» Les racines religieuses de la violence nous ont échappé « 

 » Les conflits, d’ampleur inouïe, qui affectent le Proche-Orient nécessitent une approche radicalement autre, juge Bernard Philippe, diplomate européen en poste à Jérusalem ces trois dernières années. L’Europe doit se ré-Orienter.  »

Diplomate européen, Bernard Philippe a consacré l’essentiel de sa carrière au Proche-Orient. Détaché de l’Union européenne auprès de la Banque mondiale à la suite des Accords d’Oslo (1993), il a joué un rôle actif dans la constitution et le financement des institutions palestiniennes et a participé à d’innombrables discussions sur la recherche de la paix. Ces trois dernières années, il était en poste à Jérusalem comme conseiller politique au sein de la délégation de l’UE. De retour à Bruxelles où il vient de prendre sa retraite, il peut s’exprimer plus librement sur l’évolution du conflit israélo-palestinien et sur la politique proche-orientale de l’Union.

Le Vif/L’Express : Comment expliquez-vous la nouvelle flambée de violence à Jérusalem et en Cisjordanie ?

Bernard Philippe : Par le désespoir. Il est nourri par l’arrêt complet du processus de paix, par l’occupation du territoire palestinien qui n’en finit pas et par une colonisation israélienne toujours plus agressive. Il est amplifié par la pauvreté et l’incapacité des Palestiniens de s’entendre, de se réconcilier. Dans un contexte aussi chargé, les provocations des extrémistes juifs sur l’esplanade des Mosquées, lieu sacré, jouent le rôle de détonateur et démultiplient la colère et la frustration chez les Palestiniens. Les acteurs principaux du soulèvement populaire sont, cette fois, des adolescents et des femmes, qui ne font pas partie de cellules terroristes et se coordonnent grâce aux réseaux sociaux. Ce que l’on appelle l' » intifada des couteaux  » est un mouvement spontané, diffus. D’où la difficulté, pour les forces de sécurité, de le maîtriser. Le fait que des Arabes israéliens y participent est un phénomène imprévu, une nouvelle source de préoccupation.

Les Accords d’Oslo entre Israéliens et Palestiniens portaient en germe, il y a une vingtaine d’années, une ère de paix et de prospérité. Pourquoi cette promesse a-t-elle viré au cauchemar ?

La célèbre poignée de mains du 13 septembre 1993 entre Arafat et Rabin a été saluée dans le monde entier. Elle était d’autant plus prometteuse que l’Europe a su, dans la foulée, avoir l’audace d’enraciner Oslo dans une construction régionale novatrice, la  » politique de Barcelone « . Elle a mis au coeur les anciens belligérants : Israël face à la Palestine, mais aussi à la Syrie et au Liban. Ce projet euro-méditerranéen visait à consolider la paix et à faire de la misère un mauvais souvenir. Pour couronner le tout, il s’agissait d’en finir avec le  » choc des civilisations « , grâce à un dialogue nourri avec l’autre, d’identité et de confession différentes. Hélas, la Mare Nostrum est devenue la Mare Desastrum, comme l’illustrent, au quotidien, les guerres en Syrie et en Irak, les poussées fracassantes de l’Etat islamique et les vagues humaines qui déferlent sur une Europe surprise et démunie. Loin de vouloir interpréter une telle collection d’échecs, j’insisterais sur un enjeu qui nous a souvent échappé et est encore largement négligé : l’irruption du religieux dans la sphère politique et son lien étroit avec la violence. Lors des  » printemps arabes « , le tropisme séculier, laïque, voire antireligieux des Européens les a empêchés de saisir la portée de cette émergence, qui n’est pas un épiphénomène.

Que faire face à la déstabilisation du Proche-Orient, qui touche l’Europe de plein fouet ?

La gravité extrême des dérèglements exige une redéfinition urgente à la fois de nos alliances, et je pense en particulier à la Russie, et de nos stratégies militaires. Cela dit, une telle redéfinition ne peut être efficace sans intégrer dans nos réflexions un élément clé : la légitimation religieuse de la violence. Cette compétence fait cruellement défaut au sein des institutions européennes. Malraux nous avait prévenus :  » Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas.  » Les multiples conflits, d’ampleur inouïe, qui affectent le Proche-Orient nécessitent une approche radicalement autre. Pour se rénover, la diplomatie européenne doit accepter, selon l’expression de Simone Weil, de se  » ré-Orienter « . Elle doit se confronter aux sources de la violence individuelle et collective et du fanatisme religieux, phénomènes qui se nourrissent mutuellement.

Quand vous parlez de violence et de fanatisme religieux, vous pensez surtout à l’Etat islamique ?

Bien sûr. Par ses méfaits et ses fondements, l’Etat islamique est une menace comparable à celles des trois grandes formes de totalitarisme qu’ont été l’impérialisme, le communisme et l’antisémitisme, pour reprendre l’énumération d’Hannah Arendt, dont les travaux immenses doivent nous inspirer, car ils sont d’une terrible actualité. Le totalitarisme conduit à un repli sur une idéologie dominante, à un effacement de l’individu au profit de la masse, à la justification idéologique des actions les plus violentes. Pour certains auteurs, le salafisme, par son rejet systématique de l’autre, développe une forme de fondamentalisme qui a des traits du nazisme. La diplomatie européenne doit de toute urgence en prendre la mesure. Un cancer ne se soigne pas avec une pastille pour la gorge !

Quels sont, selon vous, les fondements idéologiques de la violence islamiste actuelle ?

La référence ultime du courant wahhabite et de l’école salafiste est Ibn Taymiyya, penseur radical des XIIIe et XIVe siècles. Ce théologien salafi, né en Turquie et mort à Damas en 1328, a incité, par trois fatwas, au djihad. Il appelle au respect littéral du texte coranique et refuse toute innovation dans la pratique religieuse. Ses écrits constituent la principale source d’inspiration des djihadistes, qui cherchent des justifications idéologiques à la violence de leurs actions contre les  » mécréants  » et autres  » croisés « . Le Service européen d’action extérieure de l’Union, dont j’ai fait partie, devrait collaborer étroitement avec les institutions qui travaillent sur ces sources religieuses.

Dans le conflit israélo- palestinien, le raidissement religieux ne s’observe-t-il pas des deux côtés ?

De fait, le judaïsme en Israël connaît, lui aussi, un raidissement terrible. Il est nourri par la pensée du Rav Kook, premier grand rabbin ashkénaze en terre d’Israël, mort en 1935. C’est lui qui, avec sa théorie de la rédemption, a orienté le sionisme vers le messianisme et a lié le salut religieux du peuple juif à la terre d’Israël. Il a posé ainsi les bases idéologiques de l’ultranationalisme. Le grand tournant remonte à la guerre des Six Jours, en juin 1967. Pour les Israéliens, victorieux, c’est une résurrection après des années sombres. Un message politico-religieux légitimant la violence s’est alors affirmé. Dans ce cadre, la Bible est considérée comme un cadastre et le gouvernement, investi de la sainteté, a pour mission l’unification du  » Grand Israël « . L’objectif est de récupérer des terres, peu importent les conséquences pour les populations arabes. La politique de colonisation du gouvernement d’extrême droite actuel n’est pas sans liens avec l’idéologie du Rav Kook. L’Etat juif devant être unifié, l’idée même de négocier un traité de paix avec les Palestiniens perd son sens. Côté palestinien, on n’utilise pas ce temps d’errance pour se réconcilier et faire advenir la paix.

Entretien : Olivier Rogeau

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