Au concours Reine Elisabeth de 1983 triomphe un jeune pianiste français dont le jeu flamboyant se double d’une personnalité ô combien théâtrale. Près de trois décennies plus tard, Pierre-Alain Volondat revient jouer à Bruxelles avec orchestre dans la même salle des Beaux-Arts. Rencontre.
Comme l’alunissage de 1969 ou la performance de Nadia Comaneci à Montréal, le passage de Volondat au Reine Elisabeth fait partie des images iconiques de la seconde moitié du xxe siècle. Le surdoué fait flamber le clavier à coups de Liszt et du concerto imposé de Frédéric Devreese, mais ce qui frappe d’emblée est en dehors du piano. A la télévision paraît un jeune homme incroyablement raide, qui salue le public comme si c’était sa toute dernière fois, alors qu’il n’a que 20 ans et quelques notes. En interview d’époque, Pierre-Alain Volondat semble possédé par son art, en transe immobile, le regard fixe que transcende une allure de gamin endimanché. Et quand il parle, c’est d’une forme d’engagement qui tend à l’absolu. Cette bizarre affaire, qui tranche sur la couture plutôt guindée du concours, sera, au fil du temps, une carte de visite brouillant peut-être les repères d’un grand talent. Après les premières années flambantes – il donne jusqu’à cent concerts par an – Volondat disparaît peu à peu du vedettariat international, sans doute trop éloigné du sérail et des codes classiques. Jouant peu, il mène aujourd’hui une vie de prof de musique à Montmorency, près de Paris, réapparaissant dans des raretés inspirées. Le flambeur s’est-il consumé ? On pourra donner un avis plus documenté après le concert qui ramène Pierre-Alain Volondat dans cette salle des Beaux-Arts de Bruxelles, là même où le mini-mythe s’est construit un soir de printemps 1983. Une semaine avant cette prestation qui le rend nerveux, nous rencontrons le pianiste dans un hôtel bruxellois : un peu épaissi et certainement moins ovni qu’il y a un quart de siècle.
Le Vif/L’Express : En 1983, vous faites doublement impression : par votre talent pianistique mais aussi par votre personnalité !
Pierre-Alain Volondat : C’est vrai… Il faut savoir que la pression et la concentration étaient telles qu’elles rendaient tout cela très difficile. Il fallait que je sois dans mon monde. On m’a traité de Martien, de zombie, mais je devais me protéger, ne pas me disperser. J’avais beaucoup aimé le cadre de la chapelle Reine Elisabeth (NDLR, lieu de travail des finalistes) mais je n’y avais pas côtoyé les autres. La chapelle, c’est un peu comme un village olympique : on dit que les Français ont des réflexes de perdants mais c’est parce qu’ils courtisent les autres finalistes qui, eux, pardonnez-moi l’expression, n’en ont rien à foutre. Cela peut être considéré comme un handicap parce que, dans ces moments-là, on a peur… On a pensé que j’étais un sauvage mais mon travail ne pouvait se décanter que dans la solitude. Avant les épreuves, j’étais face à moi-même, plus rien n’existait, il m’a fallu trois semaines pour réaliser que j’avais gagné le concours Reine Elisabeth…
Pour redescendre ?
Oui, pour redescendre, je ne m’apercevais de rien, c’est pour cela que beaucoup de gens ont ressenti un malaise alors qu’il n’y avait en moi aucune attitude de défi, de hargne ou d’agressivité. J’étais un peu inconscient. Il y avait une telle poussée d’adrénaline que j’étais un peu comme Superman quand, attaqué par trois rayons à la fois, il se met à chauffer de plus en plus. C’est un euphémisme de dire que cela a été très difficile.
Vous donniez davantage l’impression d’être un mystique de la musique qu’un sauvage !
J’attache beaucoup d’importance à l’aspect intérieur du piano : quand je prépare un concert, un récital, c’est comme si c’était un laboratoire, une recomposition de l’£uvre. La concentration est fondamentale : le travail se fait par assimilation du texte mais aussi de mes intentions dans tel phrasé ou telle nuance. Quand je joue du Liszt, il est possible d’improviser un peu : Liszt lui-même était un improvisateur, c’est plus difficile avec Chopin ou Schumann. L’improvisation ne se fait pas à partir d’un thème mais à partir du moment où l’on se joue de la partition.
Vous avez commencé le piano à l’âge de 7 ans, quelle était l’attente familiale ?
Il n’y en avait pas vraiment : je viens d’un milieu ouvrier, mon père était cheminot. Ma mère aimait le classique et m’a soutenu du mieux qu’elle pouvait jusqu’au concours RE. J’ai dû me faire tout seul, moi et moi seul. A l’âge de 9 ou 10 ans, j’étais déjà très ambitieux, ce qui fait que je n’ai pas toujours été compris. En même temps, dans une famille bourgeoise classique, le confort m’aurait peut-être endormi. Mais au Conservatoire de Paris, je ne suis pas tombé sur les bons professeurs, il a fallu que je me vainque moi-même…
En scène, à quoi pensez-vous ?
Je ne pense qu’à la musique. C’est un métier instantanéiste, le trac est toujours là. Quand on est trop sûr de soi – cela m’est arrivé – on joue deux fois plus mal parce qu’on n’est pas concentré. Tout reste toujours à faire, rien n’est jamais acquis.
Que dire de vos périodes de creux, notamment dans les années 1990 ?
Un artiste ne peut pas faire le travail de management. J’ai tenté de le faire moi-même, mais bon…
Au Reine Elisabeth, vous aviez joué Brahms, l’imposé de Devreese, et déjà un concerto de Liszt que vous reprenez au concert de Bruxelles !
Oui, des petits malins vont essayer de comparer mais il y a des choses qui arrivent dans la salle : la chimie, l’aura collective. On a souvent dit que j’étais un pianiste cérébral, on n’a pas tort parce que j’élabore des interprétations comme on élaborerait des produits chimiques. Il y a ce qu’on appelle l’effet Kirlian qui détecte le rayonnement des objets, sans qu’on en ait conscience. L’avant-concert se travaille : trois ou quatre jours avant, moi qui aime tout ce qui est bon, les bons vins, la bonne bière, c’est terminé. Je me mets au poisson qui est bon pour les neurones… Mieux vaut mourir en brave sur scène qu’en lâche dans les coulisses.
Vous avez le trac avant ce concert de retour ?
Oui, mais c’est normal : c’est la salle du concours, je n’y ai plus joué depuis sept ans. Je n’ai plus rien à prouver depuis longtemps mais j’ai l’impression, rétrospectivement, de repasser ce concours. Ce lieu sera toujours chargé de mémoire et de ce qui s’y est passé. Je crois en quelque chose qui nous dépasse même si on ne peut pas le nommer. Ce qui doit toujours rester dans la musique, c’est le concept d’humilité. Le but de la musique, c’est de rendre les gens meilleurs, son auteur et aussi son public, c’est une loi de réciprocité…
Vous portez une alliance : vous pouvez comparer l’amour et la musique ?
Les deux sont intimement liés, sur le plan émotionnel. Il m’est même arrivé de me servir de mon alliance comme castagnette dans la musique espagnole et les gens se demandaient ce qui se passait…
En concert avec l’Orchestre national de Belgique le 26 avril au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, sous la direction de Georges Octors. Au programme, les 1er et 2e Concertos pour piano et orchestre de Franz Liszt, www.bozar.be
ENTRETIEN PHILIPPE CORNET
» Quand on est trop sûr de soi, on joue deux fois plus mal «