Cela se passe en Calabre, à l’extrême sud de l’Italie. Des centaines de vaches déambulent librement dans la campagne, sur les routes et même dans les propriétés privées de la région, sans que personne ne dise rien. La raison ? Les bêtes appartiennent à la ‘Ndrangheta, la célèbre mafia calabraise. Et sont le signe de sa toute-puissance.
D’abord, un train qui risque de dérailler. Ensuite, un accident de voiture qui a failli tuer trois conseillers municipaux. Se déplacer cet été dans la plaine de Gioia Tauro, en Calabre, n’a pas été une activité de tout repos. D’autant que ces accidents en série ne s’expliquent pas par l’alcool, la prise de stupéfiants ou le mauvais entretien des routes, comme souvent. Non, le danger qui guette cette région agricole du sud de l’Italie, ce sont des vaches. Un contingent d’environ 500 bêtes rendues à l’état sauvage, qui se déplacent par dizaines, » conduites par des taureaux gigantesques, de 6 ou 7 mètres (sic) « , rapporte un témoin, ravagent les terrains agricoles, terrorisent les automobilistes, et défient, donc, les chemins de fer italiens. » Le jour de mon élection, il y en avait même une sur la place de la mairie « , souffle Francesco Cosentino, le maire de Cittanova, 10 000 habitants. Il confie aussi : » Ici, avant, on cultivait une variété de pomme particulière, petite et très sucrée. A cause des vaches, elle a disparu. » Partout ailleurs en Europe, la population se serait levée pour chasser les animaux et les ramener dans le droit chemin du pâturage. Partout ailleurs sauf en Calabre. Car là-bas, ces vaches ne sont pas du bétail comme un autre. Elles appartiennent à la ‘Ndrangheta, l’une des mafias les plus puissantes au monde. C’est pourquoi dans la région tout le monde les connaît, mais personne n’ose les toucher. Elles ont d’ailleurs un surnom. Ce sont les » les vaches sacrées « .
Pourquoi une association criminelle dont le chiffre d’affaires annuel est évalué à plus de 50 milliards d’euros, impliquée dans le trafic de drogue, le blanchiment d’argent, le détournement de subventions, la prostitution, le trafic de déchets toxiques, s’intéresserait-elle à quelques vaches ? L’historien local Enzo Ciconte, spécialiste de la criminalité organisée, a souvent eu à répondre à cette question. » L’autre soir encore, je suis allé manger de la viande grillée dans un restaurant de l’Aspromonte, le massif calabrais. On était entre Calabrais, sauf un ami, venu de Toscane. Il ne voulait pas croire à cette histoire de vaches sacrées « , raconte-t-il. Vers minuit, Ciconte et ses amis sont remontés chez eux en empruntant les routes tortueuses du massif calabrais. Le temps de parcourir quelques virages, et elles étaient là, assises sur le goudron. Les vaches. » Si je ne connaissais pas aussi bien la route, ou si j’avais bu un verre de plus, je ne suis pas sûr que j’aurais freiné à temps. Mais notre ami a eu la preuve qu’il voulait. » Selon l’historien, ces vaches sacrées permettent à la ‘Ndrangheta de marquer son territoire. » C’est une démonstration de force symbolique. Une vache de mafieux a le droit de faire ce que toi, tu ne peux pas faire. Il s’agit de montrer qui détient le pouvoir. » La population comprend le message. En Calabre, un proverbe dit : » A piacura ppe’ ricchizza, ‘a vacca ppe’ randizza » (le mouton pour la richesse, la vache pour l’autorité). C’est aussi une façon de rappeler que malgré la période des » chaussures cirées » – ce moment où, dans les années 1960, avec la construction de l’autoroute du soleil, le plus grand axe d’Italie, et le développement des centres urbains, les chaussures des mafieux ont troqué la boue de la campagne pour le cirage des villes – puis malgré la mondialisation – qui l’a amenée à étendre ses tentacules jusqu’aux États-Unis, en Colombie ou en Russie – la ‘Ndrangheta n’a pas perdu son âme rurale.
