» Les jeunes djihadistes sont des suicidaires « 

Dans l’ancien couvent qui abrite l’Institut universitaire européen, le  » professore  » contemple les oliviers et, au loin, la ville de Florence (Italie). Mais son coeur reste attaché à l’Orient mythique de sa jeunesse, notamment à l’Afghanistan, où cet ancien gauchiste s’était lié d’amitié avec le commandant Massoud. De ses décennies de périples dans des pays à majorité musulmane, qu’il conte avec saveur dans En quête de l’Orient perdu, un livre d’entretiens avec Jean-Louis Schlegel, l’universitaire tire des analyses originales sur l’islam politique, dont il est devenu un spécialiste reconnu. Dans un précédent ouvrage, paru en 1992, il prédit l’échec de ce même islam politique, une hypothèse à l’époque mal comprise. Aujourd’hui, le chercheur porte un regard acéré sur la lutte contre le mouvement Etat islamique et donne des clés pour appréhender ces milliers de jeunes Occidentaux fascinés par le djihadisme.

Le Vif/L’Express : Dans votre dernier livre, vous racontez votre vie de voyages et d’études en Orient. Quand vous observez les crises qui traversent les pays musulmans, ces derniers ne vous laissent-ils pas une impression un peu désespérante ?

Olivier Roy : L’Afghanistan est le pays qui me rend le plus triste – en 1969, j’ai préféré y traîner mes guêtres plutôt que de passer l’oral de l’Ecole normale supérieure, à Paris, où j’étais admissible ! Mais ce pays possède une résilience telle qu’il s’en sortira un jour. Le sort de la Syrie, lui, est tragique. Pour autant, je crois qu’il faut se détacher de l’image d’un Moyen-Orient qui serait retombé dans des guerres fanatiques de type médiéval. Le Moyen-Orient qu’on a connu dans la seconde moitié du XXe siècle est issu de la reconfiguration imaginée par les puissances coloniales européennes après la chute de l’Empire ottoman, en 1920. Cela a duré quatre-vingts ans. Ces équilibres sont aujourd’hui remis en question sur tous les plans : frontières, zones d’influence, leadership… Jusqu’à présent, un trio de grands acteurs (Egypte, Syrie, Irak) se disputait la promotion du panarabisme. De ces trois pays, deux sont détruits comme entités politiques : les Etats syrien et irakien n’existent plus. Et l’Egypte s’est repliée sur elle-même – je doute qu’elle redevienne un leader avant longtemps. Du coup, les deux prétendants actuels pour le leadership sont l’Arabie saoudite, un pays artificiel issu d’une monarchie tribale et d’un clergé fondamentaliste, et l’Iran, qui n’est pas un Etat arabe.

Comment expliquez-vous la surenchère permanente entre les groupes islamistes ?

Elle est la conséquence des échecs précédents. Les mouvements islamistes, comme les Frères musulmans, par exemple, n’ont réussi nulle part à mettre en place un Etat islamique. Après les révolutions arabes de 2011, on assiste, au contraire, en Tunisie comme en Egypte, à un regain du nationalisme. Si bien qu’aujourd’hui, toute une frange néofondamentaliste soutient que c’est un leurre, et qu’il faut islamiser directement la société. Cette branche, les salafistes, se divise en deux : les pacifiques prônent la prédication ; les djihadistes pensent que le combat est le seul moyen d’y parvenir. Ils sont comme ces léninistes qui reprochaient à la social-démocratie de ne pas réussir à renverser le capitalisme, et qui disaient :  » Il faut passer à la révolution.  » Ces djihadistes refusent le cadre de l’Etat-nation parce qu’ils pensent que c’est un piège pour l’islamisme et qu’ils ne parviendront au règne de l’islam que par le djihad global. Or la révolution globale, c’est Trotski, avec son fameux mot d’ordre :  » La révolution sera mondiale ou ne sera pas.  » Ces trotskistes de l’islam se sont mobilisés en Afghanistan, en Bosnie ou en Tchétchénie, où ils se sont rendu compte qu’ils n’étaient que des faire-valoir de groupes locaux. Une fois leur combat perdu, ils se sont retrouvés sur le marché mondial.

Que reste-t-il d’Al-Qaeda ?

