteau (NDLR : commune de Visé), berceau de sa famille. En mission à Londres au moment de son décès, c’est là qu’il repose. Son père, un brillant militaire, avait été adopté par le chef de la famille lorraine des Mercy, laquelle s’était illustrée sur les champs de bataille au service de l’Empire autrichien jusqu’à la première moitié du XVIIIe siècle. Par la suite, Mercy-Argenteau prit la nationalité lorraine.
Du XVIIIe siècle et des Provinces Belgiques, on a surtout retenu le séduisant Prince de Ligne.
Le Prince de Ligne avait des rêves militaires, mais ce n’était pas un grand général. Il était surtout un littérateur, apprécié dans l’Europe entière pour son esprit. Catherine II de Russie était un peu folle de lui. Il la faisait rire. Lorsque la Crimée est devenue russe au milieu des années 1780, elle lui a donné des seigneuries immenses.
Mercy-Argenteau est plus sérieux. C’est un grand commis de l’empire austro-hongrois.
C’est un bel homme, grand, d’une noblesse altière. Il a été l’homme de confiance de l’impératrice Marie- Thérèse, des empereurs Joseph II, Léopold II et François II. Quand il était en poste à Saint-Pétersbourg, au début de sa carrière, il était vraiment proche de Catherine II. Il a servi d’intermédiaire discret pour les échanges de correspondances entre la tsarine et l’ancien amant de celle-ci, le comte Poniatowski, qu’elle fit monter sur le trône de Pologne.
Le chancelier de Cour et d’Etat Kaunitz l’avait repéré et, ensemble, ils formèrent un binôme parfait…
Kaunitz était le chef de ce binôme. Lui qui avait déjà cinq fils, il fut le père spirituel de Florimond-Claude de Mercy-Argenteau, qui était ses yeux et ses oreilles partout en Europe : Pays-Bas, Autriche, Hongrie, Russie, Pologne, France. Ce que j’ai essayé de montrer dans l’ouvrage, c’est qu’à côté de cette carrière exceptionnelle, qui le mettait en contact avec tous les grands personnages de son époque, et alors qu’il travaillait pour une souveraine très bigote, Marie- Thérèse, il a eu une vie privée peu conventionnelle avec une actrice d’opéra originaire de Valenciennes, Rosalie Levasseur, qu’il n’épousa jamais mais dont il eut un fils, qu’il ne reconnut pas mais qu’il dota. Elle régnait à Chennevières, à Conflans-Sainte-Honorine, près de Versailles, dans un château proche de celui de Neuville, où il résidait en principe. Le chemin qu’il empruntait pour aller de Chennevières à Neuville s’appelle aujourd’hui encore la rue de l’Ambassadeur. Seuls ses vrais amis, comme le banquier Laborde, grâce auquel il était tenu au courant de la situation financière de la France, étaient reçus à Chennevières.
La grande affaire de sa carrière fut Marie-Antoinette, la femme de Louis XVI, et qui finit comme lui sur l’échafaud. Gérer cette jeune femme évaporée, fille de Marie-Thérèse lui causa bien du souci…
Il faut lire ce qu’il en dit dans sa correspondance, qui varie selon qu’il s’adresse à l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, à son fils Joseph II ou à Kaunitz ! Avec ce dernier seulement, il ne mâche pas ses mots. En mariant sa fille Marie-Antoinette avec le dauphin de France, le futur Louis XVI, Marie-Thérèse voulait consolider sa politique de » renversement des alliances » qui, en faisant la paix avec la France, l’Etat le plus puissant de l’époque, lui laissait les mains libres en Europe orientale. En mariant ses nombreux enfants dans toutes les cours européennes, elle étendait sa toile d’araignée.
Alors qu’il était devenu ministre plénipotentiaire de l’Empire autrichien à Bruxelles, Mercy-Argenteau tente d’obtenir de Danton que Marie-Antoinette ne soit pas guillotinée. Comment expliquer cette fidélité ?
