L’Etat confédéral, selon Moureaux

A défaut d’accepter le confédéralisme, ce sera le séparatisme pur et simple, avertit Philippe Moureaux. Coup de tonnerre ! Pour le chef du PS bruxellois, les francophones doivent discuter de tout, y compris du  » dossier social « . En échange de garanties : un solide verrou pour décourager, à l’avenir, toute scission du pays.

Philippe Moureaux (PS) est le premier leader francophone à oser le pas dans l’inconnu. Pour lui, la Belgique sera confédérale – concept à définir – ou ne sera plus. Dans une interview au Vif/L’Express, le cador socialiste déclare qu’il faut maintenant négocier une  » très profonde  » réforme de l’Etat. Sinon, il sera trop tard : la Flandre va s’enflammer et les francophones feront face à de vrais séparatistes dans deux ou trois ans. Moureaux propose de donner des gages aux Flamands : on discute de tout, y compris de la sécurité sociale. Mais l’ancien vice-Premier ministre exige des  » verrous  » en échange. Pas des mots ronflants. Plutôt un dispositif constitutionnel qui rendrait toute prochaine réforme beaucoup plus difficile. Et Moureaux de lancer un ballon d’essai : il faudrait à l’avenir une majorité des trois quarts au Parlement pour changer les fondements de l’Etat – actuellement, toute réforme de l’Etat doit être approuvée par une majorité de deux tiers des parlementaires. On négocie un bon coup. Puis fini !

Philippe Moureaux s’avance à titre personnel sur ce volcan en ébullition. Il insiste : ce n’est pas (encore ?) la position officielle du PS.  » Oser le confédéralisme  » : l’homme à la moustache blanche sait qu’il pourrait être mal compris. Mais, à 68 ans, sa carrière est faite. Philippe-le- sage, Moureaux-l’incendiaire a tout connu. Le pouvoir comme l’opposition, à l’inverse de ses camarades Elio Di Rupo, Laurette Onkelinx, Rudy Demotte. Deux vagues d’affaires déstabilisantes. D’âpres négociations avec les Flamands en 1980, en 1989, en 1993 et en 2001. De tous les négociateurs francophones encore en piste, c’est lui qui a la meilleure connaissance de l’autre  » camp « . Interview.

Danger : l’état de crise permanent

Le Vif/L’Express : Que va-t-il se passer avec ce gouvernement Verhofstadt III, qui se met au travail lundi prochain, le 7 janvier ? Le pays peut-il espérer un peu de stabilité ?

E Philippe Moureaux (PS) : Mais ce gouvernement, né du hasard, organise l’instabilité ! Il a annoncé qu’il changerait dans trois mois… Ce n’est pas l’idéal. Je compare la situation actuelle à celle que j’ai connue au début de ma carrière politique, il y a trente ans. Les gouvernements tombaient comme des mouches. Les hommes n’avaient pas une grande confiance entre eux. Une partie du pays (la Wallonie et Bruxelles, à l’époque) voulait un profond changement institutionnel refusé par l’autre. Aujourd’hui, on risque d’aller de soubresauts en soubresauts tant que la Flandre n’aura pas obtenu  » sa  » réforme de l’Etat.

Seule cette réforme peut ramener le calme ?

E Oui. Il n’y aura de stabilité qu’au prix d’une très profonde réforme de l’Etat.

Mais le timing n’est pas bon. Il faut faire vite d’ici à Pâques. Puis on rentrera rapidement en campagne électorale : le scrutin régional et communautaire, c’est en juin 2009.

E On ne fera pas une grande réforme en trois mois. Il faut procéder par  » paquets « . L’un d’eux, prioritaire, concerne Bruxelles-Hal-Vilvorde (BHV). Après le vote indécent du 7 novembre ( NDLR : en commission de l’Intérieur de la Chambre, les partis flamands ont voté de manière unilatérale la scission de l’arrondissement bilingue), ça va revenir sur la table. Le cas  » BHV  » ne peut plus être résolu de manière isolée. Les francophones ont utilisé l’élargissement de Bruxelles comme une arme de négociation ; désormais, ce doit être un objectif. Dans un large paquet thématique, les Flamands peuvent accepter cet élargissement, je crois. Un beau paquet ficelé avant les élections de 2009, voilà qui ferait retomber la pression…

Accepter le confédéralisme puis le verrouiller

De cet élargissement de Bruxelles aux communes de la périphérie, où on parle majoritairement le français, les Flamands ne veulent pas. Vous le savez. Pourquoi céderaient-ils aujourd’hui ?

E Et nous, pouvions-nous imaginer qu’un jour il y aurait une telle poussée séparatiste au nord du pays ? Les temps ont changé… Les élections de juin dernier ont causé deux surprises. Un : le changement de leadership en Belgique francophone, qui ne fait pas plaisir à mon parti. Deux : l’envol du CD&V/ N-VA conjugué au succès de la Liste Dedecker et au statu quo du Vlaams Belang. De 30 à 40 % des Flamands semblent prêts à une aventure séparatiste : ce n’est plus une minorité insignifiante. Je ne m’attendais pas à ça. Au PS, seul Charles Picqué avait senti poindre le danger. Depuis Noël, il y a un reflux de ces idées parce qu’on a enfin un gouvernement. Mais à la moindre occasion, c’est reparti…

Le  » reflux  » ne sera que temporaire, comme le gouvernement intérimaire de Guy Verhofstadt ?

E Oui. La population voulait un gouvernement. Le génie de Verhofstadt, c’est d’avoir utilisé cette pression inédite. Porté par les gens, il a trouvé un tout petit créneau auquel aucun partenaire ne pouvait dire  » non « .

