Les mutants du clip

Philippe Cornet Journaliste musique

Alors que le clip est dans une phase répétitive, Michel Gondry, Chris Cunningham et Spike Jonze sortent les DVD de leurs imaginatifs travaux visuels qui ont changé la grammaire vidéo du rock

Ces trois DVD sont distribués par Labels/Virgin.

Avant de tourner deux longs-métrages audacieux, Dans la peau de John Malkovich et Adaptation, Spike Jonze a dirigé une série de clips vidéo remarqués. Jetant la comédie musicale de Björk sur les trottoirs de Los Angeles, emmenant les Beastie Boys dans une pseudo-virée à la Starsky & Hutch ou plongeant Weezer dans un remake du feuilleton culte Happy Days. L’univers esthétique de Jonze, né Adam Spiegel en 1969 à Rockville, Maryland (Etats-Unis), est fait de parodie, de familiarité avec la série B américaine et de glissades poétiques vers la narration enchantée. Dans son imagination hyperproductive, cela prend des directions esthétiques parfois radicalement opposées. Ainsi, Jonze filme avec une petite caméra numérique une grotesque chorégraphie dans un décor de Shopping Mall pour le Praise de Fatboy Slim. Alors que, pour le Weapon of Choice du même artiste, il convainc Christopher Walken de se prêter à une danse étrange tournée en 35 mm dans un lobby d’hôtel immaculé, où l’acteur de Voyage au bout de l’enfer s’envole littéralement dans un espace en trois dimensions. D’ailleurs, chez Jonze, on vole, on plane, on décolle et ce n’est évidemment pas un hasard, vu l’intérêt du réalisateur pour le skate. Ce goût pour la galopade sur trottoirs l’ayant déjà mené à l’idée de Jackass, émission phare de MTV pour la génération trash.

The Work of Director Spike Jonze est donc un DVD double face qui, outre 16 clips, propose des interviews d’artistes û notamment un long entretien avec les frères spirituels de Jonze, les Beastie Boys û et plusieurs documentaires où la société américaine est immanquablement scannée dans sa dérision et ses phobies. Sponze possède, avec l’Anglais Chris Cunningham et le Français Michel Gondry, une grammaire visuelle originale et décalée qui rompt avec les vidéos grandiloquentes des années 1980. Celles qui, aujourd’hui, semblent parfois pompeuses, voire ridicules.

Si les trois réalisateurs font dérailler le réel, Michel Gondry est sans doute celui qui reste le plus attaché aux songes évasifs de l’enfance. Ainsi, la forêt réalisée pour le Army of Me de Björk est comme un jardin paradisiaque rendu effrayant par l’arrivée de la nuit : les lucioles et le hérisson y sont géants tout comme le nounours devenu prédateur pour l’homme. Dans le DVD deux faces The Work of Director Michel Gondry, on trace un auteur qui met dans son langage vidéo beaucoup de savoir-faire technique et de truquages en postsynchro, tout en construisant en vrai de constants trompe-l’£il. La chorégraphie robotique du tube mondial de Daft Punk û Around the World û traduit chaque instrument utilisé par un type particulier de danseur (les robots symbolisent le vocoder, les squelettes, les guitares, etc.). Le scénario pour la reprise de Like a Rolling Stone par les Rolling Stones, où la même actrice joue deux rôles antagonistes sur le mode de la paumée et de la starlette, donne d’emblée une double lecture à la chanson. Comme Mondino û pour citer un glorieux précurseur û Gondry est un virtuose de l’imagination. Son synopsis pour le Bachelorette de Björk est un prodige de ruse et de tristesse où la même variation sur une Björk étourdie par le succès finit par se briser net et retourner û au sens propre û à l’état naturel. Parce qu’évidemment Gondry est un drôle de trentenaire-adolescent, jouant sur les sets des vidéos comme un môme enchaîné par les trouvailles visuelles et la maniaquerie du détail. Pas étonnant qu’il soit lui aussi passé au long-métrage, d’ailleurs en compagnie du même scénariste que Spike Jonze, Charlie Kaufman, auteur en 2001 d’un étonnant Human Nature mi-homme, mi-femme, mi-drôle, mi-spleen.

L’Angleterre mutante

Si The Work of Chris Cunningham est moins fourni que les deux autres û il tient sur une seule face de DVD û il n’en est pas moins intense. Né en 1970 dans le Suffolk, Cunningham projette une vision d’un monde emporté par la technologie, la solitude et les mutations physiques. Ses images pour Madonna, Portishead ou Björk û en robot humanisé û baignent dans un univers chromatique privé de couleurs chaudes et un goût pour les personnages transformistes, de préférence cauchemardesques. Cunningham a d’abord travaillé aux décors de quelques films û dont le notable projet A.I. de Kubrick û avant de venir à la vidéo en quasi- autodidacte. C’est son clip fantasmagorique pour un morceau d’Aphex Twin û Come to Daddy û réalisé en 1997, qui a signé sa reconnaissance. Et impressionné, entre autres, Madonna. Cunningham y fait circuler des créatures harcelantes û nains ou enfants, on ne sait trop û toutes clonées d’un même père, dont le visage sardonique est celui de Richard D. James, alias Aphex Twin. Cunningham a ré-employé l’idée de décliner l’identité faciale de James dans Windowlicker, clip-film de dix minutes tourné en 1998 pour Aphex Twin, à Los Angeles. En dépit du soleil, le résultat n’en est pas moins terrifiant : un faux départ façon clip rap (grosse bagnole, Fuck et filles) puis un crescendo mutant qui finit en chorégraphie grimaçante où le grotesque déborde et dévore les corps. Cunningham joue de la laideur physique, réelle ou bidouillée, y compris dans ses pubs férocement atypiques, comme celle de l’adolescente pour le moins  » bizarre  » de la PlayStation Sony. C’est dire que la future fiction à laquelle s’attache Cunningham, peut-être l’adaptation de Neuromancer de William Gibson, ne saurait être une £uvre tiède. Malgré un défaut non négligeable û l’absence de sous-titres û ces trois DVD accompagnés de livrets richement illustrés documentent brillamment l’esthétique de ces dix dernières années. Et annoncent déjà l’image du futur. Dans le clip ou ailleurs.

Philippe Cornet

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