Il la défendait parce qu’elle était la fille de Marie-Thérèse, qu’elle était du sang des Habsbourg, que sa famille avait toujours servi, et qu’il en avait la garde. Il a été en poste à Versailles 26 ans et durant 24 ans, il a rapporté, en y mettant des gants, les faits et gestes de Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, puis à Joseph II. Certaines lettres de Marie-Thérèse étaient accompagnées d’un tibi sole, » pour toi seul » « . Sa confiance était totale.
Mercy-Argenteau en remontrerait à bien des espions d’aujourd’hui. Il avait implanté dans l’entourage de sa protégée, le bavard Abbé Vermond…
… et il soudoyait les valets et les soubrettes ! Il correspondait à la description de Casanova, selon qui » les seuls espions avoués sont les ambassadeurs « . C’était l’un des hommes les mieux informés de ce qui se passait en France. Il détenait des secrets d’Etat considérables, qu’il ne confia qu’à Marie-Thérèse et à ses successeurs. Il était aussi au courant des alliances bancaires et capitalistiques, doublées de mariages, entre la banque Nettine, de Bruxelles, et les grandes banques françaises.
Il a amassé une fortune considérable. Mais ce n’était pas sa seule motivation. Qu’est-ce qui l’animait ?
Un grand sens du service de l’Etat. Mais c’était un homme masqué car, sur le plan personnel, il était beaucoup plus ouvert et libéral que les souverains qu’il servait. Ce n’était ni un bigot ni un conservateur. Il était acquis moins aux Lumières françaises, qui penchaient vers l’athéisme, qu’à l’Aufklärung austro-allemande, un mouvement d’émancipation de l’homme plus spiritualiste. Il fréquentait les francs-maçons mais, apparemment, il ne faisait partie d’aucune loge.
[EXTRAITS] Le même empereur pour les Belges et les Liégeois
» En fait, cet ambassadeur d’Autriche était liégeois au sens où il convient de l’entendre au XVIIIe siècle. Il était originaire de la Principauté de Liège, il y avait vécu jusqu’à l’adolescence. Dirigée politiquement par un prince-évêque et quasiment indépendante, la principauté relevait du Saint-Empire romain germanique. A ce titre, Mercy-Argenteau était un sujet de l’Empereur d’Allemagne. Il n’était donc pas belge selon la terminologie d’Ancien Régime qui réservait cette appellation aux habitants des Pays-Bas, une confédération de principautés, dont Bruxelles était le siège du gouvernement central. Ces Pays- Bas, devenus autrichiens en 1714, faisaient donc partie du patrimoine des Habsbourg de Vienne au même titre que l’Autriche, la Bohême-Moravie, la Hongrie, la Transylvanie, etc. Mais ces mêmes Habsbourg étaient régulièrement élus à la tête de l’empire d’Allemagne depuis le milieu du XVe siècle. Au total, bien qu’à des titres différents, Belges et Liégeois honoraient le même empereur. »
L’écolage exceptionnel de Kaunitz
» Kaunitz fut-il libre penseur, voire athée comme l’ont affirmé certains historiens ? C’est sans doute une conclusion aventureuse. Mais, à l’évidence, il était anticlérical et les exigences de Rome, des évêques et du clergé l’insupportaient. Toutefois, la bienséance et le respect dû à la dévote Marie-Thérèse lui interdisaient de manifester, en dehors d’un cercle privé restreint, l’incrédulité qui pouvait être la sienne. Un catholique « éclairé » ? Certainement. Un mécréant ? Nous ne le pensons pas, en tout cas, lors de son séjour parisien.
Mais l’ambassadeur et futur chancelier – l’impératrice le sollicitait déjà depuis les derniers mois de 1751 – donnait admirablement bien le change ; il mettra toujours un point d’honneur à participer avec ostentation aux cérémonies publiques du culte catholique, quelles que fussent ses pensées intimes. Cet homme très cultivé lisait énormément, s’intéressait à l’art, dévorait la littérature des « esprits forts », mais ne recherchait pas leur compagnie. La curiosité et l’intérêt ne l’incitaient pas à les fréquenter à titre personnel, en dehors de quelques rencontres épisodiques dans les Salons de dames de grande vertu.
