L’exposition londonienne réunit la presque totalité des ouvres peintes par Leonardo da Vinci lors de ses séjours à Milan. Derrière l’approche de l’ouvre alimentée par la confrontation avec les dessins préparatoires, se devine un homme qui possédait quelques siècles d’avance sur les savants de son temps.
Dans les rues de Milan, le jeune Leonardo da Vinci ne passe pas inaperçu. Alors que la mode impose aux hommes de longues toges, lui, le trentenaire préfère la tunique courte aux couleurs de roses. Avec ses longs cheveux blonds et bouclés, son sourire et sa stature d’athlète, il séduit d’autant plus qu’il est brillant causeur et farceur à ses heures. Sa réputation, il la doit surtout à son talent d’ingénieur scénographe. De véritables féeries. Quand par exemple, à l’occasion d’une représentation de Danaë, il métamorphose Zeus en pluie d’or et l’héroïne en étoile. Pour l’ Orfeo de Politien, il imagine un système ingénieux d’engrenages et de contrepoids qui ouvre une montagne en deux et fait apparaître un Pluton s’élevant des profondeurs d’un enfer incandescent. Le tout avec des effets d’éclairages saisissants.
Il est pourtant curieux ce Toscan végétarien qui déteste la guerre et propose en même temps des engins à tuer à son employeur milanais, le guerrier condottiere Ludovic Sforza, dit » il Moro « . Curieux aussi quand, sur la place publique, après avoir payé ses achats au marchand d’oiseaux, il ouvre les cages et libère les volatiles. On le dit dilettante. En vérité, il travaille, solitaire et secret à toutes sortes d’inventions et ce dans tous les domaines. Donc aussi, de la peinture. Ses méthodes étonnent. Lorsqu’il peint la célèbre Dernière Cène, le chef d’£uvre de sa période milanaise, il lui arrive de se tenir devant sa composition, silencieux, sans rien faire d’autre que d’observer. Puis il quitte la salle sans avoir touché au moindre pinceau et revient le lendemain. Ou plus tard. Dans son atelier, le visiteur est parfois déçu. La toile en cours a disparu. En cause, une plate-forme amovible qui permet de faire disparaître le tableau aux yeux des indiscrets. Au demeurant, il termine rarement une £uvre. Oui, l’homme est curieux mais surtout fort curieux de tout et de tous les phénomènes. De même, il a un pouvoir de concentration excep- tionnel et une fabuleuse mémoire. En un mot, il a les qualités requises pour être un génie.
La nature comme guide
Pourtant, rien au départ ne le prédispose à une telle destinée. Il ne fera jamais l’université comme ces autres intellectuels, penseurs, peintres et poètes de la Renaissance dont Florence donne le ton depuis les premières années du XVe siècle. Mais sa soif de connaissances est inextinguible. A 40 ans, il apprend le latin comme un gamin de 12 ans. Dans un de ses carnets (le manuscrit H), ce gaucher déjà célèbre s’exerce aux déclinaisons et conjugaisons. » Amo amas amat… »
Non, il n’a pas eu une enfance dorée bien que son père soit un homme en vue. Fils d’une paysanne aussitôt ignorée, il est recueilli par son oncle, simple paysan. Ce sera sa chance. Car ce dernier lui montre les rochers, les arbres, les fleurs, les animaux, les étoiles. Il lui apprend à regarder, à interroger, à comparer. Pour compléter sa formation, il étudie l’arithmétique et la mécanique. A 12 ans, Leonardo rejoint son père qui, bien introduit auprès des milieux favorisés de la cité toscane, le mène jusque dans l’atelier le plus célèbre du moment, celui d’Andrea Verrochio. Dans cette bottega, l’adolescent apprend le dessin, la peinture mais il s’intéresse aussi aux autres types de commandes qui nécessitent une approche technique très sophistiquée. Ainsi, les problèmes de soudure liés à la réalisation d’une boule monumentale en cuivre doré qui chapeaute aujourd’hui l’orgueilleuse coupole de Santa Maria del Fiore. Ou encore, l’étude des miroirs concaves et le contrôle des éclairages, donc de la lumière. S’il assiste de même aux dissections réalisées dans l’atelier voisin des Pollaiolo, il conçoit déjà diverses » machines » : une pour faire le vide, une autre pour la plongée sous-marine. Maître à 20 ans, Leonardo aurait pu faire carrière à Florence. Il y reçoit ses premières commandes comme L’Adoration des mages. Mais sa manière de concevoir l’humanisme s’oppose aux idéaux de » l’homme universel » défendus par les intellectuels toscans réunis autour de Laurent de Medicis. Alors que les Botticelli, Ghirlandaio et autres Pérugin recevront de ce dernier les commandes qui feront leur célébrité, Leonardo da Vinci reste sur la touche. En cause, ses méthodes d’approche de la réalité.
