Les juifs belges, combien de divisions ?

Heureux comme un juif en France… ou en Belgique : après la Seconde Guerre mondiale, cette affirmation a tenu la route. Mais elle reste insuffisante pour décrire les communautés juives du pays, agitées par de solides interrogations et divergences.

Sa prière du matin commence tôt. Mais Josef, 15 ans, ne doit pas se lever à l’aurore pour se rendre à l’office, qui débutera dès que dix hommes au moins se seront réunis : il lui suffira de rejoindre l’une des sept synagogues… de sa rue, à Anvers. Au c£ur de la cité portuaire, la majorité des quelque 15 000 juifs sont religieux, orthodoxes ou ultra-orthodoxes.  » Ils sont reconnaissables à leurs habits. Les hommes ont toujours la tête couverte, comme les femmes mariées. Ils se concentrent généralement dans un carré proche de la gare Centrale, où se situent les sept écoles juives, accueillant environ 4 000 jeunes, les synagogues, les magasins, les restaurants « , détaille Pinhas Kornfeld, vice-président du Forum, porte-parole des institutions anversoises.  » A propos d’Anvers, l’écrivain Naïm Kattam disait qu’il s’agit peut-être de l’un des derniers endroits au monde où l’on peut voir à quoi ressemblait la vie juive dans les pays de l’Est aux xviiie et xixe siècles « , rappelle le Pr Julien Klener, président du Consistoire israélite, organe de représentation du judaïsme de Belgique, qui fêtera, cette année, ses 200 ans.

Avec ses 20 000 juifs (chiffre approximatif), Bruxelles se situe bien loin de cet univers-là. Majoritairement laïque, elle abrite un  » judaïsme ouvert et très intégré au tissu social « , décrit le Pr Michel Laub, tout comme peuvent l’être, par exemple, les très petites communautés de Charleroi et de Liège (quelque 5 000 juifs se partagent entre ces deux villes et celles d’Ostende, de Gand et d’Arlon). C’est ainsi que, dans la capitale, Julien, le cousin de l’Anversois Josef, ne fréquente que bien rarement la synagogue. En revanche, tous les samedis après-midi, il enfile une chemise d’uniforme avant de se rendre au local de son mouvement de jeunesse. Le sien est de gauche et prosioniste. Mais il en existe d’autres, qui vont du courant religieux au complètement laïque et attirent environ 600 jeunes.

 » On pourrait comparer la communauté juive de Belgique à une mosaïque mal cimentée, éclatée, mais d’une grande variété « , soutient le Pr Thomas Gergely, directeur de l’Institut d’étude du judaïsme, à l’ULB. Visiblement, dans un pays qui cultive son surréalisme, les juifs ont pu et su développer les mille et une manières de gérer leur identité. Cela ne se réalise pas toujours sans tensions intracommunautaires, qui incluent parfois de farouches inimitiés ou un souverain mépris entre les divers courants. Le discours  » officiel « , qui évoque généralement  » l’existence de différents climats et la grande richesse de la diversité communautaire « , élude donc, sous une façade élégante, l’émergence de fréquents débats homériques et peu fraternels. Ils concernent, par exemple, la politique d’Israël ou tournent autour de la restitution des biens juifs en déshérence. De plus, entre Anvers et Bruxelles, on voit souvent les choses très différemment et on réagit en vertu d’un sacro-saint  » chacun pour soi  » : un vrai condensé de Belgique !

Tous dans le même camion, mais pas à la même table

Malgré tout, ces disparités ne contrarient pas la persistance de nombreux points communs. Ceux-ci vont de l’attachement, plus ou moins fort, à une tradition d’origine religieuse ou à la crainte d’un retour de l’anti- sémitisme et de l’extrême droite.  » On monterait tous dans le même camion, mais on ne s’assiérait pas tous à la même table « , s’amuse un notable clairvoyant. De même, on partage majoritairement un soutien plus ou moins prononcé – mais généralement assez solide – à l’Etat hébreu.  » Après la Shoah, Israël nous a redonné une fierté, constate le Pr Julien Klener. De plus, aux yeux de beaucoup, il demeure la possibilité d’un refuge au cas où…  » Le vent du boulet, passé il y a un peu plus de soixante ans, souffle encore dans les têtes, y compris celles des enfants et des petits-enfants qui n’ont pas connu la guerre et ses 25 000 déportés. Cela dit, ce soutien à  » un Etat normal mais dont l’existence, elle, n’est pas banale « , rappelle le Pr Gergely, n’empêche pas de nombreuses voix juives de critiquer la politique du gouvernement israélien.