Il ne se départit jamais de cette attitude. Voilà ce que fut le Nestor de la diplomatie autrichienne qui prit en main depuis son arrivée à Paris le jeune Mercy-Argenteau. »
L’alliance des capitaux et des ménages
» Mme de Nettine, sa fortune et ses relations bancaires internationales ne pouvaient pas laisser indifférente « la grande politique ». Tant à Paris qu’à Vienne et à Bruxelles, on mesura le parti que l’on pouvait tirer d’une femme de cette trempe qui avait encore trois filles à marier. A l’alliance politique des dynasties régnantes, on pouvait joindre celles des dynasties de la finance et renforcer par là même les liens entre les Cours de Vienne et de Versailles. »
Portrait sans fard de Marie-Antoinette
» Certes, l’ambassadeur avait pour mission de tenir l’impératrice régulièrement informée des faits et gestes de sa fille, mais il était conscient qu’il devait taire certaines informations à la mère. La seule personne avec laquelle il s’exprimait sans retenue au sujet de Marie-Antoinette était Kaunitz. Voici un morceau d’anthologie : « Cette jeune princesse est d’une légèreté et d’une incurie qui intercepte tout l’effet de ses qualités charmantes ; rien ne peut La fixer à des idées raisonnables. Elle écoute mes représentations avec bonté, mais en m’avouant ingénument ses torts, Elle ne s’en corrige pas, et Elle perd tous les moments précieux où il lui serait si facile de se procurer une influence et un crédit très étendus. Cette dissipation tient sans doute à l’âge et à une extrême vivacité physique ; il n’y a que le temps qui puisse la calmer tout à fait. » (Mercy à Kaunitz, 15 juillet 1774) »
L’Affaire du collier
» Au moment de la spectaculaire « affaire du collier » de la reine en 1785-1786, Mercy avait montré l’étendue de ses relations et sa capacité exceptionnelle à disposer de documents ultraconfidentiels. Cette escroquerie, imaginée par la comtesse de la Motte, avec la complicité de Cagliostro, avait impliqué le cardinal prince de Rohan. Ce dernier s’était laissé convaincre d’acheter pour la reine, un collier au prix exorbitant qu’il ne pouvait rembourser. L’image de la reine, pourtant innocente, ne sortit pas grandie de l’aventure dans une France en proie à une grogne politique de plus en plus hostile et où tout devenait prétexte à critiquer le pouvoir royal et l’influence de la reine. Le procès de Rohan devant le Parlement fut l’une de ces occasions de mettre en cause le régime et la personnalité de Marie-Antoinette.