A l’origine : un vol de cochon
» La ‘Ndrangheta a besoin de deux choses : richesse et consensus. Et c’est dans sa terre natale qu’elle cultive ce dernier. Ici, porter un nom de mafieux est une fierté. Ils viennent te voir et se présentent : je suis un Piromalli, je suis un Bellocco « , souligne Don Pino De Masi, le curé de Cittanova. Don Pino reçoit, dans le bureau de la paroisse, Santa Marina Vergine, entouré d’un crucifix et d’une photo avec le pape François. Il est bien placé pour connaître le problème : c’est ici, à Cittanova, que tout a commencé. C’était il y a presque cinquante ans, à une époque où » le climat était tellement lourd qu’on pouvait couper la peur avec le couteau « , se remémore-t-il. Dans les années 1970, les deux ‘ndrine (familles mafieuses) qui contrôlent le territoire sont en guerre. A l’origine du conflit : un vol de cochon qui dégénère en vendetta sanglante. La guerre fait près de 120 morts, dont femmes et enfants. Jusqu’à ce que, épuisés par tant de violence, les protagonistes scellent une pax mafiosa. A Cittanova, une route, la via Nazionale, séparera désormais le territoire des deux familles qui se menaient la guerre. D’un côté règne la ‘ndrina Raso-Albanese, de l’autre les Facchineri. Mais quand la paix revient, les mafieux – qui sont à l’époque presque tous des bergers – se rendent compte que, trop occupés à s’entretuer, ils en ont oublié de garder leurs vaches. Laissées sans surveillance, ces dernières ont vécu leur vie librement, sans se soucier des hommes. Lesquels ont dû apprendre à vivre avec. » Aujourd’hui, il y a même des panneaux de signalisation qui indiquent la présence de vaches errantes sur la route « , se désespère Don Pino, qui parle souvent du sujet lors de ses prêches, en exhortant ses ouailles à mettre fin à la situation, car la lutte contre la mafia » n’est pas une lutte de héros, mais une lutte du peuple « .
Se rebeller ? » Les gens ici ont une capacité d’endurance très étrange, chargée de peur et de résignation « , avertit Michele Albanese. Ce journaliste écrit depuis des années sur les faits divers de la région. Un travail qui lui a valu plusieurs menaces, et, depuis l’an dernier, une escorte. Accompagné par deux flics en civil, il descend de sa Lancia Thesis grise quelques minutes après avoir quitté Cittanova. Il allume une Merit et embrasse le paysage du regard : » C’est un territoire immense, difficile d’accès. Nous avons deux mers et au milieu une montagne, l’Aspromonte, qui culmine à 1 900 mètres. » L’Aspromonte a toujours été instrumentalisé par la ‘Ndrangheta, précise-t-il. C’est ici que les mafieux cachaient leurs victimes lorsque l’organisation était spécialisée dans les enlèvements avec rançon. C’est ici aussi qu’ils trouvent refuge lorsqu’ils sont en cavale. La ‘Ndrangheta connaît son territoire comme sa poche. » Ils ont même une figure qu’on appelle ‘il caporale di giornata’ et dont le rôle est de rester au village en observation, pour surveiller les voitures, les gens. Ils savent exactement ce qui se passe, partout, tout le temps : dans sa zone, chaque boss est chef, empereur et roi « , souligne Albanese.
Pour l’heure, un homme plus que les autres s’est levé contre les vaches sacrées et leurs maîtres : Fortunato La Rosa, un docteur de Canolo, une petite ville posée de l’autre côté de l’Aspromonte. En 2005, après avoir pris sa retraite, le médecin décide de s’occuper de ses terrains : 90 hectares de terre non cultivée où il plante des oliviers, des fruits et des légumes, donnant vie à une entreprise agricole qui, vite, emploie près de 50 personnes. Problème : il ne demande pas l’autorisation à la ‘Ndrangheta. Alors la mafia guide ses vaches sur son terrain, afin qu’elles ravagent ses cultures. » Un moyen de pression plus élégant et subtil qu’une bombe « , ironise Michele Inselma, qui a suivi le cas pour le Quotidiano del Sud. Fortunato La Rosachasse les vaches à plusieurs reprises. Il sera tué le 8 septembre 2005, entre 12 et 13 heures. Alors qu’il se dirige vers ses terrains à bord de son 4×4 sur l’ancienne nationale 111, il est mortellement atteint par trois coups de fusil. Dix ans après, ses assassins courent toujours. Les tentatives institutionnelles de mettre un terme aux vaches sacrées n’ont pas connu plus de succès. Dès 1986, la préfecture avait préconisé leur abattage. Sans succès. La région a alors tenté de leur trouver des acquéreurs. Peine perdue. Un grand producteur de viande de boeuf en gelée du centre de l’Italie était intéressé. Mais personne n’a voulu prendre le risque de transporter les vaches. Personne, en vérité, n’ose racheter les animaux de la ‘Ndrangheta.
