Elio Di Rupo, champion du selfie. Le roi Philippe se prêtant au jeu de l’autophoto avec les Diables Rouges. Moi, moi, moi ! Des politiques aux people, l’égocentrisme ne connaît plus de limites. C’est grave, docteur ? Du ludique au pathologique, enquête sur les effets – et les excès – d’un nombrilisme décomplexé.
Inutile de jeter la pierre à nos dirigeants : ils vivent avec leur temps. Celui du » moi je » et du narcissisme à gogo. Plus qu’une tendance, une » épidémie » aux effets parfois ravageurs sur les individus, constate le psychiatre Laurent Schmitt, auteur d’un livre passionnant, Le Bal des ego (Odile Jacob) – nous y revenons dans les pages suivantes. Dès les années 1970, le sociologue américain Christopher Lasch dénonçait dans un essai magistral, La Culture du narcissisme (Climats), l' » invasion de la société par le moi « . Le constat a, depuis, été amplement confirmé, et pas seulement aux Etats-Unis. Du butor s’engouffrant dans le wagon du métro sans laisser descendre les passagers, à » M. ou Mme Je-Sais-Tout » plastronnant dans les médias, les petits et grands narcisses prolifèrent. Sacrifiant d’un même élan à la culture moderne de l’image, dont les fameux selfies offrent le plus spectaculaire échantillon.
Barack Obama, le pape, les ados, les touristes, les amoureux, vous et moi… Tout le monde succombe à l’hystérie du moment véhiculée par les smartphones, dont certains comportent même un grand-angle ad hoc. Certains accros enquillent jusqu’à 200 clichés par jour, tel ce Britannique de 19 ans, soigné pour addiction. Chez les adolescents en quête d’identité, la frénésie n’a pas que des défauts. Témoin Hugo Cornellier, un jeune Québécois, contacté par Le Vif/L’Express. Le jeune homme s’est photographié chaque jour entre l’âge de 12 et de 19 ans, puis a rassemblé ses autoportraits dans une vidéo postée sur YouTube, visionnée par 5 millions d’internautes. Pourquoi tant d’efforts ? » Je voulais voir les changements physiques de mon corps. »
Restons calmes : le moi a cessé d’être haïssable bien avant l’invention du selfie. L’affirmation du je est même une très vieille histoire en Occident. Disons, pour rester bref, qu’elle puise sa source dans la Renaissance, se déploie avec les romantiques et s’exacerbe depuis les années 1970 dans la revendication d' » être soi « , alors même que s’épuisaient les grands combats collectifs portés par les idéologies. Dans une société au présent funèbre et au futur à peine plus prometteur, il n’est pas non plus surprenant de se replier sur sa personne pour souffler un peu. De nos jours, le développement est » personnel « , comme le martèlent les innombrables livres publiés chaque année dans ce domaine, et dont le succès ne tarit pas. La télé qui se pique de » réalité » fait toujours autant fantasmer, des petites soeurs de Nabilla à l’agriculteur esseulé du plateau de Herve.
» Le narcissique de notre temps est tout sauf fermé sur lui-même et sur son désir, analyse le philosophe Yves Michaud dans son dernier ouvrage, Narcisse et ses avatars (Grasset). Il veut au contraire qu’on l’admire et qu’on l’aime, et ne peut se passer du désir d’autrui. » Ô merveille : c’est exactement le miroir que lui tendent les réseaux sociaux depuis les années 2000. En plaçant l’individu au coeur du système, le Web social, Facebook en tête, a largement contribué à faire passer l’égocentrisme contemporain du stade de l’affection bénigne à la maladie contagieuse, notamment chez les ados. » Regarde dans quel coin paradisiaque je passe mes vacances, dans quelle fiesta démente j’étais samedi soir… »
Le réseau va jusqu’à parler de vous… sans vous, grâce, entre autres gadgets numériques, à la géolocalisation, qui indique aux membres de votre réseau quels endroits vous avez fréquentés dans la journée.
