Leur nombre augmente tellement vite que nul ne sait combien elles sont précisément. Les microbrasseries sont devenues la nouvelle activité entrepreneuriale à la mode. Si la qualité de leurs bières n’est pas toujours au rendez-vous, elles commencent à chatouiller les leaders du secteur.
Un seau de fermentation, un barboteur, une capsuleuse, un paquet de sirop concentré, de l’eau, de la levure… On trouve vraiment de tout, sur le Web. Même des kits pour réaliser sa propre bière. Pour moins de 100 euros, les férus de houblon peuvent embouteiller quelques litres à la maison. Gadget ? Ce type d’équipement se vend en tout cas comme des petits pains. Faire sa bière, cette nouvelle mode. » Depuis deux ans, je remarque un véritable engouement « , se réjouit Emanuele Corazzini, qui a ouvert en 2008 une école de brassage à Braine-l’Alleud. Réserver un week-end de stage ? Tout est complet jusqu’en décembre. Mêmes des Finlandais, des Français ou des Italiens font le déplacement.
Un kit, un cours, une expérimentation dans un garage entre copains… Il n’en faut pas plus pour attraper le virus du brassage. Du genre tenace, le virus. Au point que nombre d’amateurs se mettent à rêver d’en faire leur métier. Certains franchissent le pas. Depuis trois ou quatre ans, les microbrasseries poussent comme des champignons aux quatre coins du pays. Difficile de les dénombrer précisément, tant elles éclosent rapidement. Chacun y va de sa propre estimation. Le SNI (syndicat neutre pour indépendants) déclarait récemment que la Belgique comptabilisait 247 brasseries fin 2014, une hausse de… 70 % en cinq ans. Du côté de la fédération des brasseurs, on parle plutôt de 168 » vrais » lieux de fabrication, contre 130 en 2011, lorsque les statistiques étaient au plus bas.
Gare aux bières » à façon »
Car attention ! Il ne faut point confondre ceux qui brassent eux-mêmes et ceux qui optent pour la solution » à façon « , en confiant cette tâche à d’autres. » Cela a toujours existé, mais aujourd’hui apparaissent de plus en plus de spécialistes du marketing qui créent une marque mais la font faire par d’autres. Par exemple, ils disent qu’une bière est liégeoise alors qu’elle est réalisée au Limbourg, sans que cela soit très clair sur l’étiquette, insiste Jean-Louis Van de Perre, président des Brasseurs belges. La seule chose qu’on peut dire avec certitude à propos des microbrasseries, c’est qu’il y en a plus qu’avant ! »
Complet revirement de situation, tant, jusqu’à la fin des années 1990, la tendance était au rachat des petits acteurs par les géants du secteur. » On en revient presque à la situation d’il y a un siècle. En 1900, il y avait plus de 3 000 brasseries dans le pays « , rappelle Jean-Louis Van de Perre.
Le phénomène est loin de n’être que belge. Aux Etats-Unis, où la tendance est née, on estime qu’une microbrasserie est créée tous les deux jours. En Grande-Bretagne, leur nombre est passé de 725, il y a cinq ans, à plus de 1 500, selon l’organisation Brewers of Europe. Même progression en Italie, en France, en Allemagne… Cherchez l’erreur : » Depuis 2008, la consommation européenne diminue, alors que le nombre de brasseries augmente « , souligne Simon Spillane, responsable communication de Brewers of Europe. Chez nous, il y a vingt ans, on buvait 23 % de bières en plus. Les pils ont de moins en moins la faveur des amateurs, à la différence des spéciales. Plus alcoolisées, elles s’adjugent actuellement un quart du marché et sont en progression constante.
Entre autres grâce aux artisans, qui en ont fait leur spécialité. » Il fallait un renouveau, juge Jean-Marie Rock qui, après vingt-huit ans passés chez Orval, a lancé, il y a deux ans, sa propre marque, Monsieur Rock. Avec seulement AB InBev et Maes, il n’y avait plus rien ! Désormais, il y a plus de diversité. » » Les gens veulent faire des découvertes. Ils boivent moins, mais mieux, ajoute Pierre Lebrun, cofondateur du site spécialisé Bierbel. Ils recherchent davantage de goût, d’authenticité. » Le mot est lâché. Ces nouveaux brasseurs ont su se donner une image authentique, alors que les consommateurs en reviennent au terroir, à la proximité. » Peut-être estimaient-ils que la bière était devenue un produit trop commun. Ils veulent davantage de régional « , avance Jean-Louis Van de Perre.
