Montrée du doigt comme une » plaque tournante » du terrorisme international, la Belgique a multiplié les dysfonctionnements ces dernières décennies. Désinvestissements publics, complexité institutionnelle, conservatisme politique… La menace n’a pas été soignée à temps.
Non, Molenbeek n’est plus la seule cible des sarcasmes de la presse internationale. Désormais, c’est la Belgique tout entière qui est montrée du doigt. Notre pays est présenté comme la » plaque tournante » du terrorisme international. Une formule similaire avait déjà été utilisée auparavant pour la drogue, le trafic d’armes ou la traite des êtres humains. C’est une sale réputation.
Bien sûr, la géographie n’est pas étrangère à cette réalité. » La Belgique est un petit pays d’où l’on entre et sort facilement, c’est de nature à attirer tous ceux qui sont plongés dans des activités illégales « , expose à nos confrères français des Echos Brice De Ruyver, criminologue à l’université de Gand et ancien conseiller à la sécurité de Guy Verhofstadt quand il était Premier ministre. Mais le mal est plus profond. Notre pays est un Etat fragile, complexe et conservateur. Miné de l’intérieur. Et politiquement défaillant ?
» Un Etat en faillite »
» La Belgique, une nation sans Etat ? » demandait le quotidien français Le Monde dans son éditorial du lundi 23 novembre. Avec un constat accablant à la clé : » Le pays a beau avoir retrouvé une certaine stabilité, il reste prisonnier d’un débat institutionnel que l’on a pu trouver pittoresque, mais qui lui a fait perdre de vue l’importance de ses missions régaliennes. »
Dans le registre, les Anglo-Saxons de Politico avaient tiré les premiers quatre jours plus tôt, en comparant la Belgique à un » failed state « , un » Etat en faillite « , dans un long plaidoyer dénonçant pêle-mêle l’échec des réformes menées depuis le traumatisme de l’affaire Dutroux, la politisation de toute la société, la complexité institutionnelle paralysante, autant de » dysfonctionnements que l’on accepte comme le prix à payer de nos divisions linguistiques et partisanes « .
Une introspection ne s’impose-t-elle pas, d’urgence, au lendemain d’opérations de sécurité qui ont complètement paralysé Bruxelles, capitale de l’Europe ? Les différents spécialistes – tous belges – que nous avons interrogés ne sont pas loin de le penser. Car l’Etat belge n’est pas à l’abri de tout reproche, loin s’en faut. Si l’on prend un peu de recul, le constat est même accablant. Et rappelle aux yeux de certains le traumatisme qui a découlé de l’affaire Dutroux, dans les années 1990.
Dans son analyse critique, Politico cite longuement le politologue de l’UCL Lieven Dewinter, contributeur d’un accablant Où va la Belgique ? (L’Harmattan), publié à la fin de la décennie 1990, alors que le pays vivait une ère Dehaene tourmentée entre secousses pédophiles, contraintes budgétaires énormes, politisations excessives de tous les rouages de l’Etat et réformes institutionnelles en cascade. » Depuis, il y a eu des évolutions et des réformes en matière de police et de justice et la politisation a reculé, nous déclare-t-il aujourd’hui. Je ne suis pas très impressionné par cette expression d’un Etat belge en faillite. Ce concept est valable pour des Etats qui ne sont plus en mesure d’assumer leurs compétences comme la Somalie ou la Libye. Nous n’en sommes pas encore là. »
Cela dit : » A l’époque, l’affaire Dutroux, et davantage encore son évasion du palais de justice de Neufchâteau, a certainement accéléré les réformes. C’est à ce moment-là que tout a basculé. Nous n’y sommes pas encore, mais nous pourrions y arriver, il suffirait qu’on démontre que l’on détenait des informations en matière terroriste sans avoir réagi, par exemple. Il y a une ligne rouge à partir de laquelle le dysfonctionnement devient politique. »
» Désinvestissements chroniques »
