Ce dimanche-là, à Aubange, il fait soleil. Une soixantaine de personnes assistent au tournoi de pétanque – une clientèle appréciée par la friterie du coin… Au café Le Carrefour, les habitués éclusent les pintes, pendant qu’un homme taciturne joue au flipper. Un couple d’amoureux s’embrasse gentiment à côté de l’église du village. Sur la route qui mène à Longwy, petite ville industrielle campée deux kilomètres plus loin, côté français, un petit groupe d’adolescents font des va-et-vient avec leurs mobylettes pétaradantes.
Située à l’extrême sud-est du pays, Aubange appartient à cette portion de Lorraine belge coincée entre la Gaume et les Ardennes, accolée à la France et au Grand-Duché. Vue d’ici, l’agitation bruxelloise ressemble à un autre monde. Même Namur passe pour une » grande ville » un peu lointaine. Et pourtant… Dans ce recoin de la Belgique, entouré de bois de sapins, les jeunes se plaignent de la délinquance, de l’insécurité, du bruit. » A cause des connards qui font du tapage nocturne, on ne dort que d’une oreille. Un de ces quatre, il y en a un qui va s’énerver et tirer dans le tas « , prophétise Sébastien Neulens, 22 ans, qui habite non loin de la frontière. D’autres évoquent » des gars qui narguent les flics en se trimbalant avec des sachets de farine « . A Athus, le village voisin, un fait divers récent a frappé les esprits. » Un jeune s’est fait tabasser dans le cimetière. Après ça, ses agresseurs ont diffusé la vidéo sur Internet « , raconte Gauthier Hanzir, 15 ans.
D’aucuns affirment que la jeunesse d’Aubange souffre de dés£uvrement. » Ici, ça bouge pas assez, lance Christophe Arendt, jeune travailleur de 21 ans, dont la jambe ne s’est toujours pas remise d’un accident de moto. On a déjà réfléchi à des trucs pour s’amuser, on n’a jamais rien trouvé. » Il y avait bien une maison de jeunes chez le curé, mais elle a été fermée à la suite de dégradations. Pour certains, la seule excursion du week-end se résume à une virée au Cora de Messancy ou à l’Ikea d’Arlon. » Les tournois de pétanques et de belote n’intéressent pas les jeunes. Pour eux, à part les friteries et les cafés, il n’y a rien. Et comme ils boivent beaucoup, ils traînent une sale image auprès des habitants « , commente Valérie François, permanente à la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Entre vins de Moselle, maitrank et Orval, les soirées du coin ont la réputation d’être bien arrosées…
La région s’est plutôt bien relevée de la fermeture, en 1977, de l’usine sidérurgique d’Athus. La crise a cependant laissé des séquelles : familles déstructurées, perte de repères, marginalisation d’une partie de la population locale. Certes, les offres d’emplois ont nettement augmenté ces cinq dernières années. Mais elles profitent surtout aux jeunes diplômés de l’enseignement supérieur. » Pour les autres, cela reste le parcours du combattant « , déclare Catherine Malbrant, responsable du service recherche d’emploi au Forem d’Arlon.
Sébastien Neulens s’est cogné pendant presque deux ans contre un marché du travail impitoyable. Sa qualification en menuiserie n’intéressait aucun employeur. Après quelques petits boulots, il a finalement décroché, il y a trois mois, un poste comme ouvrier intérimaire chez Ampacet, une usine qui produit des matières plastiques. » Ils ont prévu de me donner un contrat, mais je ne sais pas quand « , dit-il. Grâce à ses premiers salaires, il compte bientôt passer le permis moto et acheter » une bécane « . Pour l’heure, il continue de se rendre au travail en vélo. Quant aux relations avec ses collègues, elles sont chaleureuses, même si l’époque n’est plus aux luttes sociales. » Le foot et les gonzesses : on ne parle que de ça. »
» Avec 1 000 euros par mois, on ne sait pas vivre »
La réouverture de la ligne de train Virton-Aubange-Arlon, il y a un mois, a eu un impact positif sur la mobilité des jeunes, et donc sur leurs chances de trouver un job. Surtout, la proximité du riche Grand-Duché offre d’intéressantes perspectives, même si ce n’est pas toujours l’eldorado dont ont rêvé ceux qui s’y aventurent. » Certains en reviennent, explique Catherine Malbrant. Le Luxembourg, c’est une mentalité un peu à part. Il faut pouvoir s’y adapter. Et puis, l’argent ne tombe pas du ciel : il y a des exigences de rentabilité et de formation. Chez les jeunes que je rencontre, je constate une vision un peu décalée de ce qu’est un salaire. Ceux qui n’ont aucune qualification commencent en général avec environ 1 000 euros par mois, parfois moins. Quand ils l’apprennent, ils me disent : « Mais, madame, on ne sait pas vivre avec ça ! » Ben si, on sait vivre… Peut-être en se passant de l’auto, du GSM ou du lecteur DVD. »
Les élections législatives ? Comme ailleurs, l’attention s’est surtout focalisée sur la campagne pour la présidentielle française. Un phénomène renforcé par la proximité de la frontière et la présence de nombreux travailleurs français dans les entreprises de la région. Le 10 juin, Aurélien Hanzir (18 ans), le frère de Gauthier, votera pour la première fois. Pour qui ? » Pas pour les extrêmes, en tout cas. Sans doute pas pour les libéraux, non plus. Le dimanche midi, mes grands-parents regardent les débats à la télé, et je trouve Reynders désagréable. D’après moi, la pollution est notre problème principal. Du coup, j’ai une petite tendance pour les écolos, mais je ne suis pas encore sûr de mon choix. »
Sébastien Neulens, lui, n’a pas encore la moindre idée de la liste sur laquelle il portera son choix. Il espère juste ne pas revivre la même mésaventure qu’aux communales d’octobre dernier. » Dans l’isoloir, tout s’est mélangé dans ma tête. Alors, j’ai voté blanc… »
François Brabant