Quatre ans après la grande rétrospective James Ensor, les Musées royaux des beaux-arts de Bruxelles réunissent plus de 260 ouvres de son contemporain et exact opposé, Fernand Khnopff
Fernand Khnopff (1858-1921). Bruxelles, Musées royaux des beaux-arts, 2, rue de la Régence. Du 16 janvier au 9 mai. Tous les jours, sauf le lundi et le 1er mai, de 10 à 17 heures. Le jeudi jusqu’à 21 heures. Tél. : 02 508 32 11, www.fine-arts-museum.be. Réservation recommandée : à la billetterie du musée d’Art ancien ; à la Fnac ; au 0900 00600 (0,45 euro/min) ou
au 070 22 30 20.
James Ensor, c’est l’éblouissement solaire, la plage d’Ostende, ses rires et ses rages, une peinture en pâtes grasses et en coloris francs, un art du fantasque débridé et, au bout du compte, l’effroi face à la mort. Fernand Khnopff (1858-1921), tout au contraire, en cette même fin du xixe siècle, baigne ses £uvres dans une aura lunaire qui, des brumes de Fosset dans les Ardennes aux miroirs glacés des canaux de Bruges et aux pâleurs des lieux clos bruxellois, suggèrent, en une manière qui frôle l’immatérialité, l’épiphanie du doute : qui suis-je ? Si, tout comme le maître des masques de carnaval et des guignols squelettisés, Khnopff goûte aussi aux plaisirs de l’hybride, c’est au nom de la poésie la plus subtile qu’il construit ses images. Enfin, si James Ensor ouvre bien la voie aux audaces et aux modes tourbillonnaires de la peinture moderne, Khnopff, figure emblématique du repli sur soi, ne vise que… l’éternité. Ne serait-ce pas en cela qu’il est, aujourd’hui, bien plus actuel que son ancien camarade d’atelier ?
Peut-être. Lorsqu’en 1979 Gisèle Ollinger, une des conservatrices du musée, réalise la première grande rétrospective du peintre symboliste, l’£uvre était tombée dans un oubli presque total. Ce fut une révélation, qu’il s’agissait néanmoins de replacer dans son contexte. Car, au même moment, d’autres expositions réhabilitaient, d’une part, le maniérisme italien du xvie siècle, méprisé jusqu’alors parce que trop littéraire et, d’autre part, les £uvres de contemporains comme Balthus ou Klossowski, hier rejetées pour les mêmes raisons. L’ère des scènes troublantes et savantes, nourries de textes anciens et de mystère, avait donc à nouveau la cote. Or Khnopff, à ce jeu, se révélait autant précis que distingué.
Vingt-quatre ans plus tard, Gisèle Ollinger a donc remis le couvert avec quelques complices du musée, Frédérik Leen et Sophie Van Vliet. Leur but : d’abord, côté scientifique, relancer les recherches internationales. Ensuite, rappeler l’importance d’une £uvre dont la plus grande collection se trouve justement dans ce même musée. Enfin et avant tout, offrir du plaisir. Soit près de 300 tableaux, dessins, estampes, sculptures et photos disposés dans dix salles avec, en apothéose, quelques ultimes tableaux accrochés dans un environnement sacral inspiré par l’esthétique de la sécession viennoise qui, en 1897, consacrait définitivement le peintre belge.
Ailleurs, dans des espaces colorés aussi subtils que raffinés et faiblement éclairés, évocateurs des salons de la haute bourgeoisie (les clients de Khnopff), le cheminement est plutôt thématique. On y rencontre des chefs-d’£uvre connus et des £uvres jamais sorties des collections privées ou des musées lointains. Çà et là, on nous propose des confrontations avec d’autres toiles de l’école des préraphaélites (Burne-Jones, Rossetti), du symbolisme français (Moreau), de l’avant-garde viennoise (Klimt, Von Stuck) et même du théosophe Mondrian, avec un paysage qui en étonnera plus d’un. Au passage, presque à la manière d’écarts par rapport aux grands chapitres attendus (les portraits, les paysages, la femme ou encore le thème du miroir et celui du reflet), le visiteur découvre les rapports du peintre, dessinateur et pastelliste avec la photographie ou la musique, ainsi que des parties documentaires qui évoquent, par exemple, la création d’une maison qui fut, pour le peintre, mieux qu’une demeure, un temple. Cependant, dès la première salle, tel un manifeste, l’accent est mis sur la personnalité et le physique de l’homme.