La mort de Ben Laden signe l’échec de cette déterritorialisation. Il ne suffit pas d’être nomade et de se cacher, on finit par vous trouver. Barack Obama l’a très bien compris : la guerre des drones, critiquée parce qu’elle pose de graves problèmes en matière de droits de l’homme, est parfaitement adaptée à la structure d’Al-Qaeda, qui est à bout de souffle. Ayman al-Zawahiri n’a pas le même charisme que Ben Laden. Son problème, c’est de se renouveler après les attentats de New York, de Madrid et de Londres. Depuis lors, Al-Qaeda n’a rien gagné sur le plan stratégique. Il a sombré dans la délinquance lorsque deux fanatiques ont égorgé un soldat britannique dans une rue londonienne en 2013. Un peu partout, ses antennes locales sont en décalage avec la stratégie du centre qui aspire toujours au djihad global. Elles cherchent à s’enraciner, comme Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), au Mali, qui a rallié des dissidents locaux non islamistes, les Touaregs, dans sa tentative de prise du pouvoir dans le nord du pays. De même, en Irak, Abou Bakr al-Baghdadi a rompu, dans un premier temps, avec Al-Qaeda afin de créer un  » califat  » solide entre l’Irak et la Syrie, car il pense que la situation est mûre pour territorialiser le djihad.

De qui Daech est-il l’enfant ?

C’est le fils illégitime de Saddam Hussein et de Ben Laden, c’est-à-dire des Arabes sunnites d’Irak et du concept de reconstitution de l’oumma (la communauté universelle des musulmans) cher à Ben Laden. Daech ne cherche pas à créer un Etat avec des frontières et un appareil d’Etat comme on l’entend en Occident, mais à créer un gouvernement islamique sur un territoire qui n’est pas destiné à être limité. Pour lui, l’Irak et la Syrie ne sont qu’un point de départ. Dans sa vision, l’Etat islamique ne peut exister que s’il reconquiert l’ensemble du monde musulman ou, du moins, l’espace des premières conquêtes du temps du Prophète, qui irait du Maroc à l’Iran. Donc, Daech ne peut être qu’un mouvement combattant djihadiste. Cela constitue sa force, mais c’est ce qui va causer sa perte.

Pourquoi ?

Parce que l’Etat islamique se bat contre tout le monde, et d’abord contre les acteurs locaux. C’est la grande différence avec Ben Laden. Pour préparer ses attentats, ce dernier avait besoin de sanctuaires et d’alliés : des talibans afghans puis pakistanais, tels ou tels petits groupes au Yémen et en Somalie. Mais jamais Ben Laden n’a cherché à territorialiser Al-Qaeda, à contrôler une population locale, à renverser la monarchie saoudienne. Sa force était d’avoir obtenu la neutralité des puissances locales en disant :  » Notre djihad, c’est New York.  » Parce que Daech prend le pouvoir sur un territoire et sur une population, forcément, il entre en guerre contre les musulmans locaux – et les chrétiens d’Orient. C’est ce que les Occidentaux n’ont pas compris. Ils ont vu dans Daech un danger encore plus grand qu’Al-Qaeda parce que ce mouvement risquait de créer un énorme sanctuaire. Alors qu’en se territorialisant il s’est transformé en acteur régional.

Ces batailles ne sont-elles pas une étape dans un projet plus global qui vise à détruire l’Occident ?

On peut le penser si l’on croit qu’il va gagner. Mais que signifie gagner, pour Daech ? Reprendre Bagdad et écraser les chiites, donc partir en guerre contre l’Iran, car, bien entendu, Téhéran ne laissera jamais tomber Bagdad. Cela veut dire aussi renverser Bachar al-Assad et le roi de Jordanie, s’attaquer aux Kurdes, aux Turcs, à Israël, à l’Egypte ! Bonne chance…

Pourquoi, selon vous, les Occidentaux se trompent-ils d’analyse ?

Parce que leur approche est idéologique et fondée sur le choc des civilisations. L’Occident se sent menacé par l’islam, sans voir que les radicaux qui se réclament de l’islam global sont ultraminoritaires dans le monde musulman. C’est un problème régional, qu’il faut traiter comme tel. Or, nous avons décrété que l’ennemi de Daech était l’Occident. C’est le nouvel épouvantail. Pourtant, il n’a commencé à décapiter des Occidentaux qu’après les frappes américaines. Ce n’est pas en le combattant qu’on va empêcher de jeunes rebelles en quête d’une cause de le rejoindre. Au contraire, on renforce la fascination qu’il exerce.

