» Les services sont près d’un point de rupture « 

Depuis 2006, Guy Rapaille dirige le comité permanent de contrôle des services de renseignement et de sécurité, dit Comité R. Une institution collatérale du Parlement qui n’a pas d’équivalent, sauf aux Pays-Bas. Le magistrat ne mâche pas ses mots.

Le Vif/L’Express : La lutte contre le djihadisme est-elle bien menée en Belgique ?

Guy Rapaille : En octobre 2014, nous avons pris l’initiative d’ouvrir une enquête sur les combattants étrangers, après en avoir averti les ministres compétents et la Chambre. Nous avions promis un rapport dans les six mois ; il a été terminé en avril dernier et discuté, plus tard, en commission de la Chambre chargée du suivi des comités R et P. Mais il est partiel. L’attaque du Thalys, le 21 août dernier, nous a obligés à prolonger nos travaux. J’espère que, d’ici un mois, notre rapport complet pourra être envoyé à la commission. Ce que l’on voit, aujourd’hui, c’est que les agents des deux services de renseignement, la Sûreté de l’Etat et le SGRS (NDLR : Service général de renseignement et de sécurité des forces armées), travaillent énormément, à tel point que nous avons exprimé des inquiétudes : un tel régime est-il tenable sans renforcement ? Nous avons également observé comment se passait la collaboration entre les deux services et s’il n’était pas opportun de mettre en commun certains moyens, notamment tout ce qui est Osint (Open Source Intelligence, les sources ouvertes) et Socmint (médias sociaux). Les services sont tout à fait ouverts à une collaboration, mais cela demande aussi des moyens, du personnel et de la formation. Enfin, nous avons constaté que le parquet fédéral, chargé des enquêtes judiciaires en matière de terrorisme, profite des très nombreux rapports des services de renseignement.

La Sûreté de l’Etat ne se transforme-t-elle pas en auxiliaire de la justice alors qu’elle devrait peut-être enquêter à plus long terme et sur d’autres sujets que le terrorisme ?

Le comité R a regardé les rapports fournis au parquet fédéral et à d’autres autorités qui ont besoin de renseignement à moyen terme : cela se fait. Mais nous avons aussi mis en évidence que l’apport de la Sûreté aux task forces locales, la coordination au plan local de la lutte contre le radicalisme, variait très fort d’un endroit à l’autre, en dépit d’une circulaire commune.

Une vingtaine de priorités avaient été assignées à la Sûreté ; c’est un risque évident de dispersion des efforts…

La Sûreté de l’Etat a défini elle-même quelques priorités essentielles, en tête desquelles vient la lutte contre le terrorisme ; la radicalisation en prison et sur les réseaux sociaux reste un point d’attention. Elle s’est donc organisée en conséquence. Elle se concentre sur la sécurité intérieure, tandis que le SGRS a des missions en lien avec les intérêts militaires en Belgique, mais surtout à l’étranger, là où des soldats belges sont présents : Liban, Mali, Jordanie… Quand les domaines des deux services se chevauchent, il y a des échanges d’information. La Sûreté, mais aussi, peut-être, le SGRS, ont joué un rôle dans la détection de la  » cellule de Verviers « , avant que le dossier ne devienne judiciaire.

La surveillance téléphonique du chef présumé de cette cellule aurait été perdue, à un moment crucial, par la police fédérale. Elle a été rattrapée par les services secrets américains. N’est-ce pas le signe d’une très grande dépendance ?

La Belgique est un petit pays inscrit dans un réseau de collaboration avec les grands services d’autres pays. On ne peut pas jouer seul dans une partie comme celle-là, mais il faut respecter la règle du donnant-donnant. Depuis toujours, une des grandes spécialités de la Belgique, sa  » monnaie d’échange  » si l’on peut dire, c’est sa connaissance de l’Afrique centrale et des Grands Lacs.

Nos services de renseignement ne devraient-ils pas se projeter davantage à l’étranger ?