» L’État doit s’attaquer à ce problème »
Et c’est ainsi que le phénomène des vaches sacrées a pu se développer au-delà de la seule zone de Cittanova. Il touche aujourd’hui la plaine de Gioia Tauro, mais aussi Locride, du côté de la mer Ionienne, et s’étend plus loin encore : on en trouve également à Cotronei, 200 kilomètres plus au nord. Dans cette petite ville de 5 000 habitants, le maire Nicola Belcastro tente tant bien que mal de lutter contre ces bovins qui n’ont aucun respect de la propriété privée. En 2012, il a décidé de démolir un enclos de près de 500 mètres carrés, où les vaches de la famille Garofalo venaient s’abreuver sans prévenir quand elles ne pâturaient pas librement dans la zone. » Sauf que personne ne voulait se charger de la démolition. J’ai fini par faire un chantage à une entreprise qui faisait déjà des travaux dans la ville : si elle n’acceptait pas de détruire l’enclos, j’annulais l’autre contrat « , confesse le maire. Un an plus tard, l’enclos est détruit sous la vigilance des carabiniers. Mais les vaches continuent de se montrer quand bon leur semble. A Cittanova, le maire Francesco Cosentino reconnaît que la situation » n’est pas des meilleures « . Mais le premier citoyen se rappelle aussi les années sombres de Cittanova et évoque les progrès réalisés depuis. » Le 7 juillet 1987, on a tué cinq personnes ici. Je m’en souviens parce que je passais mon bac le lendemain ! On ne parlait que de ça. C’était le début d’une guerre qui a duré jusqu’au début des années 1990, et qui fut très violente. »
La vendetta a été marquée par des épisodes particulièrement féroces, comme cette fois où la tête d’un charcutier, coupée avec son propre couteau, fut lancée en l’air puis criblée de balles, devant les regards sidérés d’au moins une vingtaine de passants. » Cette guerre a déclenché une prise de conscience civile « , estime Francesco Cosentino. Dans la foulée se crée l’une des premières associations antiracket en Italie ; aujourd’hui, Cittanova en compte près de 50. » Il n’y a pas d’omerta ici. Les gens attendent seulement une réponse ferme de l’Etat, parce que le problème a été sous-estimé pendant des années « , assure le maire, en attrapant une chemise rouge sur son bureau. C’est le dossier consacré aux vaches sacrées. Le problème est complexe : » On ne peut pas tirer sur les vaches, c’est illégal. On ne peut pas non plus les donner à des oeuvres de charité, parce qu’on ne sait pas si la viande répond aux normes sanitaires. Et on ne peut pas se débarrasser de leurs carcasses quand elles meurent parce que leur élimination est très onéreuse : cela revient à près de 1 500 euros par vache. Ici à la mairie j’ai des gens qui font la queue pour me demander de l’argent pour s’acheter du pain ! Il faut une prise de conscience à un niveau plus haut : l’Etat doit s’attaquer à ce problème. »
Ce moment pourrait bien être en train d’arriver. Le 8 mai dernier, Claudio Sammartino, le préfet de Reggio, première ville de Calabre, a – enfin – signé un arrêté ordonnant la capture et l’abattage des vaches sacrées. Une décision qui s’inscrit dans le plan » Focus ‘Ndrangheta « , un programme national de lutte contre la criminalité calabraise. Mais à en croire les habitants locaux, les bêtes s’organisent. A la sortie de Cittanova, un policier surveille derrière ses Ray-Ban un troupeau de bovins. Il met en garde : » Il faut faire attention à ne pas s’approcher, sinon elles chargent. A force de vivre en liberté et de s’accoupler librement, ces vaches sont devenues des animaux sauvages, comme des tigres ou des lions. » Comment compte-t-il s’y prendre si l’ordre lui est donné de les arrêter ? Il remet en place ses lunettes. Il ne sait pas. » On dirait qu’elles nous reconnaissent. Dès qu’elles voient une voiture de la police ou des carabiniers, elles se défilent. »
Par Margherita Nasi/Society – Photos : Giuseppe Carotenuto
» C’est une démonstration de force symbolique. Une vache de mafieux a le droit de faire ce que toi, tu ne peux pas faire. Il s’agit de montrer qui détient le pouvoir »