Flambée des prix
» L’ancrage local est devenu très important, poursuit Anthony Martin, propriétaire de la brasserie John Martin (Guinness, Gordon, Timmermans…). Pour vendre, il ne suffit plus d’une bonne étiquette, il est nécessaire d’avoir un concept, un marketing global. » Les artisans jouent cette carte à fond. Bien moins conservateurs que leurs aînés, ils font de l’innovation leur credo. Au niveau des goûts, en copiant des styles peu présents chez nous, comme l’indian pale ale, les stouts, les ales… En sortant aussi des sentiers battus en matière de promotion. Via les réseaux sociaux, le financement participatif, la création de communautés de » fidèles » ou de beer geeks, ces fans qui ne jurent que par le houblon…
» On essaie de casser les codes, de s’inspirer de ce qui se passe à l’étranger, où le poids de la tradition est moindre, résume Olivier de Brauwere, l’un des initiateurs du Beer Project à Bruxelles, une microbrasserie basée sur la cocréation. L’engouement actuel s’explique aussi par une volonté des consommateurs de connaître l’histoire, les personnes derrière ce qu’ils achètent. » Quitte à y mettre le prix. Les petites productions ne lésinent généralement pas sur les tarifs. » Hélas, regrette Pierre Lebrun (Bierebel). Avant, quand on payait 4,5 euros pour une Chimay bleue, on trouvait ça cher. Maintenant, on dépense 5 euros, voire plus sans s’en rendre compte. »
Pourquoi les brasseurs reverraient-ils leur politique tarifaire à la baisse ? Même les gammes les plus onéreuses s’écoulent sans difficulté. » Au départ, on envisageait de tout exporter. Finalement, 70 % de nos produits sont vendus en Wallonie. On ne s’y attendait pas du tout, étant donné que notre bière est relativement chère « , relève Nicolas Declercq, cofondateur de la brasserie de Marsinne, à Couthuin.
Goutte d’eau
» Notre problème aujourd’hui est surtout d’avoir notre bière à temps et en quantité que de chipoter pour la vendre ! « , abonde Benoît Johnen, patron de la brasserie Grain d’Orge, à Hombourg. A une septantaine de kilomètres de là, à Lierneux, Mélissa Résimont et son frère Nicolas ont ouvert leur brasserie de la Lienne dans une ferme de caractère. Pour eux aussi, tout roule. » Ça marche très bien. On a dépassé nos prévisions au niveau des volumes. » Qui restent limités : 450 hectolitres espérés en 2015, l’équivalent de 180 000 bouteilles de 25 centilitres. Une goutte d’eau, quand on sait qu’AB InBev peut produire jusqu’à 100 000 bouteilles de Jupiler par… heure sur son site de Jupille. » Pour être rentable, il nous faudrait atteindre au moins 500 hectolitres par an « , calcule Mélissa Résimont.
Car même à cette échelle restreinte, plus question de kits amateurs. Or, le matériel professionnel n’est pas à la portée de toutes les bourses. A Marsinne, l’investissement de départ s’élevait à un million d’euros. » Et on a déjà réinvesti. » Le Beer Project a quant à lui dû rassembler 650 000 euros pour ses futures installations de la rue Antoine Dansaert, à Bruxelles.
» Pour avoir une belle structure, il faut bien un million d’euros « , table Jean-Louis Van de Perre. Puis il faut réinjecter, réinjecter sans cesse… Ceux qui se lancent dans cette activité plaident tous la passion plutôt que l’appât du gain. S’ils n’avaient misé que sur les bénéfices, sans doute auraient-ils privilégié les bières » à façon « . Pas d’importante mise de départ, même si cette option nécessite quelques fonds. » Cela coûte quand même cher. Entre 6 000 et 10 000 euros, selon le matériel supplémentaire qu’il faut acheter « , précise Frédéric Jeanjot, qui a lancé mi-août la Zoevel, une spéciale vendue uniquement dans le quartier du Sablon, à Bruxelles, et sous-traitée par la brasserie de la Lesse à Rochefort. S’il parvient à écouler les 6 000 bouteilles commandées au prix de 4 euros environ, il en retirera un chiffre d’affaires de 24 000 euros. Pas de quoi vivre, mais un bonus à côté de son job à temps plein.
