Les mystères d’une caisse noire

De 2002 à 2004, les  » frais d’enquête et de surveillance « , payés en espèces par la Direction générale de la Police, ont aussi servi à rétribuer des hauts fonctionnaires du ministère français de l’Intérieur, dont Claude Guéant. Lequel se voit renvoyé devant le tribunal pour  » recel de détournement de fonds publics « . Retour sur ce système opaque qui, scandale aidant, se trouve en sursis.

La vue baisse, mais le geste reste sûr. Selon un rituel immuable, Henriette sort une à une les liasses de billets de son coffre. La vieille dame, connue de toute la hiérarchie policière sous ce seul prénom, répartit l’argent dans des enveloppes nominatives qu’elle dépose, verticalement, dans une boîte à gâteaux en fer-blanc. Puis, regard cyclopéen derrière sa loupe, elle reporte la comptabilité dans son petit carnet. La scène se reproduit chaque mois Place Beauvau, à l’étage de la Direction générale de la police nationale française (DGPN), pendant que les patrons de la PJ, du renseignement ou de la sécurité publique font antichambre, attendant de recevoir la somme attribuée à leur service.

Simple agent administratif entré dans la Grande Maison en 1946, elle n’en est partie qu’en juillet 2007 en tant qu' » inspecteur honoraire « , à l’âge de 86 ans ! Henriette était chargée de veiller sur une somme, légale mais au fonctionnement opaque, dépassant les 10 millions d’euros annuels, un matelas en espèces baptisé  » frais d’enquête et de surveillance « . L’administration policière ayant la manie des acronymes, même les plus improbables, ils sont désignés sous le terme de FES… Ces FES ont trois destinations principales : la rémunération des informateurs (à hauteur d’environ 2 millions d’euros), l’achat de matériel et le défraiement des enquêteurs. Mais, entre le bureau d’Henriette et les cabinets des ministres français de l’Intérieur successifs, trois étages plus bas, une partie des sommes réservées aux enquêtes s’évaporait pour finir dans la poche de hauts fonctionnaires. La part des anges, dirait-on d’un vieil armagnac…

Henriette, la  » banquière « , est morte en emportant ses secrets

Cette évaporation des frais de police vaut à l’ancien ministre français de l’Intérieur Claude Guéant une comparution devant un tribunal correctionnel, le 28 septembre, pour  » recel de détournement de fonds publics « . La première station d’un long calvaire judiciaire pour l’ex-bras droit de Nicolas Sarkozy, cerné par les juges. Chaque mois, entre le 1er juillet 2002 et le 30 mars 2004, alors qu’il occupait les fonctions de directeur de cabinet de Sarkozy, la DGPN lui remettait jusqu’à 10 000 euros en liquide, cette somme venant s’ajouter à son traitement de préfet, d’un montant quasi équivalent. Les espèces étaient ensuite réparties entre ses trois principaux collaborateurs, préfets également, et lui-même. Le parquet national financier, qui a conduit l’enquête préliminaire, évalue le préjudice à 210 000 euros.

A l’audience, la bataille promet d’être féroce entre l’accusation et la défense. En garde à vue, Claude Guéant a déjà montré sa combativité. Pour lui, les faits sont prescrits. Et, s’ils ne l’étaient pas, il estime avoir utilisé ces fonds, ou du moins une partie, dans un cadre approprié : la gestion d’informateurs. Aux enquêteurs, il a en effet expliqué avoir dépensé une partie de l’argent… pour gérer ses propres indics, à coups de déjeuners et de déplacements clandestins, notamment en Corse. Un directeur de cabinet de ministre dans des habits de flic ?  » Claude Guéant n’a pas une vision simplement administrative de ses fonctions : il vise aussi l’efficacité opérationnelle dans le cadre de sa mission, fait valoir son avocat, Me Philippe Bouchez El Ghozi. Il fut même question qu’il parte au Venezuela dans le cadre de la traque d’Yvan Colonna, alors assassin présumé du préfet Erignac.  » Il faut reconnaître que ce préfet passionné par les affaires, patron de la police sous Pasqua à l’époque des négociations clandestines en Corse, n’avait rien d’un rond-de-cuir. Mais les juges tiendront-ils l’anecdote pour crédible en l’absence de toute possibilité de tracer ces fonds ?