» Un Etat en faillite, c’est exagéré, mais la question de dysfonctionnements éventuels, elle, mérite d’être posée « , acquiesce Jean-Benoit Pilet, directeur du Centre d’étude de la vie politique de l’ULB. Le politologue bruxellois distingue la réponse sécuritaire à la menace terroriste et la nécessité de travailler sur les racines du mal. » D’éventuelles failles dans la gestion des services de renseignement, de sécurité ou de police ne seraient pas liées à une dilution de responsabilité causée par notre fédéralisme, commente-t-il. Car ce sont des compétences fédérales, à l’exception des zones de police. Elles seraient davantage la conséquence de ce slogan selon lequel l’Etat doit toujours « faire mieux avec moins ». Ce discours sur l’austérité a ses limites : tant les syndicats policiers que ceux des magistrats ne cessent de dire que les moyens sont largement insuffisants. Les réformes de l’après-Dutroux commencent par ailleurs à dater. Il est peut-être temps d’adapter tout cela à la nouvelle donne, qu’elle soit européenne, technologique, terroriste… Et quand bien même elles étaient excellentes, il y a lieu de se poser des questions au sujet de ce sous- investissement. » Une austérité chronique poursuivie, précisons-le, par toutes les majorités politiques depuis une quinzaine d’années.
» Le gouvernement actuel prolonge ce désinvestissement massif avec des coupes linéaires de 20 % dans la justice, dénonce un magistrat de haut niveau, qui préfère ne pas être cité nommément en cette période émotionnelle. Or, la réponse ne passe pas que par la prison, comme l’avance le gouvernement. C’est potentiellement une chambre de radicalisation. D’autres mesures d’accompagnement, de probation sont nécessaires, mais elles nécessitent des moyens humains. Je peux comprendre que l’on réponde à un choc comme ces attentats de Paris par des militaires dans les rues ou par des slogans, mais cela ne résoudra rien sur le fond et cela ne réduira pas la menace. Il faut mener un travail de fond préventif. Bien sûr, c’est le plus difficile… »
L’institutionnel n’est pas complètement absent du sécuritaire pour autant. Tous les partis flamands s’accordent en effet sur une demande : la fusion des six zones de police bruxelloises ! Au risque de diviser la majorité régionale dans la capitale. » C’est le dada flamand de lutter contre les baronnies des dix-neuf communes à Bruxelles, mais c’est un peu simple et ce ne serait pas une solution miracle « , balaie Lieven Dewinter. » Il y a peut-être moyen d’organiser différemment les choses, mais dire qu’il faut absolument fusionner les zones, c’est un a priori politique, prolonge Jean-Benoit Pilet. A Anvers, n’a-t-on pas recréé des districts après avoir supprimé les communes ? Ne devrait-on pas par ailleurs se demander s’il ne faut pas éviter le dédoublement de l’offre en matière éducative, faire en sorte que la Flandre investisse massivement pour l’enseignement à Molenbeek ? »
Un » mille-feuilles institutionnel »
Pour le politologue de l’ULB, la faille principale du système belge se situe ailleurs. Elle est à la source de tous ces maux. » Là où la structure complexe de la Belgique pose vraiment problème, c’est en ce qui concerne les racines de la radicalisation, ce qui explique fondamentalement le départ de tant de jeunes en Syrie, note Jean-Benoit Pilet. L’articulation des politiques d’éducation, d’emploi, d’intégration souffre fortement de notre mille-feuilles institutionnel. Cela nous empêche d’apporter une réponse globale et cohérente. Depuis plus de vingt ans, les sociologues épinglent les risques provoqués par ce décrochage des jeunes mais, malgré cela, on continue à se renvoyer la balle d’un niveau de pouvoir à l’autre, sans se coordonner. Chaque acteur, individuellement, fait sans doute de son mieux, des ministres aux agents sociaux de quartier, mais il n’y a pas de mise en commun. »
» Oui, il y a une manque de politique intégrée pour prendre en charge la radicalisation, appuie Jean Faniel, directeur du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp). La Communauté française est compétente pour l’éducation, la prévention, les maisons de justice, mais manque de moyens pour faire face à ces défis… Le fédéral, lui, se concentre sur l’aspect répressif et sur la politique internationale. » En cette période de menace, le Premier ministre, Charles Michel, bombe le torse et gère l’urgence. L’opposition a appelé à la mise en place d’une stratégie interfédérale – concertée avec les Régions, les Communautés et les pouvoirs locaux – dans le cadre de l’union nationale consécutive aux attentats de Paris. En vain jusqu’ici. Et ce ne sont pas les charges de la N-VA contre la responsabilité de » l’islamo-socialisme » qui vont arranger les choses.