Col blanc et boucles rousses
Khnopff a, en tout cas, suffisamment d’estime pour son » look » que pour gommer, dans le superbe portrait qu’en trace Emile Verhaeren en 1886 (l’artiste a alors 28 ans), une remarque selon laquelle » les dames doivent le trouver quelconque « . En réalité, il serait plutôt du genre » clergyman en train de devenir dandy « , selon la belle formule du poète. Dans les salons, les cercles artistiques (il est membre fondateur, en 1883, du célèbre groupe des XX), au théâtre ou à l’opéra, on retient de sa silhouette élancée, col empesé et, de son visage, les yeux clairs et pâles surmontés par une chevelure aussi rousse et bouclée que celle dont il couronnera plus tard ses mystérieuses magiciennes. Dissimulation ? Jeu de scène ? Convenance ? Ses gestes sont précis, réfléchis, l’intonation de sa voix, assez monotone. Il pose et il le sait. Il est l’Artiste, et on lui doit le respect. Du moins conquerra-t-il ce titre au fil des ans et d’une apparence qu’il veut distanciée.
Khnopff n’a, semble- t-il, cure du présent. Le mépriserait-il ? Certes, dans ses origines lointaines, on trouve un vice-roi du Portugal, mais cela ne suffirait pas à expliquer son côté aristocratique même si c’est bien dans un château (à Grembergen-lez-Termonde), entouré d’un parc avec arbres majestueux, étangs et allégories statuaires, qu’il ouvre les yeux et fait ses premiers pas. Il y reviendra souvent et, de même, dans la maison de vacances de Fosset, où, là aussi, tout semble si » irréel » et si » secret « . Il grandit néanmoins à Bruges en un temps (qu’il regrettera toujours) où la ville était encore désertée. A Bruges, protégé du dehors par de hauts murs de brique, il ne se livre qu’à son frère Georges, qui deviendra poète, musicien et lui servira souvent d’ambassadeur. Quant à sa s£ur Marguerite (qui sera son modèle favori), de six ans sa cadette, elle ouvre à peine les yeux que le père, nommé juge à Bruxelles, emmène toute la famille dans un des nouveaux quartiers huppés de la capitale. Quelques années plus tard, Khnopff décide de rejoindre son destin et s’inscrit à l’Académie des beaux-arts, où il rencontre un Ostendais bruyant du nom de James Ensor.
A la différence de celui-ci, il ne critique pas l’enseignement. Mieux, il y excelle, passionné qu’il est par l’art du dessin, de la composition et des techniques autant que par ce qu’on appelait alors » les fables « , ces histoires de dieux et de déesses grecs dont il poursuit l’étude à travers sa passion de la lecture. Trois ans après, en 1879, il rejoint Paris qu’il a déjà visité par trois fois et où il a découvert l’art du Britannique Burne-Jones et celui de Gustave Moreau, deux des grands pionniers du futur mouvement symboliste. Il est prêt. Mais, comme il l’écrira au bas d’un frontispice en 1892, » on n’a que soi « . Alors, en 1880, il quitte le monde et rejoint Fosset. Son £uvre a commencé. A la peinture intuitive et nerveuse, tout en hautes pâtes et éclats de lumières alors à la mode du présent, il préfère le dessin des anciens auquel il associe l’art du frottis, des mélanges de techniques et des coloris humides qui disent le vide, la mélancolie et suggèrent de légers décalages entre le réel et son double. Peu à peu, l’univers Khnopff s’organise, à la façon de fragments dont l’apparente vraisemblance est trompeuse à qui prend le temps d’un regard prolongé. L’horizon est trop haut, le sol se relève, les yeux trop nets, le reste trop flou. L’incohérence est celle du récit du rêveur, du texte poétique, et le secret s’impose, irréductible. La brume, les brouillards, la neige, l’aube, le soir et, surtout, l’heure bleue, voilà le véritable territoire d’où naissent peu à peu les questions de l’identité. Qui suis-je ? Qu’est l’homme sans la femme qui l’habite ? Qu’est l’enfant, l’androgyne, et enfin » Elle « , l’innommable, Méduse, Iris, Sphinge ou Marguerite, qui attire et se refuse à la manière du Moi, toujours protégé, comme la plupart des £uvres de Khnopff, par une vitre qui fait office d’écran et de miroir ?
Dans la maison dont il dessine les plans, tout sera fait pour exprimer la fragilité de cette vitre symbolique. Du blanc des murs aux vitraux bleus et or spécialement importés des Etats-Unis, du cercle tracé sur le sol de l’atelier et au centre duquel trône le chevalet, de la figure d’Hypnos posée sur un guéridon ou encore des parfums dont il aime s’entourer, le doute prend corps… Silence.
Guy Gilsoul
» Une manière qui frôle l’imma térialité, l’épiphanie du doute «
» Des coloris humides qui disent le vide, la mélancolie, le réel et son double «