Corrompus et redoutables, les Borgia cristallisent les vices les plus abominables. Sans doute encouragé par le succès des » produits dérivés » (série télé, romans ou bandes dessinées), le musée Maillol, à Paris, éclaire un clan totalement sans scrupule. En toile de fond ? L’effervescence de la Renaissance.
Peu de familles suscitent autant de fascination (ou de consternation) que les Borgia. Aussi sulfureuse que racoleuse, leur empreinte demeure intacte. Quantité d’auteurs ont évoqué – plus ou moins directement – leurs moeurs dissolues et atypiques. Ces » grands carriéristes » ont en effet élaboré des manoeuvres politiques et des alliances stratégiques que l’imagination elle-même peine à envisager. Lucrèce Borgia a inspiré Victor Hugo. Son frère César est le héros d’un poème de Paul Verlaine. Dans ses Crimes célèbres, Alexandre Dumas leur consacre, lui aussi, un récit. Dès 1920, le cinéma s’en empare. Et à en juger le succès de l’actuelle série télévisée éponyme, les Borgia n’ont pas fini de captiver. La famille fait même l’objet d’un manga de Fuyumi Soryo (Cesare) et d’une bande dessinée signée Jodorowsky/Manara (Borgia). Leur dernière » consécration » ? Une exposition.
La visite, qui démarre par les présentations d’usage et repères chrono-géographiques, s’articule de manière thématique en remettant les protagonistes dans le contexte politique et religieux de la seconde moitié du XVe siècle. D’emblée, le discours se focalise sur trois personnalités : le pape Alexandre VI, né Rodrigo Borgia (1431-1503), et deux de ses quatre enfants, César et Lucrèce. Remarquez que ce pontife – violemment controversé – n’eut aucun mal à officialiser sa progéniture. Dans sa vie sentimentale, deux femmes apparaissent d’ailleurs capitales : Vannozza Cattanei (mère de ses quatre enfants) et Giulia Farnèse. Lorsqu’il rencontre la seconde, l’homme a presque 60 ans. La petite – dite d’une beauté extraordinaire – n’a pas encore 15 ans. Un historien éclairé résuma en quelques termes bien choisis ce pape totalement débauché : » Plus méchant et plus heureux que jamais aucun pape ne l’avait été. » Maîtrisant admirablement l’autopromotion, Alexandre VI va distribuer à ses proches les postes-clés, une manière de tout contrôler.
L’exposition revient également sur l’un de ses fils, César (1476- 1507). Assujetti aux ambitions de son père, le jeune homme n’a que 17 ans lorsqu’il débute sa carrière ecclésiastique. Plus tard, après le meurtre de son frère Giovanni (dont il est lourdement soupçonné), il endosse un nouveau rôle : celui de prince laïc avide de conquêtes. Devant son portrait présumé signé Altobello Melone, difficile d’imaginer toutes les horreurs qui lui sont reprochées. Alors qu’un orage balaie tout sur son passage, César dégage une autorité rassurante.
Lucrèce Borgia (1480-1519), elle, traîne une réputation de garce empoisonneuse. L’exposition permet de nuancer sa personnalité et son implication dans les manoeuvres politiques, fonds de commerce de la famille. On la regarde à présent un peu différemment. Derrière cette » séductrice diabolique » se cache une femme au service de sa fratrie. Pour assouvir les ambitions politiques de son père et de son frère, la demoiselle accepte d’être mariée… à plusieurs reprises. Parmi les objets montrés, une médaille frappée à l’occasion de son union avec Alphonse Ier d’Este. Ses troisièmes noces (elle n’a que 21 ans). Son premier mariage avait été célébré l’année de ses 13 ans ! Autre pièce étonnante, un reliquaire renfermant une mèche de cheveux, gage d’amour offert par Lucrèce à son amant Pietro Bembo. Fou d’amour, l’homme conservait ce cadeau dans un rouleau de parchemin.
Si la scénographie aligne les grands noms – Bellini, Cranach, Mantegna, Le Titien, Signorelli, Michel-Ange et Léonard de Vinci… – il faut reconnaître que les peintres les plus importants ne sont représentés que par des pièces de nature relativement secondaire. Mais l’exposition permet aussi de revivre les grandes heures de la Renaissance italienne. De salle en salle, on redécouvre cette période chahutée par la découverte de l’Amérique, des guerres en Italie, la naissance de l’imprimerie, la déliquescence du pouvoir religieux, le renouveau philosophique…
Une fascination inépuisable
Le parcours offre surtout un regard passionnant sur l’incomparable essor artistique de l’époque. Car au-delà des vices que le pouvoir attise, les Borgia étaient aussi pour les artistes des commanditaires extraordinaires.
D’autres personnalités » satellites « , mais de premier rang, sont également convoquées (nobles, aristocrates, philosophes, scientifiques, théologiens…). On rencontre notamment Machiavel (homme politique qui s’est largement inspiré de César Borgia pour écrire son traité politique Le Prince), Savonarole (moine fanatique qui s’éleva contre le relâchement des moeurs de l’église catholique, quitte à finir sur le bûcher) et Luther (instigateur de la réforme protestante qui changea le visage de l’Europe). Ce dernier est présenté dans un très beau diptyque signé Lucas Cranach. A ses côtés, son épouse Katharina von Bora, ancienne nonne cistercienne enfuie de son couvent. L’opposition de Luther à l’église catholique est clairement évoquée, le mariage étant proscrit pour les membres du clergé.
L’exposition se termine sur des costumes de la série télévisée et des affiches de cinéma. On ne sait pas si Léonard de Vinci aurait apprécié ce mélange des genres. Mais s’il y a bien un point sur lequel il n’est pas permis de douter, c’est que les Borgia n’ont pas fini de fasciner. Les anecdotes racontées dans le sublime catalogue édité pour l’occasion régaleront les amateurs de sensations fortes… et on insiste : tout ça dans la même famille !
Les Borgia et leur temps. De Léonard de Vinci à Michel-Ange, au musée Maillol, à Paris. Jusqu’au 15 février 2015. www.museemaillol.com
Catalogue de l’exposition : Les Borgia et leur temps, collectif, coédition musée Maillol/Editions Gallimard, 192 p.
Par Gwennaëlle Gribaumont