Professeur de droit constitutionnel à l’université Saint-Louis, Hugues Dumont n’est pas tendre, lui non plus. » Une nation sans Etat ? Je dirais plutôt que nous sommes un Etat sans nation « , glisse-t-il, en détournant le titre de l’éditorial du Monde. Son analyse est accablante au sujet des racines du mal belge. » La Belgique est ce que l’on appelle un Etat faiblement institutionnalisé. En d’autres termes, c’est un Etat notaire qui entérine les consensus laborieusement élaborés entre partis, partenaires sociaux, groupes de pression… C’est en effet loin d’être un Etat qui a le sens aigu de l’union nationale, avec un chef qui appellerait tout le monde à se serrer les coudes. »
Les failles ? Selon lui, elles sont légion. » J’ai travaillé il y a dix ans comme membre de la commission du dialogue interculturel. Des tas de bonnes idées ont été émises, mais rien n’a bougé en raison d’un désinvestissement flamand parce que cela empiétait soi-disant sur leurs compétences. Nous en reprenons aujourd’hui l’essence dans la commission Marcourt au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais que de temps perdu ! Et l’on retrouve le poto-poto belge dans les questions relatives aux mosquées et aux imams, notamment. En ce qui concerne le parcours d’intégration, par contre, les Flamands ont été plus lucides que les francophones. »
» L’intégration oubliée »
Hugues Dumont dénonce encore la difficulté de mettre en place une politique d’intégration en Région bruxelloise en raison de l’éclatement de la compétence entre la Communauté flamande et la Commission communautaire française (Cocof). » La répartition des compétences pour l’accueil et l’intégration des immigrés à Bruxelles est, à bien des égards, insensée. Je suis un partisan de la régionalisation de ces matières personnalisables à Bruxelles. Il y a des avancées en ce sens dans la sixième réforme de l’Etat, mais c’est lent… On paie le prix de la crainte flamande d’abandonner ses prérogatives et de la crainte francophone de la cogestion de Bruxelles. »
Lorsqu’il s’agit d’évoquer la politique d’intégration belge en tant que telle, là encore, les critiques fusent. Spécialiste de l’Islam à Bruxelles, Corinne Torrekens (ULB) interroge la lenteur des autorités à prendre en main cette question sensible, non sans insister : la question est davantage socio-économique que religieuse, et influencée par le contexte international. » Au fédéral, la première politique digne de ce nom date de 1989 avec la création du Commissariat royal à l’immigration, rappelle-t-elle. Depuis la signature des conventions bilatérales avec le Maroc, en 1964, il n’y avait rien ! Il s’agissait alors d’une réaction au bombardement de la Libye par les Etats-Unis en 1986, qui suscite des réactions de rejet et réveille l’attention. Il faut attendre 1996 pour qu’un décret sur l’intégration soit rédigé en Région wallonne. L’inburgering, le parcours d’intégration flamand, date de 2004. Et l’on parle à peine en 2015 d’un tel parcours obligatoire à Bruxelles, non sans cacophonie… »
Au fil des années, la Belgique a consacré tant de temps et d’énergie à ses tourments internes et aux réformes institutionnelles qu’elle en a parfois oublié l’essentiel : le lien social et le vivre ensemble. » Cela me paraît évident, acquiesce Pascale Vielle, professeure de droit social à l’UCL. Nous avons encore récemment perdu un an et demi sans gouvernement. Cela se paie. Mais même quand la stabilité est au rendez-vous, nous sommes dans l’incapacité d’aborder les problèmes de front. »
