Encouragés par l’intérêt que suscitent leurs idées, les objecteurs de croissance belges se structurent en mouvement politique. En pleine récession, ils se mobilisent contre le dogme de la relance de la consommation.
Surprenant. L’eau frémissait depuis longtemps dans la casserole, la voilà qui bout. En quelques semaines, au moment où la récession s’installe et brouille les repères économiques traditionnels, la décroissance s’est imposée, en Belgique, comme un thème de débat dans l’air du temps.
Mieux : ce 22 mars, les » objecteurs de croissance « , comme ils se nomment, se réunissent à Namur pour se structurer en mouvement politique. » Nous avons été étonnés du succès de notre journée de réflexion sur la décroissance, organisée le 21 février dernier à l’ULB, avoue Michèle Gilkinet, de l’AdOC, l’Association d’objecteurs de croissance. Plus de 800 personnes y ont participé. On s’attendait à quatre fois moins. A l’issue des conférences et des débats très animés, nous les avons invitées à faire émerger, en Belgique francophone, un nouveau mouvement politique porteur de valeurs communes. Mais pas question pour autant de fonder un parti. »
La croissance économique, voie sans issue ?
Quatre axes seront proposés à Namur : la création de liens de solidarité entre objecteurs de croissance, l’élaboration d’alternatives idéologiques et pratiques, la résistance au productivisme et la participation au débat politique. » Face aux crises financière, économique et climatique actuelles et à la décomposition de nos sociétés, nous ne pouvons plus rester au balcon ni tergiverser en attendant qu’une solution tombe du ciel, estiment les organisateurs. Les partis établis, tous embourbés sur la voie de la croissance économique, ne jurent que par la relance de la machine à produire et par la course à la consommation, au nom de l’emploi. Cette politique nous mène droit dans le mur. Elle conduit à polluer la planète, à épuiser les ressources naturelles. Et elle ne fait pas le bonheur des gens. Il est urgent de changer de recette. «
L’objection de croissance, qui trouve depuis trois ans un écho en Europe, n’avait pas, jusqu’ici, réussi à percer en Belgique. Rejetant avec la dernière énergie les étiquettes de » réacs « , de » babas cool » ou de » khmers verts « , les adeptes de la décroissance font néanmoins souvent figure d’idéalistes et d’irresponsables parmi les décideurs politiques. La charge frontale des » objecteurs » contre le capitalisme et la surconsommation ne dépassait pas, jusqu’il y a peu, le cercle des convaincus : universitaires engagés, membres d’associations environnementalistes, initiateurs de groupements d’achats communs ou de jardins partagés… Mais l’appel à vivre mieux avec moins pour éviter le pire commence à interpeller l’opinion.
Il y a trente ans, les bases théoriques…
L’économiste roumain Nicolas Georgescu-Roegen est considéré comme le père fondateur de la » décroissance « . C’est lui qui en a posé les bases théoriques dans un ouvrage paru en 1979. Il y constate que la croissance illimitée souhaitée par le monde économique est impossible sur une planète aux ressources épuisables. Tombé dans l’oubli pendant trois décennies, le slogan de la décroissance est devenu, depuis peu, un mot d’ordre fédérateur au sein de la nébuleuse des altermondialistes. D’après le rapport 2005 de WWF, si toute l’humanité adoptait le mode de vie américain, cinq planètes seraient nécessaires pour subvenir aux besoins de chacun. L’image fait réfléchir. En France, les » objecteurs de croissance » ont fait leur entrée dans le jeu politique en 2006. Leur programme est radical : démécanisation de l’agriculture, désindustrialisation au profit de l’artisanat et restriction de tous les transports polluants.
» Nous ne voulons pas d’un retour à l’âge des cavernes ! » assure Jean-Baptiste Godinot, objecteur de croissance et président de l’ASBL belge Respire. Son association prône une consommation raisonnable et £uvre pour libérer l’espace public de la publicité commerciale. » En revanche, une croissance infinie, elle, nous conduira au désastre, à cause des bouleversements climatiques, du déclin des ressources en eau, en gaz et en pétrole et de l’effondrement de la biodiversité. Foncer en ville avec son gros 4 x 4 ou encore ne rien faire face à la disparition massive des abeilles sont des attitudes alarmantes. » Godinot n’a pas ni voiture ni télé. Il ne prend plus l’avion depuis six ans et consomme des produits locaux et de saison.
