La Belgique a-t-elle raison de s’engager dans la lutte contre l’Etat islamique ? L’opération n’est pas dénuée d’incertitude.
Depuis le 26 septembre, six F-16 belges participent aux raids contre les djihadistes de l’Etat islamique (EI ou Daech, son acronyme en arabe) en Irak. La Belgique a pris sa place au sein de la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis en vue d’arrêter les troupes du calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi, responsables de crimes de déportation, égorgements, esclavagisme, vols et viols à l’encontre des minorités religieuses du pays. Quelles conséquences cette entrée en guerre aura-t-elle sur notre sécurité intérieure et extérieure ? Quels sont les risques de représailles ? Quel impact sur la communauté musulmane de Belgique ? Celle-ci doit-elle se distancier publiquement des crimes » commis en son nom » ? Quels sont les buts de guerre de la coalition ? La Belgique y avait-elle sa place ? Des questions escamotées dans la précipitation du décollage de nos chasseurs…
La sécurité : la menace terroriste est-elle aggravée par la participation belge à la coalition anti-EI ?
OUI Jusqu’à présent, seul Al-Qaeda avait décrété la guerre totale aux » croisés et aux Juifs « . Né en Irak d’une dissidence d’Al-Qaeda, l’Etat islamique (ex-en Irak et au Levant) n’avait, à court terme, que des objectifs régionaux : l’établissement du califat au Moyen-Orient et le ralliement de tous les pays musulmans à sa bannière noire. Depuis l’entrée en action de la coalition internationale, Daech a appelé les musulmans à tuer les ressortissants de la coalition, où qu’ils se trouvent. Une faction algérienne l’a pris au mot et a égorgé le guide français de montagne Hervé Gourdel, pour l’exemple. Le risque d’attentat s’est donc accru. Mais il n’est pas imminent en Belgique. L’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam), dont Le Vif/L’Express a interviewé le directeur, André Vandoren (lire en page 60), n’a pas relevé son niveau d’alerte. C’est à moyen terme que les conséquences négatives du profilage anti-djihad de la Belgique pourraient se faire sentir. Quand des » returnees « , comme le Franco-Algérien Mehdi Nemmouche, auteur de l’attentat contre le Musée juif de Belgique à Bruxelles, le 24 mai dernier, reviendront en Europe. Si certains vont chercher à oublier au plus vite leur désastreuse aventure, d’autres auront été programmés pour semer la mort, en s’appuyant sur des réseaux dormants dont l’existence est plus que probable.
NON A contrario, la défaite du califat aura pour conséquence d’assécher le vivier djihadiste et, donc, diminuera les risques d’attentat.
Le vivre-ensemble est-il ébranlé par la guerre en Irak ?
OUI La population est horrifiée par la barbarie de l’Etat islamique et se demande pourquoi les leaders de la communauté musulmane ne manifestent pas davantage leur rejet de ses crimes. De fait, si l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB) a bien condamné l’Etat islamique, c’est parce qu’il y a été poussé par le bourgmestre d’Anvers, Bart De Wever (N-VA). Des institutions comme la Ligue des musulmans de Belgique (d’obédience Frères musulmans), coorganisatrice de la Foire musulmane de Bruxelles, ou la grande mosquée du Cinquantenaire (Arabie saoudite) n’ont pipé mot, même si la maison mère de cette dernière a pris position contre Daech. L’injonction faite aux musulmans de prendre position est néanmoins maladroite. Elle sous-entend qu’ils pourraient ne pas partager le sentiment d’horreur des autres Belges et, en même temps, elle les contraint à prendre parti contre d’autres musulmans, ce qui brise l’idéal d’unité de l’oumma. La Belgique risque aussi d’être associée à la » croisade » américaine.
NON Le mouvement de jeunes #notinmyname contrebalance cette apparente inertie, ainsi que des prises de parole individuelles. Au fil du conflit, la distinction entre les défenseurs des valeurs humaines universelles et une minorité d’extrémistes va s’opérer d’elle-même.
Le rôle de la Belgique au sein de la coalition n’est-il pas dérisoire : beaucoup d’investissements, peu d’impact ?
OUI Le rôle que la Belgique va jouer dans la coalition contre l’Etat islamique est limité en regard des moyens déployés par les Etats-Unis, la France ou les Etats arabes de la région. Bref, l’absence de contribution belge n’aurait pas changé la face de l’opération. Avec ses six F-16, notre pays fait cependant un effort équivalent à celui du Royaume-Uni. L’effort budgétaire n’est pas anodin en période de crise : 10,22 millions d’euros le premier mois, 6,5 millions pour chaque mois suivant. La suédoise, pourtant en quête d’économies, en a accepté le principe.
NON La Belgique figure parmi les pays les plus concernés par la lutte contre l’Etat islamique. Le démontre à suffisance le nombre de djihadistes qui ont rejoint les rangs du groupe terroriste au départ de notre pays (300 pour une population de 11 millions d’habitants). C’est aussi à Bruxelles, au Musée juif de Belgique, qu’a été perpétré le premier attentat attribué à un » returnee » de Syrie, Medhi Nemmouche (quatre morts). La Belgique pouvait-elle rester étrangère à une coalition de quarante pays, mise en place par nos alliés, alors que son objectif, affaiblir un groupe terroriste qui a démontré sa barbarie, rencontre les préoccupations d’une majorité de sa classe politique ? Combattre l’Etat islamique en Irak est aussi une façon d’oeuvrer à la sécurité de notre pays.
Doit-on suivre les Etats-Unis dans une opération dont on ne peut garantir qu’elle ne se transformera pas en bourbier ?
OUI En s’interdisant d’envoyer des soldats au sol, les pays occidentaux de la coalition s’exposent moins au risque de bourbier qui a grevé d’autres opérations dans le passé. En Irak, les peshmergas kurdes et les soldats de l’armée régulière sont censés transformer l’avantage glané sur l’Etat islamique dans les frappes aériennes par une reconquête de territoire. En Syrie, en revanche, la donne est compliquée par la faiblesse de la rébellion soutenue par les Occidentaux et par le rejet de toute collaboration avec le régime de Bachar al-Assad. Pour que Barack Obama ne répète pas les erreurs de son prédécesseur, la Belgique n’a certainement pas le poids suffisant pour infléchir une politique décidée à Washington. Mais elle peut contribuer à fédérer le pôle européen de la coalition pour développer le volet politique de l’intervention en Irak pourvu que son objectif soit clarifié : réintégrer les sunnites dans le jeu politique en Irak et en Syrie et les détourner de l’Etat islamique… Un défi.
NON La résolution du Parlement qui approuve la contribution belge à la guerre contre l’Etat islamique insiste sur l’importance du volet politique qui doit accompagner les bombardements en Irak. Le passé récent nous a pourtant appris que si les Etats-Unis savent se donner les moyens de gagner une guerre en Afghanistan ou en Irak, ils échouent tout autant à » gagner la paix « . Le reproche vaut aussi pour la France et le Royaume-Uni en Libye. Kaboul reste sous la menace des talibans alors que le retrait des troupes étrangères se profile pour la fin de l’année sans que Washington ait réussi à stabiliser le pouvoir. En Irak, un autre constat s’impose : le chaos actuel résulte de la guerre de George W. Bush contre le régime de Saddam Hussein, de la chasse aux sunnites membres de l’ancien parti au pouvoir et de la complaisance à l’égard du gouvernement de Nouri al-Maliki, qui, par son sectarisme, a renvoyé les tribus sunnites dans les bras des djihadistes.
Par Gérald Papy et Marie-Cécile Royen