Parfaitement conscient des effets délétères du procès et de son retentissement politique, Mercy-Argenteau réussit l’exploit de se procurer et de transmettre séance tenante à Joseph II le projet d’arrêté élaboré par le substitut, revu par le procureur général et le président du Parlement de Paris ! Il transmit également la liste des magistrats présents ainsi que les motivations qui avaient déterminé leur vote respectif. »
L’insigne faiblesse de Louis XVI
» Au printemps 1787, le jugement de Mercy était toujours aussi peu amène à propos de Louis XVI : « On a toujours remarqué dans le Roi une grande répugnance à mettre en place des gens d’un mérite distingué, parce qu’il leur suppose une activité embarrassante et trop de moyens pour parvenir à le dominer. » (Lettre à Joseph II, 1er mars 1787) Six mois plus tard, l’avis est encore plus cinglant : « L’esprit de licence et d’indépendance gagne au point qu’il deviendra très difficile d’y remédier, particulièrement sous un règne qui a déjà perdu toute énergie et considération. La tournure morale du Roi offre, contre un si grand mal, peu de ressources et ses habitudes physiques les diminuent de plus en plus, le corps s’épaissit, et les retours de chasse sont suivis de repas si immodérés qu’ils occasionnent des absences de raison et une sorte d’insouciance brusque très fâcheuse pour ceux qui ont à la supporter. » (Lettre à Joseph II, 14 août 1787) »
La prise de la Bastille
» Le 17 juillet, par un courrier complété le 23, Mercy-Argenteau rendit compte à Kaunitz d’une « catastrophe » qu’il avait annoncée sans imaginer qu’elle serait « aussi prochaine » et « aussi violente ». Il s’agissait évidemment de la prise de la Bastille et des violences qui l’avaient précédée et suivie. L’agitation s’était propagée comme une traînée de poudre à partir du 12 juillet. La veille, le Roi avait accepté la démission de Necker, parti immédiatement vers l’étranger ; deux autres ministres qui lui étaient proches, les comtes de Montmorin et de Saint-Priest quittèrent également la nef gouvernementale : le premier démissionna, le second reçut son congé. Dès que ces nouvelles se répandirent, « désordre », « tumulte » et « esprit de révolte », « firent comme une explosion », expliquait Mercy. Suspension des spectacles, affrontements de « bandes » avec les troupes, incendies… Tous les ingrédients étaient rassemblés pour les plus grands excès. La bourgeoisie parisienne prit peur et « procéda à la formation de la Milice Parisienne ». La « populace », écrit l’ambassadeur, pensa même un moment aller jusqu’à Versailles pour incendier le château… »
L’arrestation de la famille royale à Varennes
» Mais le tournant décisif fut l’arrestation à Varennes dans la nuit des 21 et 22 juin 1791 de la famille royale : sa tentative de fuir le royaume était en échec. Grâce à un billet chiffré de la reine, Mercy avait été averti d’un départ imminent. Sans tarder, mais sans lui en préciser les raisons, il avait ordonné dès le 18 juin à Blumendorf de brûler tous les papiers compromettants et de mettre à couvert, avec l’aide de son ami Laborde, les fonds dont il disposait chez Boyd et Ker, raison sociale d’une banque anglaise sise à Paris. Walter Boyd et Jean- Louis-Guillaume Ker avaient été sous-directeurs de la banque dirigée par Adrien-Ange Walckiers au décès de sa belle-mère, la vicomtesse de Nettine ; ils avaient fini par créer leur propre établissement bancaire à Londres et implanté une succursale dans la capitale française en 1785. L’aventure de Varennes conforta Mercy dans ses choix. Au début de l’été, il rapatria vers les Pays-Bas autrichiens des chariots chargés d’oeuvres d’art, de bronzes et d’autres objets de valeur. Une page était tournée. »
Mercy-Argenteau vu de France
» Le Journal du marquis de Bombelles exprimait avec sécheresse la hargne qu’éprouvait le diplomate français à l’égard de son homologue « autrichien ». A la date du 12 septembre 1794, il rédigea quelques lignes qui traduisaient le ressentiment éprouvé : « Il n’est plus douteux que M. le comte de Mercy a fini sa carrière. […] Peut-être que, s’il ne fût pas né, le roi de France Louis XVI serait encore sur un trône bien affermi. M. le comte de Mercy a donné bien souvent les plus mauvais conseils. J’aime à penser qu’ils tenaient à l’insuffisance de ses vues, et que sa médiocrité n’était pas le masque de la perfidie […]. Je ne crois pas que, sous aucun rapport, les Français attachés aux principes de la pure monarchie aient à regretter que M. de Mercy n’ait pas pu entrer en négociations avec M. Pitt. » Les royalistes français ne lui pardonnaient pas d’avoir éprouvé quelque sympathie pour la monarchie parlementaire à l’anglaise. »
Les intertitres sont de la rédaction.
Diplomate et espion autrichien dans la France de Marie-Antoinette, par Hervé Hasquin, Avant-Propos, 297 p.
Par Marie-Cécile Royen