Créer ou non un parti de la décroissance
Le mouvement pour une décroissance économique soutenable prenant de l’ampleur, certains militants bruxellois et namurois ont pris la liberté de constituer, en vue du scrutin régional de juin, des listes de candidats » décroissants « . Dans l’arrondissement de Namur, ils s’organisent autour d’anciens responsables d’Ecolo déçus par l’évolution du parti vert. » Nous voudrions relayer, au parlement wallon, notre rejet du « toujours plus » et, surtout, notre projet clé d’une relocalisation de l’économie, prévient Marie-Rose Cavalier, initiatrice de la liste Oser. Il faut un « plan Marshall » pour l’agriculture locale, l’habitat et l’énergie. Il est temps de donner aux gens la possibilité de se nourrir, de se loger et de travailler dans la même région. Cela réduirait à la fois notre stress, nos dépenses et notre empreinte écologique. Les élus, y compris ceux d’Ecolo, ont, hélas, approuvé le traité de Lisbonne. En conséquence, les politiques menées en Belgique seront encore plus soumises à la libre concurrence. Les postiers savent ce que cela signifie ! »
A Bruxelles, Réginald de Potesta de Waleffe, 35 ans, activiste pro-vélo, anti-auto et anti-pubs, est le fondateur et la tête de liste d’un parti baptisé Vélorution, déjà présent aux élections fédérales de juin 2007. » Je me voyais mal m’approprier l’appellation « Parti pour la décroissance », puisque beaucoup, parmi les objecteurs de croissance, refusent toute idée de créer un parti « , reconnaît-il.
Le choix de la » simplicité volontaire «
Le débat sur la question risque même d’être escamoté à Namur. » De Potestat, qui vit dans un squat » légalisé » de la rue Royale et ne se déplace qu’à bicyclette, propose des mesures chocs pour lutter contre le réchauffement climatique : » Attribuons à chaque individu un quota décroissant d’émissions de CO2, qui nous obligerait à réduire drastiquement notre consommation de carburant, de gaz, d’électricité… Quand on lit le dernier rapport du GIEC, le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, on réalise que le « développement durable », toujours prôné par Ecolo et les autres partis, est un concept dépassé par la gravité de la situation. Il faut d’urgence consommer moins, travailler moins et vivre plus ! «
Ce pourrait être aussi le slogan des groupes de » simplicité volontaire » (SV), où la décroissance économique trouve son expression individuelle. Ce mouvement, né aux Etats-Unis et au Québec, connaît depuis peu un succès surprenant en Wallonie, où il bénéficie du support logistique de l’ONG Les Amis de la Terre. Il rassemble des personnes motivées par l’envie de vivre mieux avec moins de biens. » En trois semaines, nous avons lancé huit nouveaux groupes, indique Ezio Gandin, docteur en sciences et administrateur bénévole aux Amis de la Terre : à Mons, Louvain-la-Neuve, Namur et Neufchâteau. Faute de ressources humaines suffisantes, il n’est pas facile de répondre à une telle expansion. Depuis mai 2005, début de l’aventure, plus de trente groupes ont été créés, d’une dizaine de membres chacun. Mais ils n’ont pas vocation à exister plus de deux ou trois ans. Le point de départ est le malaise que l’on éprouve à l’égard de la société actuelle. Le second moteur est de gagner du plaisir dans la simplification de sa vie, et pas de ressentir une privation. »
Concrètement, pour vivre » simplement « , il convient, expliquent en substance les nombreux sites consacrés au mouvement, de se » désencombrer » d’un grand nombre de biens matériels, de ralentir le rythme de vie et de travail et de s’interroger sur le sens que l’on veut donner à son existence. C’est la dimension spirituelle de la démarche.
Des motivations multiples
» Le mouvement, en Belgique, touche autant d’hommes que de femmes « , constate Emeline de Bouver, auteur d’une enquête sur le sujet ( La Simplicité volontaire, ouvrage paru récemment aux éditions Couleur livres). » Aux Etats-Unis, la plupart des « simplicitaires » sont célibataires et vivent seuls, alors que, chez nous, les couples avec enfants en bas âge sont majoritaires, poursuit l’universitaire. On entre dans le mouvement pour différentes raisons : les problèmes d’argent ou d’endettement, le stress ou l’épuisement, les préoccupations écologiques, le souci de partage ou encore la quête de sens. »
Reste qu’il n’est pas aisé de changer de paradigme et de mode de vie quand on baigne dans un système où règnent l’économisme, l’apologie de la croissance, la surconsommation, la compétition et l’anonymat des grandes villes
Olivier Rogeau