La discrète Henriette aurait pu être un témoin clé. Elle ne pourra cependant pas éclairer le tribunal puisqu’elle a emporté ses secrets dans la tombe. Le 19 juillet 2013, la  » banquière de l’Intérieur  » est morte de vieillesse à son domicile de Vichy (centre de la France), à l’âge respectable de 92 ans. Les policiers de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) n’ont pas eu le temps de l’interroger. Quant à sa comptabilité, elle a bien sûr disparu. Il ne sera pas dit qu’Henriette, à la probité irréprochable, sera un jour mêlée à une sombre histoire de FES.

Aux côtés de Claude Guéant et de ses trois collaborateurs, Michel Gaudin, directeur général de la police à l’époque, devra répondre de détournement de fonds publics : le haut fonctionnaire avait, de par sa fonction, la responsabilité de décaisser l’argent. Ses proches le disent meurtri. S’il a été épinglé pour sa gestion parfois  » rock and roll  » des statistiques policières, personne, pas même les enquêteurs, ne le soupçonne du moindre enrichissement personnel. D’autant que, au long de sa carrière, Gaudin, préfet austère, s’est au contraire employé à rationaliser l’utilisation des fonds en liquide et à faire baisser le train de vie de l’Etat. Dans le cas présent, il estime n’avoir fait qu’obéir à un  » ordre, légal, venu d’un supérieur hiérarchique  » : Claude Guéant. Selon lui, le décret de 1926, qui définit les frais d’enquête et de surveillance de manière très floue, n’exclut pas le paiement de primes de cabinet.

Une chose est certaine : sans Claude Guéant, il n’y aurait pas d’affaire. Tout est parti d’une communication mal maîtrisée de sa part, il y a deux ans et demi. En février 2013, les policiers, sur la piste d’un éventuel financement libyen de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, mènent une perquisition au domicile du plus proche collaborateur de l’ex-chef de l’Etat, dans le XVIe arrondissement parisien. Là, ils tombent sur une vingtaine de factures d’électroménager, s’échelonnant de 2002 à 2009, conservées pour faire jouer la garantie en cas de panne. Il y en a pour 48 000 euros. Drôle de découverte : Kadhafi aurait-il permis au bras droit de Sarko de s’offrir aspirateur, téléviseur et four à micro-ondes ?

Avec cet argent, le Raid a acheté des  » tenues désert  » pour la Libye

Claude Guéant s’en défend auprès des enquêteurs. Et, pour répondre à un article du Canard enchaîné, s’en explique publiquement le 30 avril 2013. Ces sommes, jure-t-il, ne viennent pas de Tripoli, mais de Paris. Elles sont issues des frais d’enquête et de surveillance de la police, des  » primes non déclarées de toute éternité « , explique-t-il. Claude Guéant pense ainsi éteindre la polémique. Il allume en réalité un incendie au coeur de la Grande Maison et au-delà. Difficile de justifier auprès des Français, fortement imposés, le versement d’un complément de salaire au noir pour des hauts fonctionnaires.  » Si l’on met en perspective ces sommes avec les quinze heures passées quotidiennement au bureau, week-end compris, cela situait la rémunération de mon client autour de 25 à 30 euros par heure. C’est peu, convenez-en, compte tenu notamment de ses responsabilités « , relativise Me Philippe Bouchez El Ghozi.