Mais à la moindre occasion, comme vous dites, c’est la crise ?

E Au premier incident stupide – arrache-t-on plus de dents en Hainaut qu’à Anvers, par exemple – la presse flamande s’enflamme à nouveau. D’année en année,  » on  » a créé une atmosphère particulière dans ce pays.

Ce sera donc une profonde réforme de l’Etat… ou le chaos ?

E Oui. Il faut créer une autre forme de fédéralisme. Les Flamands nomment cela le confédéralisme. C’est un usage impropre : le confédéralisme est l’union d’Etats indépendants. Mais soit ! Puisqu’ils l’appellent ainsi… Il faut accepter  » ça « , aller très loin dans le fédéralisme, sinon la situation va pourrir pour de bon. Des groupes de pression vont s’organiser au nord du pays. Les demandes se feront de plus en plus précises. Les risques de séparatisme pur et simple grandiront en conséquence. Il faut accepter ce  » confédéralisme  » maintenant. Ce sera moins violent, moins douloureux que dans deux ou trois ans.

Ce confédéralisme, c’est un jeu de dupes pour les francophones, non ? Qu’ont à gagner les francophones d’une Belgique dépiautée, sans âme ni contenu ?

E Les francophones doivent refuser la version du confédéralisme dans laquelle les Régions et les Communautés seraient quasiment des Etats indépendants, où la Belgique fédérale serait vidée de toute substance et où un Premier ministre flamand aurait toute la visibilité à l’étranger pour parler de politique internationale ou de défense, les dernières matières communes, lors des sommets de l’ONU ou de l’Union européenne.  » Non  » au confédéralisme qui donne aux Flamands l’avantage des deux systèmes, avec et sans Belgique ! Nous n’avons rien à y gagner.  » Oui  » au confédéralisme si les francophones y gardent la valeur ajoutée, les avantages liés à la solidarité nationale ! Prenons les Flamands au mot : ils claironnent qu’ils sont pour le maintien de cette solidarité. Négocions sur cette base, sans tabous. Montrons que nous en sommes capables et plaçons des verrous solides d’après-négociation : après ça, les réformes institutionnelles doivent être rendues plus difficiles, afin de stabiliser le royaume de Belgique auquel nous, nous tenons !

Quel changement de rhétorique, en sept mois ! Les francophones, se méfiant des desseins cachés des Flamands, pensaient pouvoir dire non à tout…

E Tactiquement, il était utile de dire non. Mais la carte politique a changé. Je le répète : je vois poindre le séparatisme.

Leterme, Reynders et son ami Di Rupo

Yves Leterme sera-t-il le Premier ministre définitif, à Pâques, comme prévu ?

E C’est hautement vraisemblable, mais pas certain. Ceux qui spéculent sur son échec commettent toutefois une grave erreur.

Le grand timonier de la réforme de l’Etat pourra-t-il enfin rassurer les francophones ?

E Laissons-lui le bénéfice de ces trois mois. Il a du chemin à faire, c’est sûr. Avant tout, il doit se guérir de son hypersensibilité : quand on le critique – le lot des hommes exposés – il y voit trop vite de la méchanceté.

Et les dirigeants francophones, quand vont-ils enterrer la hache de guerre ?

E Tout ce que je vous ai dit tombe à l’eau s’ils continuent à s’entre- déchirer sur la place publique.

Ces relations dégradées, ces rancunes tenaces entre Milquet et Di Rupo, d’une part, Reynders, de l’autre, influencent les choix politiques, non ?

E Je n’avais jamais connu ça. J’ai vécu l’époque où, entre le socialiste André Cools et le libéral Jean Gol, deux fortes personnalités, il existait une réelle animosité. Mais cela ne durait jamais longtemps. Il y avait un fond de confiance, essentiel à ce niveau. Quand le FDF d’Antoinette Spaak a été chassé d’un gouvernement où le PS se maintenait, il y avait de quoi se détester. Mais on n’a rien vu d’autre que des larmes et de l’émotion. Les gens se respectaient. On en est loin, aujourd’hui.

Une question d’époque ou la faute à… Didier Reynders, pointé du doigt tant par le PS que par le CDH ?

E Il a eu un comportement étrange – je dirais plutôt simpliste. Il a pensé qu’il pourrait casser la confiance entre le PS et le CDH, espérant qu’il n’y en aurait plus entre personne. Reynders est un homme intelligent qui a un côté très méprisant. Cela rend le dialogue difficile. Espérons qu’il change, lui aussi.

Et le PS, change-t-il ? Il est de retour malgré les affaires, malgré une volonté politique assez large de gouverner sans lui. N’aurait-il pas dû se ressourcer dans l’opposition ? Vous en étiez personnellement convaincu, il y a trois mois encore…

E Aux élections de 2004, le PS avait triomphé. Qu’est-ce qui a changé depuis ? Les affaires de Charleroi, c’est tout ! A l’intérieur du parti, certains gesticulent en cherchant d’autres causes à nos difficultés électorales. Aujourd’hui, j’ai confiance en Elio Di Rupo. Il dit avoir connu trois mois très difficiles après l’échec. Il va mieux. Il a été impressionnant en décembre. L’opposition présentait deux inconvénients à nos yeux. Primo : un risque de confusion. Au scrutin de 2009, le PS aurait dû défendre son bilan dans les Régions et les Communautés, tout en étant très critique à l’égard du pouvoir fédéral. L’électeur a généralement du mal à s’y retrouver. Secundo : un déficit d’honorabilité. Ces derniers mois, c’est tout juste si certains n’ont pas préconisé un cordon sanitaire autour du PS. Ces gens avec qui nous gouvernons ne pourront plus jouer cette carte désormais.

Entretien : Philippe Engels

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