Pour réellement en faire un métier, il faut viser plus haut. » Quelqu’un peut se payer à partir d’une production de 1 000 hectolitres (NDLR : 400 000 bouteilles de 25 centilitres) « , considère Jean-Marie Rock. » J’emploie 5 personnes. Pour garder tout le monde et que l’activité tourne normalement, il faudrait arriver à 4 000 hectolitres, soit 500 de plus qu’actuellement, détaille Benoît Johnen, qui a commencé à 400 hectolitres. Au-delà, dans la ferme familiale, ça deviendrait compliqué. Puis, en dépassant 10 000 hectos, on s’éloigne toujours plus du produit. Or je veux rester à taille humaine. »
Tout ce qui est petit…
Elles sont comme ça, les microbrasseries. Fières de leur petite taille. Bien que leurs ambitions soient parfois démesurées. Dès le départ, certaines se mettent à rêver de grande exportation, alors qu’elles sont inconnues à 10 kilomètres à la ronde. C’est que les belgian beers ont la cote en Amérique, en Chine, au Japon… Le marché y est exponentiel, en plein développement. Vendre à l’étranger n’est pas plus rentable. Mais cette option offre un avantage indéniable pour tout néo-entrepreneur : l’importateur paie à l’avance. » Alors qu’en Belgique, si la facture est honorée après 90 jours, on est content « , soupire Nicolas Declercq.
Les marques plus anciennes, par contre, sourient moins. » Les nouveaux venus ont tendance à brûler les étapes. Moi, j’ai débuté il y a dix-sept ans et je vais seulement exporter, signale Frédéric Adant, patron de la brasserie des Fagnes. Il ne faudrait pas que cela se retourne contre le métier. Si la qualité n’est pas au rendez-vous, les acheteurs pourraient se désintéresser de la production belge. »
Les nouvelles marques pèchent parfois par manque d’expérience. Le goût ne suit pas toujours l’ambition. » Ceux qui se lancent n’ont aucune expérience technique, réprouve Jean-Marie Rock. Un lessivage va se faire, comme dans toutes les industries. » Tout le monde s’accorde : la prolifération ne durera pas. » On est bien conscient qu’on est au-dessus de la vague, mais qu’un creux se profile d’ici quatre ou cinq ans « , prédit Nicolas Declerq.
Pas de panique, mais…
Cette probable sélection naturelle ne sera pas pour déplaire aux grands du secteur. Qui ne cèdent pas à la panique, les volumes de cette concurrence émergente restent trop faibles pour les inquiéter. Pour l’instant, pas question de racheter massivement des artisans, qui sont de toute façon rarement vendeurs. Les leaders peuvent même en tirer un certain profit, en observant ce qui fonctionne pour mieux les imiter. Ainsi, John Martin a récemment ouvert une microbrasserie à Waterloo, s’apprête à faire de même à Bruges et garde plusieurs autres projets similaires sous le coude. » Il s’agit de rendre un terroir, une base à des marques que nous possédions déjà, développe Anthony Martin. L’objectif est que ces activités représentent 10 % de la production. En croissance, pas en cannibalisant nos parts actuelles. »
AB InBev vient quant à lui de mettre sur le marché une nouvelle Leffe Indian Pale Ale ( » tant appréciée des connaisseurs « , glisse-t-il sur son site) et n’a pas lésiné sur sa campagne publicitaire. Les groupes resserrent aussi leur emprise sur les cafés, bars et autres festivals, à grands coups de contrats d’exclusivité et de promotions. Au jeu du marketing, le géant gagne toujours sur le Petit Poucet.
Par Mélanie Geelkens – Photos : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express