Bruxelles a donné son feu vert à la fusion Suez-GDF. La commissaire à la Concurrence, Neelie Kroes, qui a reçu Le Vif/L’Express, se dit déterminée à lever les obstacles au marché unique dans le secteur
De notre envoyé spécial
Dans le bureau de la Néerlandaise Neelie Kroes, commissaire européenne à la Concurrence, trône une étrange sculpture moderne en bronze. Des cadres hérissés de barbelés qui s’entrecroisent dans un ordre secret. Un membre de son cabinet ironise : » Quand un chef d’entreprise nous résiste, nous le passons à travers. »
Jean-François Cirelli (GDF) et Gérard Mestrallet (Suez) apprécieraient-ils la plaisanterie ? Certes, mardi 14 novembre, la Commission européenne a donné son feu vert à leur mariage. Mais cela n’a pas été sans mal et le patron de Suez a dû faire des concessions. En abandonnant, notamment, sa filiale gazière belge Distrigaz (voir page 68). » Nickel Neelie « , comme on la surnomme à Bruxelles par référence à l' » Iron Lady « , Margaret Thatcher, est surtout intervenue dans les 300 derniers mètres d’un marathon européen qui a débuté en mai. Six mois de tractations au forceps pendant lesquels Suez et GDF ont voulu faire croire que Bruxelles ne voyait aucun inconvénient à leur rapprochement, alors que leur fusion a vite été cataloguée parmi les 5 % de dossiers soulevant de très sérieux problèmes.
Neelie Kroes est-elle encore blessée que certains, augurant des conflits d’intérêts, aient demandé qu’elle soit dessaisie des affaires concernant la quarantaine d’entreprises où elle a été plus ou moins associée par le passé, comme Lucent Technologies ou Volvo ? Cette universitaire de 65 ans, ministre des Transports de 1989 à 1992, ne cesse de répéter que » tous les dossiers sont traités équitablement « . Ni la nationalité ni la taille de Suez et de GDF n’ont pesé dans la balance : » Nous nous sommes uniquement préoccupés de savoir ce que cela signifiait en matière de régulation et de concurrence sur le marché unique « , jure-t-elle.
Les maîtres mots. Pour cette libérale que son pragmatisme, » à la hollandaise « , distingue du très idéologique Mario Monti, son prédécesseur italien, le marché unique de l’énergie, qui entrera pleinement en vigueur le 1er juillet 2007, est une étape de la construction européenne aussi importante que la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, en 1951. A ceci près qu’il ne fonctionne pas. C’est donc pour connaître la nature des blocages que Neelie Kroes a lancé une vaste enquête. Appuyée, en avril dernier, par une série de perquisitions au siège d’une douzaine de grands opérateurs énergétiques européens.
Les conclusions de ces investigations devraient être connues en janvier 2007. Mais, sans attendre, » Nickel Neelie » a décidé de pousser les feux. Le 30 octobre dernier, à Lisbonne, elle a réclamé la séparation totale de la production et des réseaux de transport. Un discours de combat qui, souligne-t-on à Bruxelles, bénéficie du plein soutien du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso. La commissaire commente : » Notre enquête a révélé que l’opérateur dominant est tenté d’utiliser sa détention du réseau pour rendre l’accès au marché plus difficile à ses concurrents [à] et qu’il n’investit dans de nouvelles lignes que pour faciliter son propre développement. Le sous-investissement dans les infrastructures ne s’explique pas autrement. » Une analyse particulièrement d’actualité quinze jours après la grande panne qui a plongé une dizaine de millions d’Européens dans le noir. Dans les faits, un troisième » paquet » de mesures destinées à débloquer le marché pourrait donc être décidé après le Conseil des chefs d’Etat européens, en mars 2007.
Et, à ceux qui attaquent l’ouverture des marchés, source, à leurs yeux, de tous les maux, la chienne de garde de la libéralisation réplique : » Il faut dire la vérité aux gens. Nous vivons un troisième choc pétrolier. » Et pose cette question : » Nous donnons-nous ou non les moyens de récupérer les superprofits des entreprises pour les restituer au client, afin d’atténuer ce choc ? » Le saviez-vous ? Une commissaire européenne peut, à Bruxelles, cacher une… révolutionnaire.
Georges Dupuy
Georges Dupuy