» Un pays conservateur, sclérosé »
La Belgique ne serait autre qu’un pays conservateur, fossilisé par la pilarisation de la société qui enferme chacun dans son appartenance philosophique. » L’école est l’exemple typique de cela, souligne Pascale Vielle. Pour le moment, on veut sortir le cours de religion islamique des programmes. Pour y arriver, il faut supprimer tous les cours de religion. Mais je suis curieuse de voir si on va le faire. Il y a une résistance des piliers catholiques et laïques parce que cela représente un enjeu important pour eux. La pilarisation s’est institutionnalisée avec des enjeux de pouvoir et de financement. »
Une réalité qui a sa théorie élaborée par le Danois Gosta Esping-Andersen dans les années 1990. » Il distingue trois familles, détaille la professeure de l’UCL : l’anglo-saxonne, dite beveridgienne ou libérale ; la sociale-démocrate ; et la conservatrice ou corporatiste dont fait partie la Belgique. Et dans cette famille, le cas belge est le plus extraordinaire. Car la structure même de notre société empêche que l’on évolue. De notre naissance à notre mort, on est Flamand ou francophone, de droite ou de gauche, mais aussi catholique ou laïque… Nous sommes tous clients de ce système et personne n’a intérêt à ce que cela bouge. Cela rend la société très sclérosée. Voilà pourquoi nous ne sommes pas en mesure de faire face aux énormes défis qui se posent à nous depuis la Seconde Guerre mondiale. »
Le fruit de cette division de la société et du compromis à la belge, ce sont des » demi-mesures « . » Les partis de gauche ont échoué tant au niveau de l’intégration que de la sécurité, clame Pascale Vielle, proche des syndicats et du PS à Saint-Gilles. En voulant jouer sur tous les tableaux, on n’a pas réussi une politique de gauche sur l’inclusion et on a eu des accents de droite sur la sécurité. Le bilan est assez catastrophique. La N-VA et le MR essaient peut-être aujourd’hui d’y déroger, mais cela ne va pas dans le sens que je souhaite. »
Ce n’est pas l’union nationale décrétée par le Premier ministre et souhaitée par l’opposition après le drame de Paris qui devrait changer les choses. Elle a rapidement été mise sous pression des accusations de la N-VA au sujet de la responsabilité » islamo-socialiste » ou des interrogations sur la gestion de la menace 4 sur Bruxelles, notamment dans le chef d’Ecolo. Une fois l’émotion et la peur retombées, la polarisation politique reviendra, exacerbée.
Le journal Le Monde dénonçait quant à lui le caractère hypocrite d’une union nationale » formée pour ne pas mettre en cause la responsabilité de tel ou tel « . Avec ces mots : » Le système des coalitions fait que, depuis l’émergence du terrorisme islamiste, à peu près toutes les formations démocratiques ont participé au pouvoir et pourraient en être jugées coresponsables. » Au fond, seule la N-VA pourrait échapper à l’opprobre et dénoncer les carences de l’Etat. » La N-VA ? Les attentats de Paris n’ont pas été planifiés il y a cinq ans, mais il y a quelques mois et le ministre de l’Intérieur Jan Jambon était déjà au pouvoir, souligne le politologue Lieven Dewinter. Elle a peut-être hérité d’une situation complexe, mais cela ne dédouane pas sa responsabilité. »
Dans le tumulte du monde actuel, le gouvernement Michel veut démontrer qu’il a les choses en main. Mais il ne pourra empêcher la cacophonie belge de rester assourdissante.
Par Olvier Mouton