Les graines d’étoiles d’Anselm Kiefer

En présentant de manière chronologique les 40 ans de création de l’artiste allemand, la Royal Academy de Londres révèle le parcours d’un homme et une oeuvre monumentale en perpétuel mouvement. Fascinant.

Mars 1945, la nuit, la guerre. Dans le village de Donaueschingen, situé aux sources du Danube, une bombe anéantit la maison voisine de celle où naît Anselm Kiefer. Trois ans plus tard, le petit garçon joue sur ces ruines et use des briques désolidarisées pour construire ses premières demeures… Destruction, construction, tel sera le paradoxe inhérent à toute l’oeuvre à venir. Dans la cour centrale de la Royal Academy, une sculpture monumentale frappe directement le visiteur au plus profond de ses tripes. L’émotion l’accompagnera tout au long de cette vaste rétrospective tant ici domine un questionnement surgissant à la manière d’un labyrinthe visuel et mental dont l’artiste, reconnu internationalement depuis les années 1980, est à la fois l’architecte et l’habitant, le visiteur et le poète.

Savoir pour comprendre

Tout pourrait être parti de cette question : comment être Allemand après la Seconde Guerre mondiale ? Comment, en grandissant, ressent-il cette gêne partagée, cette obstruction à la mémoire dont son éducation s’est nourrie ? Comment, enfin, son adolescence rejoint-elle l’esprit contestataire de la fin des années 1960 dans un pays à la fois boosté économiquement et amputé de sa moitié ? Le jeune étudiant est un solitaire. Il vit dans la forêt et n’en sort que pour montrer ses premiers travaux aux professeurs des Beaux-Arts de Düsseldorf au nombre desquels, le plasticien chaman Joseph Beuys.

En réalité, dès ses premiers opus, Kiefer cherche à exprimer ce malaise. Pour ce faire, il se plonge dans la lecture des textes d’Histoire sur le régime hitlérien, les faits et ce qui les a nourris. Il découvre alors que l’idéologie conquérante et l’orgueil de cette partie du monde remonte au 1er siècle quand un jeune et rusé chef de guerre du nom d’Arminius libéra la Germanie de l’occupation romaine. Un héros souvent cité en exemple que ce soit par Luther ou les nazis qui vénérèrent ainsi son portrait sculpté de plus de 50 mètres élevé en son honneur en 1875. Et puis, il y a aussi tous ces artistes, ces poètes et ces philosophes infiltrés par le nazisme : Wagner, Goethe, Novalis, Friedrich, Nietzsche :  » Je voulais juste savoir, confie-t-il à l’historien de l’art Daniel Arasse, lors d’une interview radiophonique, qui je suis, d’où je viens, le nazisme étant mon antériorité la plus proche. Mais je crois qu’on n’arrive jamais à bien comprendre l’essentiel si on ne s’investit pas physiquement.  »

Dès lors, lorsqu’il se peint, debout, portant la gabardine des soldats du Reich et faisant le salut hitlérien, une des premières toiles que rencontre le visiteur dans l’exposition, il ne cherche pas à provoquer mais le scandale est immédiat. Pourtant, c’est bien un jeune homme des années 1960, cheveux longs et geste peu affirmé qui se présente avec, pour décor, un paysage infini tel que les romantiques en ont peint à la fin du XIXe siècle.

Elargir son champ d’investigation

Jusqu’en 1985, Kiefer poursuit ses recherches sur ce passé national, notant au passage combien, dans les années 1920, la profondeur de la culture allemande se nourrit aussi de l’intellectualité de la culture juive. Du coup, il élargit son champ d’investigation et dans la scierie abandonnée qui abrite son atelier, il s’aventure dans l’univers religieux du judaïsme, la kabbale et la mystique d’Isaac Louria. De là, il rejoint l’Ancien puis le Nouveau Testament, les textes égyptiens, grecs, mésopotamiens. A travers les mythes, il découvre ainsi des constantes universelles dont l’art est aussi porteur comme si, quelle que soit l’époque ou le lieu, l’être humain se posait les mêmes questions et y répondait par d’identiques images. Son intérêt élargi encore aux domaines de l’alchimie et des sciences de l’astronomie et de la physique aurait pu le conduire à la confusion. Pire, à l’illustration.

Il n’en n’est rien. Car si Kiefer s’immerge peu à peu dans un terreau fait des savoirs les plus divers, il est d’abord créateur, conquérant et attentif aux hasards comme à l’intuition. Comme le poète (il lit de plus en plus de poésie), il exhume de ces mondes des éléments par lui recomposés en une totalité (l’oeuvre) à la fois paradoxale et mystérieuse. Il en va de même pour le choix de ses matériaux. Ainsi, son usage, dès 1975 (bien avant ses lectures sur l’alchimie), du plomb, par exemple, dont il fera des avions, des navires ou des couvertures de livres :  » Je ne sais pas pour quelles raisons inexplicables, disait-il lors d’une conférence au Collège de France, cette substance recèle une étincelle de lumière, une étincelle qui semble appartenir à un autre monde, un monde qui nous est inaccessible.  » De même se sert-il d’autres matériaux qu’il engrange en tas dans ses ateliers : de la paille, des briques anciennes, des cheveux, de la cendre, du sable ou encore des fleurs et des graines de tournesol qui se retrouvent fixés sur d’immenses tableaux dans lesquels l’océan, le ciel, la montagne ou l’étendue des terres appartiennent désormais à l’humanité entière et plus seulement à la Germanie. Parfois, il s’y représente, couché dans la position yoga dite du cadavre…

Créer un univers symbolique

Il est alors temps pour Kiefer de quitter définitivement l’Allemagne. Son humanisme déborde désormais le cadre du nationalisme. Alors, au début des années 1990, il multiplie les voyages, suit la route de la soie, visite le Japon, l’Inde, l’Ecosse, l’Australie, gagne les terres de Gilgamesch, le héros mésopotamien et, en 1996, découvre un coin de France, Barjac, où il dépose ses valises. Peu à peu, l’ancienne filature devient un véritable  » lieu « . Dans les sous-sols, l’artiste accumule ses réserves de matériaux. Aux côtés des différents ateliers, il imagine un véritable univers symbolique, creuse différents tunnels cylindriques comme autant de chemins vers des espaces cubes de lumières vives où se retrouver seul alors que sur la terre environnante, il n’est pas rare qu’il enfouisse un de ses tableaux afin que la nature, aussi, participe à sa création…

Onze ans plus tard, Kiefer abandonne Barjac pour rejoindre Paris où son oeuvre gagne encore en monumentalité. Face à elle, on songe, comme le rappelle l’artiste en citant un écrit de Robert Fludd (un savant hermétiste anglais du XVIIe siècle),  » qu’à chaque plante sur la terre correspond une étoile dans le cosmos « .

Anselm Kiefer, Royal Academy of Art, à Londres. Jusqu’au 14 décembre. www.royalacademy.org.uk

Par Guy Gilsoul

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