Quoique parfois inquiets, surtout depuis la seconde Intifada, les heureux juifs de Belgique persistent à ne rallier qu’en nombre restreint la Terre promise. La Fédération sioniste de Belgique confirme que moins de 200 personnes réalisent, tous les ans, leur aliya ( » montée « , en hébreu) en Israël, un chiffre stable depuis des années. Il s’agit majoritairement de familles anversoises et de personnes âgées, à côté d’une cinquantaine de jeunes qui y entament leurs études.  » A Anvers, où la crise du diamant a lourdement frappé la classe moyenne juive, certains jeunes tentent leur chance aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne. Ou ils suivent leur conjoint, après un  » mariage mixte  » : un juif vivant dans un autre pays « , précise malicieusement Pinhas Kornfeld.

 » La communauté juive a les défauts de ses qualités et vice versa : sa diversité est également la source d’un incroyable dynamisme « , remarque le Pr Gergely. Qu’ils soient de gauche, de droite, religieux ou pas, sépharades ou ashkénazes (majoritaires chez nous), traditionalistes ou laïques, proches des positions du gouvernement d’Israël ou militants engagés en faveur de la Palestine, amateurs de culture ou sportifs invétérés, chaque membre de la communauté peut trouver au choix, et en permanence, des cours, des magazines, des programmes à la radio juive, des conférences, des expositions, des chorales, des orchestres, des tables de conversation en yid-dish, une école qui représente leurs idées (à Bruxelles, un peu plus de 1 000 jeunes sont scolarisés dans l’un des trois établissements juifs), voire, dans la capitale, une synagogue libérale, sous la direction d’une femme rabbin. Outre cette dernière, non reconnue par le Consistoire, l’Etat fédéral rémunère 4 grands rabbins, 11 rabbins et 17 ministres officiants.

 » En Belgique comme ailleurs, les juifs de la Diaspora sont confrontés à un dilemme : Disparaître ou se réapproprier leur identité juive « , constate Daniel Berman, directeur du Service social juif, à Bruxelles. Ces dernières années, alors que resurgissent les traumatismes de la Shoah chez les personnes âgées, y compris celles qui ont été des enfants cachés, une soif de connaissance de ses racines semble ainsi renaître, mais sans impliquer forcément un retour à une pratique religieuse assidue. Par ailleurs, les juifs ont été secoués par la remise en cause de la légitimité d’Israël, par l’émergence d’un discours perçu comme antijuif – et non comme  » seulement  » anti-israélien -, par les potentialités de violences redoutées dans certains communes ou encore par le sentiment de ne plus représenter grand-chose sur un plan électoral et d’être, dès lors,  » fragilisés « . Ces évolutions ont sorti certains d’entre eux de leur  » boboïsation  » et les ont poussés sur le chemin d’une réclamation identitaire.

 » Ils tentent de se rassurer en retrouvant la bienveillance, la chaleur, les valeurs affectives de leurs traditions. En fait, ils veulent savoir d’où ils viennent, tout en gardant le grand esprit d’ouverture propre aux membres de cette communauté « , remarque Daniel Berman. Entre autres activités, le centre qu’il dirige abrite une école de devoirs pour les enfants du quartier (Saint-Gilles), accueille les migrants et soutient, de manière très active, les rescapés du génocide tutsi.  » Finalement, quand on voit d’où nous venons, sourit le Pr Gergely, je suis vraiment fier de cette communauté qui ne dort jamais… « 

Pascale Gruber

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