L’Etat, lui-même, a longtemps fermé les yeux sur ce système perçu comme la contrepartie d’un investissement de tous les instants à l’Intérieur, ce ministère du drame permanent. Et cela quel que soit le régime en place : plusieurs membres de cabinet, en poste sous la gauche, ont confirmé au Vif/L’Express avoir bénéficié eux aussi de ces primes. Selon Me Bouchez El Ghozi, les frais d’enquête n’ont finalement fourni un complément de revenus que  » de manière très transitoire, jusqu’en mars 2004 « . Avant que les dotations indemnitaires fiscalisées n’augmentent et ne figurent sur la feuille de paie. Il s’agirait donc d’un simple rattrapage.

Lorsque, au printemps 2013, Claude Guéant se met à tout déballer sur les plateaux de télévision, ses anciens collaborateurs blêmissent. D’autres passent consciencieusement leurs factures au broyeur. L’ensemble de la police tremble sur ses bases, d’autant que les enquêteurs de terrain ont un besoin impératif de cet argent pour leurs investigations. Placé sous le feu des projecteurs, le système est en sursis.  » Au Raid, on a puisé dans cette caisse pour acheter des combinaisons grand froid, destinées à planquer en plein hiver devant des caches d’ETA, et pour se procurer des « tenues désert » avant notre départ en urgence en Libye « , explique un ancien du service. Avant de disposer d’un budget propre, la DCRI (devenue DGSI) utilisait ces mêmes frais d’enquête pour acquérir caméras et micros  » civils « . Une sécurité pour ne pas exposer le service en cas de découverte du matériel par des espions étrangers.

 » Plus moral, moins souple  »

La gêne est perceptible jusque dans les rangs du cabinet de Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, qui diligente une mission conjointe des Inspections générales de l’administration et de la police nationale. Celle-ci rend son verdict en juin 2013 :  » La mission a la conviction de la nécessité de maintenir  » le dispositif,  » indispensable à un bon fonctionnement de la police « , mais estime qu’il convient de limiter les FES aux  » besoins opérationnels « , d’instituer une traçabilité et d’instaurer un archivage. Bref, il est urgent de remettre de l’ordre dans la pétaudière. A deux reprises, en juin et en novembre 2013, la DGPN édicte des règles strictes dans deux circulaires. Sur l’une d’elles, le grand patron des flics, Claude Baland, ajoute à la plume cette mention menaçante :  » Merci d’y veiller.  » Les frais d’enquête, rappelle-t-il, ne peuvent servir qu’aux enquêtes. Ils ne sauraient être utilisés pour l' » attribution de gratifications « , ou pour financer des  » moments de convivialité  » : des pots, en langage courant.

Depuis que le scandale a éclaté, le débit du robinet a été sérieusement réduit. En 2013, moins de la moitié de la somme prévue, soit 4,6 millions d’euros, a été attribuée. Un commissaire résume trivialement la situation :  » Avec les FES de Guéant, on l’a eu dans le cul…  » Les frais d’enquête ne servent plus d’avance : ils ne sont destinés qu’à rembourser les dépenses au centime près et sur justificatif (15,25 euros par repas).

 » Vous nous imaginez réclamer une facture quand on invite des voyous à dîner en se faisant passer pour l’un des leurs ?  » ironise un membre de la PJ.  » Aujourd’hui, le manque à gagner sur notre fiche de paie avoisine les 10 % « , peste ce brigadier en poste à Paris, qui y voit l’une des explications de la désaffection des jeunes pour la police judiciaire. Ceux-ci ne peuvent plus espérer le complément de salaire en liquide perçu par leurs aînés.

Les récompenses (jusqu’à 500 euros pour une très importante affaire de stups) perdurent, mais elles nécessitent désormais une lettre de félicitations du directeur général. Virées sur le compte bancaire du fonctionnaire, elles sont maintenant fiscalisées.

 » On tend vers un système plus moral, mais aussi moins souple « , résume un cadre de la police. Justificatifs conservés pendant quinze ans, audit sur le fond de caisse, examen annuel de l’exercice budgétaire… Henriette, la banquière de l’Intérieur, n’en reviendrait pas. Les temps changent : son successeur se prénomme Marcel.

Par Pascal Ceaux et Eric Pelletier

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