Aucun conflit n’a attiré tant de jeunes étrangers. Pourquoi ?

Nous faisons face à un nihilisme générationnel, à une jeunesse fascinée par la mort. Ce phénomène se traduit par des conduites à risque, des overdoses, une attirance pour le satanisme… On constate, chez certains, un terrain pathologique de morbidité. Avec Daech, ces enfants perdus de la mondialisation, frustrés ou marginaux, se retrouvent investis d’un sentiment de toute-puissance du fait de leur propre violence, de surcroît à leurs yeux légitime. Daech leur offre un vrai terrain, où ils peuvent se réaliser. C’est son coup de génie. Il peut absorber beaucoup plus de volontaires qu’Al-Qaeda, lequel recrute dans la clandestinité. Désormais, ces djihadistes peuvent se battre au grand jour pour défendre un territoire au sein de bataillons islamistes. Ils se vivent comme des héros dans des vidéos préparées, dans lesquelles ils expliquent pourquoi ils sont heureux de mourir en martyrs. Ces mises en scène rappellent celles des auteurs de massacres de masse, comme la tuerie de Columbine (Colorado), en 1999, où les lycéens s’étaient filmés avant de tuer leurs camarades, ou encore celle du Norvégien Anders Behring Breivik, en 2011.

On a du mal à comprendre pourquoi des Européens non arabes se convertissent à l’islam pour s’autodétruire dans un attentat-suicide…

Le converti vous dit toujours la même chose : il était malheureux et l’islam a donné un sens à sa vie. En même temps, celle-ci se termine par la mort. Comme si, au fond, son rêve n’avait aucune incarnation terrestre. Il est le premier à ne pas croire à l’Etat islamique. Il s’en fiche. Il se bat pour la réalisation de soi. L’islamiste croit en l’avenir : le militant d’Ennahdha, en Tunisie, pense que si le parti prend le pouvoir, c’est pour établir une société plus juste. Le djihadiste, lui, ne parle jamais de la société d’après le djihad. Ces jeunes ne sont pas des utopistes, ce sont des suicidaires.

En revanche, ils sont manipulés par des gens qui ont un projet à l’opposé du nihilisme…

Oui, Baghdadi, c’est Pol Pot ! Comme pour le dirigeant politique et militaire des Khmers rouges, au Cambodge, dans les années 1970, son messianisme est révolutionnaire et apocalyptique. Pour établir le nouveau monde, il faut que l’ancien meure. C’est donc bien une structure du XXe siècle, et non un retour au Moyen Age. Voilà pourquoi il faut délégitimer Daech et Al-Qaeda en expliquant qu’ils ne sont pas la quintessence de l’islam. Eux, bien sûr, se réclament des premières années du Prophète et mettent en avant un imaginaire islamique. Au lieu de se poser la question  » Est-ce vrai ou faux ? « , il faut leur refuser cette légitimité religieuse. Donc, les traiter comme ce qu’ils sont, selon moi : soit un acteur régional, soit des paumés.

L’intervention de la coalition menée par les Etats-Unis peut-elle avoir pour effet de souder les deux rivaux, Daech et Al-Qaeda, dans une nouvelle alliance djihadiste contre l’Occident ?

Zawahiri n’est pas propriétaire de ses troupes. Beaucoup de ses hommes sont tentés de le quitter. Pour une raison simple : le véritable ennemi de l’Occident, aujourd’hui, c’est Daech. La direction d’Al-Qaeda est confrontée à un dilemme. Soit elle suit le mouvement, mais c’est un suicide : Zawahiri ne sera pas ministre de l’Intérieur du nouveau  » califat  » ! Soit elle pratique la surenchère pour prouver que son organisation reste la plus forte. Il faut probablement s’attendre à une nouvelle campagne d’attentats en Occident.

Propos recueillis par Romain Rosso – Photo : Francesco Lastrucci pour Le Vif/L’Express

 » Daech ne peut être qu’un mouvement combattant djihadiste. Cela constitue sa force, mais c’est ce qui va causer sa perte  »

 » Aux enfants perdus de la mondialisation, frustrés ou marginaux, Daech offre un terrain où ils peuvent se réaliser. C’est son coup de génie  »

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