On se heurte à des limites budgétaires. La Sûreté de l’Etat n’envoie pas d’agents à l’étranger, même pas des officiers de liaison. Elle le demande depuis très longtemps. Malgré des moyens limités, le SGRS est présent en Afrique et conserve de très bonnes choses. C’est ça qui lui permet, en partie, d’obtenir du renseignement d’autres services.

Où se situe la force de la Sûreté ?

Elle a une très, très bonne connaissance du terrain belge et de toutes les personnes et organisations qui sont tentées d’y faire du recrutement. Elle obtient des renseignements qui intéressent aussi les services étrangers, puisque ces personnes voyagent énormément. Les aéroports de Zaventem et de Charleroi permettent d’en apprendre beaucoup. On sait que beaucoup de combattants étrangers en Syrie et en Irak proviennent de Belgique. Mais si l’on peut avancer des estimations, c’est parce qu’ils ont été repérés très tôt, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays voisins. C’est toujours la même question. S’il y a beaucoup de PV de vol, est-ce parce que le nombre de vols a explosé ou est-ce le reflet de l’activité policière ? N’oublions pas que la Sûreté a détecté Sharia4Belgium bien avant 2012…

Les besoins des services de renseignement sont-ils satisfaits par le gouvernement ?

La Sûreté dispose d’une dizaine d’analystes supplémentaires depuis le 1er octobre. Début novembre, une quarantaine d’inspecteurs seront engagés, reliquat d’une réserve de recrutement. En janvier, les missions de protection des personnalités seront transférées, avec les assistants de protection, à la police fédérale mais la Sûreté a réussi à garder les inspecteurs (22 à 23 personnes). Quelques renforcements techniques et administratifs sont encore attendus. Au total, il y aura 100 engagements sur un laps de temps déterminé mais cela ne remplit pas encore le cadre. Nous l’avons dit aux parlementaires : les services sont près d’un point de rupture. Ce qui les caractérise, c’est leur très grande motivation. C’est ça qui les tient. Il faut rendre cet hommage aux agents.

Les services secrets américains et britanniques ont espionné massivement leurs alliés. Est-ce la raison pour laquelle, dans son dernier rapport annuel, le comité R ne parle plus de  » services amis  » mais bien de  » partenaires stratégiques  » ?

C’était décevant de découvrir que nous n’avions pas de  » services amis « , mais des alliés sur certains dossiers, des  » partenaires stratégiques « . Après l’affaire Snowden, une proposition de loi Ecolo-Groen a été déposée : elle demande que les services de renseignement s’intéressent aussi aux activités des  » services amis  » sur le territoire belge… Jusqu’à présent, la loi ne prévoit pas de les ranger dans la catégorie  » espionnage  » ou  » ingérence « , liée traditionnellement à d’autres pays (NDLR : la Russie, la Chine). Dans notre rapport 2012, nous avions attiré l’attention sur le fait que des pays qui ont des communautés importantes chez nous pouvaient être tentés de les faire surveiller par leurs services. L’enquête avait été lancée à la demande de Danny Pieters (NDLR : N-VA), quand il présidait le Sénat.

Les services secrets belges étaient-ils au courant de l’espionnage électronique massif pratiqué par la NSA américaine ?

Le dernier rapport du comité R dit clairement que la Sûreté n’était pas impliquée, et qu’elle n’était pas au courant, parce qu’elle ne se penche pas sur les activités des services amis. Ce qui a été reproché à la Sûreté de l’Etat, c’est de ne pas avoir suivi les sources ouvertes, presse ou rapports au Congrès américain, qui faisaient état de ce système d’espionnage massif. Quant au SGRS, il n’a pas participé à ces écoutes, mais il avait certaines informations qui ne lui permettaient toutefois pas de comprendre l’ampleur du système d’espionnage mis en place. Dans la communauté du renseignement, chacun est dépendant de l’autre. On se méfie moins de ses amis que de ses ennemis.

Entretien : Marie-Cécile Royen

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