La méthode Leonardo
Pour lui, rien de mieux que l’£il, le plus noble des sens. Pour les Florentins, rien de mieux que les mots, les textes des auteurs anciens et l’esprit. Du coup, pour étudier le corps, la nature ou la géométrie, ils s’en remettent, les yeux fermés, à Hippocrate, Ptolémée ou Euclide : » Ils avancent bouffis et pompeux, revêtus et parés, ose écrire le jeune Leonardo non pas de leur labeur, mais de celui d’autrui » ( Codex Atlanticus). Lui, ne privilégie qu’une seule méthode : l’observation et l’expérimentation. Ensuite seulement, vient le temps de la compréhension et donc de la conceptualisation, toujours provisoire. Aussi, lorsque l’occasion se présente de gagner Milan, Leonardo n’hésite pas, et d’autant moins qu’un procès pour sodomie le menace. La cité du Moro est sans doute pauvre en peintres révolutionnaires mais riche de la présence de nombreux médecins, ingénieurs et mathématiciens (dont le célèbre Pacioli qui devient son ami). En plus, sous l’influence des universités de Padoue et de Bologne, on y apprécie moins Platon (la référence chez les Medicis) qui renie les sens au profit des idées d’Aristote pour lequel, au contraire, les sens rendent compte de la réalité : » Toutes nos connaissances proviennent des sens « , note le peintre dans son tout premier carnet. D’où l’importance de ses dessins, des feuilles parfois remplies de figures en tous sens, entremêlant géométries, analyses anatomiques, croquis sur le vif, projets d’architecture, de machines, de partitions musicales, de calculs et de commentaires écrits au miroir de sa main gauche. On estime qu’il aurait ainsi couvert 13 000 pages dont un peu moins de la moitié nous sont parvenues. Ce sont les célèbres » carnets » qu’il ne mettra jamais en ordre et qui, très longtemps, resteront méconnus. Les deux derniers furent découverts en 1965 à Madrid. Seul, un d’entre eux appartient à un collectionneur privé, Bill Gates. Pourtant, ce sont bien ces carnets dont on ne commencera à s’intéresser qu’au XVIIIe siècle, qui révèlent sa vision du monde. Or celle-ci s’oppose à cette autre, mécaniste et dominante qui, depuis Descartes et Newton au XVIIe siècle, font l’histoire des sciences. Une vision qui, étonnamment, se rapproche davantage des hypothèses scientifiques actuelles. Tout est en transformations continues et tout est dans tout. Ainsi propose-t-il, bien avant que ce mot ne soit à la mode, une vision holistique de la nature. D’où l’étendue sans frontière de ses recherches qui touchent tout à la fois à l’homme, l’animal, la plante, les roches ou encore la lumière, l’eau, le feu et le vent.
Et la peinture dans tout cela ?
Dans sa vie, elle occupe une place centrale. Mais peut-être pas celle qu’elle tient chez ses contemporains. En tout et pour tout, l’£uvre peinte compte moins de 20 tableaux. La réalisation de La Joconde (1506) lui prend trois ans. Dans un même temps, Michel-Ange couvre tous les plafonds de la Sixtine ! On sait, d’autre part, que préoccupé par d’incessants nouveaux projets, il n’hésite pas à abandonner l’£uvre en cours à ses assistants, voire à l’abandonner comme le Saint Jérôme (1482). En fait, Léonard favorise les recherches préalables (les dessins) et n’hésite pas à modifier l’£uvre en cours, y injectant chaque fois davantage de complexités et d’innovations autant formelles que techniques. Le fameux mystère qui émane de ses tableaux témoigne du secret du monde qu’il tente de percer par ailleurs comme savant. Ainsi le célèbre sfumato (sorte de brume lumineuse) qui orchestre et combine les jeux de l’ombre et de la lumière.