Jamais, dans l’histoire de l’humanité, l’individu n’avait trouvé le moyen de faire sa pub à si peu de frais… Ainsi a- t-on vu surgir sur le Web une armée de narcisses décomplexés et pas forcément antipathiques, faisant de l’autopromotion – du » personal branding » dans le jargon – le ressort principal de leur activité. Grégory Pouy, ex-marketeur, a lancé son cabinet de conseil numérique dans le sillage de son blog consacré à la stratégie des médias sociaux. Dans l’un de ses posts, il s’épanche : » Je suis de moins en moins régulier sur ce blog et je me pose des questions sur ma volonté réelle de continuer mais je crois que oui finalement […]. C’est vrai aussi qu’en ce moment je prends plus de temps pour moi, pour lire […], cela est un peu antinomique avec le fait d’écrire sur le marketing mais l’essentiel, je crois, est que je me nourrisse… » Le jeune homme a été épinglé par le site parodique Personal Branling – on saisit le jeu de mots – qui tacle ceux qui se la racontent sur le Web. Vexé ? » Pas du tout, puisque mon métier consiste à faire ma promo personnelle, répond-il. Ce n’est pas de l’égocentrisme, c’est une stratégie. » Il n’y a pas que les politiques…
Dans notre monde ultramondialisé, où tout – les êtres, les choses, les idées – subit la dure loi de la concurrence, il est tentant de voir dans la singularité et la subjectivité à outrance la meilleure voie de salut. Là réside sans doute le principal moteur du narcissisme actuel. Au temps d’avant la globalisation et la mobilité sociale, l’individu se lovait dans le métier et les relations amoureuses dictés par son milieu. Désormais, il a le choix, certes, mais, confronté en permanence à la réussite des autres – avec lesquels il se trouve de facto placé en compétition -, il doit aussi apprendre à se hausser du col, dans sa vie sentimentale comme au boulot, en une sorte de lutte darwinienne pour la survie.
Pour tenir, il lui reste les » doudous » de l’ego : la bouteille de Coca avec son prénom, le rouge à lèvres personnalisé… » Cette dernière décennie, le marketing de l’ego s’est substitué au marketing de la tribu, à l’oeuvre dans les années 1980 et 1990, qui reposait sur le partage de valeurs collectives, du genre campagne Benetton « , observe Laurent Rignault, fondateur de l’agence de conseil Expert Is Me. Derniers-nés sur le créneau, les objets connectés renvoient le narcisse à lui-même dans un mouvement circulaire frôlant l’obsessionnel : telles chaussures comptabilisent le nombre de pas effectués, tel bracelet évalue la qualité du sommeil, etc. On mesure ses performances, comme on mesure sa popularité à coups de » like » et d' » amis » sur Facebook. Cette » Bourse globale du moi « , pour reprendre l’expression du psychanalyste et essayiste Carlo Strenger (1), répond à une » peur de l’insignifiance » que l’on croit apaiser par toujours plus de réussite. » Mais c’est un leurre, ajoute Carlo Strenger, puisque la compétition permanente rend le succès précaire et qu’il faut se maintenir constamment sur la brèche ! » Ces hypernarcissiques sont ainsi plus fragiles qu’on ne le croit, » masquant une vraie faille de fond sur le plan du respect de l’autre et de l’éthique, renchérit la psychanalyste Marie-Laure Colonna (2), faille dans laquelle les sentiments sont remplacés par les passions et/ou la surconsommation « .
Si encore l’éducation constituait un garde-fou… Mais, à entendre les psys et les enseignants dépeindre ces enfants rois intolérants à la frustration parce que bien trop chouchoutés par leurs parents, après des décennies d’autoritarisme, il est permis d’en douter. On se consolera en songeant que gros ego peut rimer avec talent. Une société sans hypernarcissiques serait sans doute triste à mourir. Le tout est de veiller à ce qu’ils restent en quantité limitée.
C. C. et Y. B.
(1) La Peur de l’insignifiance nous rend fous (Belfond). (2) Les Facettes de l’âme (Dauphin).
Par Claire Chartier, avec Youness Bousenna
Jamais, dans l’histoire de l’humanité, l’individu n’avait trouvé le moyen de faire sa pub à si peu de frais…