Le cynisme peut atteindre chez certains dirigeants politiques des altitudes vertigineuses. En s’engageant, au soir de sa victoire lors des secondes élections législatives de l’année, à préserver la Turquie de » toute sorte de polarisation, de confrontation et de tension « , le Premier ministre Ahmet Davutoglu a promis l’exact contraire de ce que son gouvernement a pratiqué lors de la campagne électorale. Le 7 juin, le Parti démocratique des peuples, en réussissant à fédérer des forces de gauche au-delà de son assise prokurde, avait fait une entrée surprise au Parlement d’Ankara et privé le Parti de la justice et du développement (AKP, islamiste) du président Recep Tayyip Erdogan de la majorité absolue qu’il trustait depuis treize ans. Cet été, après l’attaque meurtrière de Suruç contre un rassemblement de militants de gauche et l’assassinat de deux policiers soupçonnés de collusion avec Daech, le groupe présumé auteur de l’attentat, le chef de l’Etat turc entreprit de raviver la guerre contre les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans leur bastion du sud-est du pays. Une stratégie de la tension qui allait s’avérer machiavélique. Le 1er novembre, une partie de l’électorat d’extrême droite et de gauche, par réflexe nationaliste, se persuadait de tourner le dos à l’instabilité en redonnant une majorité absolue au sultan Erdogan.
Cet épisode de la vie politique turque est exemplatif du sort qu’ont connu les Kurdes au cours de leur histoire : reconnus mais toujours perdants. Récipiendaires d’un » territoire autonome des Kurdes » sur les ruines de l’Empire ottoman lors du Traité de Sèvres en 1920, ils en sont privés par la conférence de Lausanne trois ans plus tard. Encouragés par les vainqueurs de la guerre du Golfe de 1991 à se révolter contre Saddam Hussein, ils sont livrés à la répression de l’armée de Bagdad avant, tout de même, de bénéficier d’une protection aérienne occidentale. Fers de lance de l’opposition à l’Etat islamique en Syrie, ils sont bombardés par l’aviation turque pour leurs liens avec le PKK hors la loi. Qu’ils résident en Turquie, Irak, Iran ou Syrie, leurs foyers historiques, les Kurdes ont presque toujours été manipulés, trompés, trahis par leurs autorités de tutelle, leurs voisins, ou par les puissances occidentales. Aujourd’hui, il n’y a guère qu’en Irak qu’ils prospèrent grâce à une autonomie chèrement conquise. Leur territoire d’Erbil à Souleymanieh est un pôle incomparable de stabilité dans un Irak déchiré par les rivalités confessionnelles, même s’ils n’ont pas toujours été eux-mêmes aussi respectueux des minorités qu’ils ne l’affichent depuis les conquêtes liberticides de Daech.
Tels sont les Kurdes, tentant de conjuguer islam et démocratie, traditions et modernité, nationalisme et ouverture. Las, selon que vous serez puissant ou misérable… Recep Tayyip Erdogan détient une des clés de la régulation du flot des réfugiés vers l’Europe, est un prétendu allié dans la lutte contre l’Etat islamique et un partenaire stratégique au sein de l’Otan. Les Kurdes pourront faire longtemps la démonstration de leur disposition à adhérer aux valeurs occidentales ; ils n’accéderont jamais au rang de partenaire privilégié. Il ne faudra pas s’étonner alors qu’injustement privés de l’équité de la démocratie, ils lui préfèrent, ici ou là, la solution des armes.
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de Gérald Papy
» Il ne faudra pas s’étonner qu’injustement privés de l’équité de la démocratie, les Kurdes lui préfèrent la solution des armes »