A l’exposition de Londres, autour d’une copie de La Dernière Cène, est exposé un ensemble de dessins préparatoires. L’un d’eux précise le geste de la main de Judas pressant la bourse offerte en échange de sa traîtrise. Tout est dit dans cette seule » main » de la culpabilité, de la nervosité, de l’angoisse et de la lâcheté du traître. Bref, de son âme noire et tourmentée. Rien qu’une main suffit : » La peinture ne parle pas, écrit-il dans son Traité de la peinture, mais se démontre et se définit elle-même dans les faits, alors que la poésie est faite de mots avec lesquels, orgueilleuse, elle se loue elle-même. » Du coup, par sa capacité à communiquer dans l’immédiat et sans détour, elle est supérieure à la littérature et même à la musique. En effet, l’image peinte se perçoit dans son ensemble autant que dans ses détails à la différence d’un poème qui se lit ou d’une musique qui s’écoute. Sa permanence est une autre de ses qualités, explique-t-il dans L’Eloge de l’£il. Grâce à elle, le créateur peut donner à percevoir l’harmonie de l’ensemble et des parties entre elles et ce grâce à la qualité de la géométrie sous- jacente mais aussi à celle du tracé, à la moindre présence chromatique, au sursaut de lumière, au frémissement d’une ombre. Oui, la peinture est une science. Et comme elle, elle effeuille le réel. Sans fin.
L’exposition londonienne
Un parcours d’exposition est toujours le fruit de lentes réflexions. Chaque séquence est mûrement réfléchie. Chaque pièce choisie est placée avec soin. Ainsi, dès la première salle, le visiteur est-il confronté avec un dessin anatomique de l’£il et du parcours imaginé (non sans intuition prémonitoire) des nerfs qui mènent jusqu’au cerveau. De l’£il à l’esprit. Nous voilà avertis. Et ce d’autant qu’au revers de cette feuille, Leonardo propose un projet d’architecture dont le calcul des proportions renvoit à cette harmonie qui, pense-t-il, se trouverait aussi au c£ur de toutes les choses de la vie. Dans cette même salle, un premier portrait (de son ami musicien) indique de même l’intérêt du peintre pour l’imperceptible mouvement des lèvres par exemple, mais aussi de la lumière sur la peau : l’insaisissable. La salle suivante réunit des visages de femmes dont deux chefs d’£uvre, La Dame à l’hermine de 1489-90 et La Belle Ferronnière (1493). A leurs côtés, afin de mieux comprendre le processus de création mais aussi la singularité de Leonardo, sont accrochés des dessins préparatoires ainsi que des £uvres de ses contemporains ou élèves (comme Boltraffio).
La troisième salle est entièrement réservée au » Saint Jérôme » à son tour préparé par des dessins anatomiques (crânes, système nerveux, écorché..) et par d’autres visant à mettre en évidence les relations géométriques entre les différentes parties d’un bras tendu par exemple. Vient ensuite le grand et exceptionnel face à face entre les deux versions de La Vierge aux Rochers du Louvre (1483-85) et de la National Gallery (1491-1499). La première, plus douce mais patinée par le vernis, la seconde, plus dure et cristalline. Il reste ensuite à apprécier la marque du maître sur son élève Boltraffio ainsi que d’énigmatiques attributions. Il reste aussi à découvrir, pour la première fois, un tableau tout récemment attribué à Leonardo da Vinci. Il s’agit d’un très fantomatique Christ Salvator (collection privée) dont, au cours des siècles, on a surpeint le visage sans toutefois toucher aux bras ni aux mains. Enfin, la septième et dernière section est consacrée à La Dernière Cène. Si on découvre d’une part, une grande reproduction couleur et d’autre part, une copie réalisée autour de 1520, soit un an après la mort du peintre par un de ses disciples, Giovanni Pietro Rizzoli, on est surtout confronté à l’ampleur des études et dessins qui ont préparé ce qui fut, sans doute, son chef-d’£uvre le plus complexe.
Leonardo Da Vinci, painter of the court of Milan, Londres, National Gallery, jusqu’au 5 février. Tous les jours de 10 à 18 heures. Vendredi et samedi jusqu’à 22 heures. Dimanche, jusqu’à 19 heures. Dernière entrée, une heure avant la fermeture. www.nationalgallery.org.uk Une exposition sponsorisée par Le Crédit suisse.
GUY GILSOUL
Sa vision se rapproche davantage des hypothèses scientifiques actuelles