Les frères Beyaz passent à table

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Nouveaux propriétaires des Brasseries Georges, à Uccle, les frères Beyaz avaient déjà repris La Chaloupe d’Or et d’autres enseignes bruxelloises emblématiques. Qui sont ces fils d’un mineur turc du Borinage ? Pour la première fois, ils acceptent de sortir de l’ombre.

La discrétion est leur credo. Voire leur obsession. Depuis qu’ils se sont lancé dans le secteur de la restauration, et plus encore après le rachat, par leur holding, de quelques-unes des tables les plus emblématiques de Bruxelles, les frères Beyaz ont refusé toutes les sollicitations des médias et du monde politique. Pas d’interview. Pas d’apparition dans les soirées people. Pas de participation à des colloques sur l’avenir du secteur Horeca ou l’intégration des Belges d’origine étrangère.

 » Plusieurs partis nous ont approchés en vue de nous faire figurer sur leur liste électorale, confient les frères. Ils voient en nous des modèles de réussite sociale pour des personnes issues de l’immigration. Mais nous voulons protéger notre vie privée et conserver la maîtrise du pouvoir de décision. « 

Des rumeurs humiliantes

Cette réserve a néanmoins des inconvénients, constatent-ils :  » Elle a donné lieu à des rumeurs humiliantes et non fondées. Si nous avons refusé de nous engager en politique et de participer à des colloques, ce n’est pas par honte de nos origines, mais parce que le terrain de l’entrepreneuriat belge est fertile pour tous, quelle que soit l’origine culturelle ou ethnique, à condition d’être courageux, rigoureux et audacieux. Le succès exige un investissement personnel, pas le bling-bling. Pas question d’afficher une réussite que certains pourraient juger insolente. « 

Pour autant, quand les deux frères se sont portés acquéreurs, le 6 juillet dernier, des Brasseries Georges, à Uccle, ils se sont vite rendu compte qu’ils ne pouvaient plus rester complètement dans l’ombre :  » La pression médiatique s’est accentuée. Nous n’avions jamais connu cela, même lors de la reprise de la Chaloupe d’Or, pourtant l’une des tavernes de la Grand-Place les plus en vue.  » La brasserie uccloise, rendez-vous BCBG des amateurs d’huîtres depuis 1986, est une institution au chiffre d’affaires envié. Son ancien patron, Georges Neefs, 74 ans, personnage haut en couleurs, a marqué la vie bruxelloise. Les Beyaz ont dès lors pris la décision d’embaucher un porte-parole et ont accordé, non sans hésitations, un entretien au Vif/L’Express.

Pas de photos, svp !

 » Nous répondrons à vos questions, mais nous ne voulons pas apparaître en photo dans l’article, glisse le frère aîné. Ce serait susciter la jalousie.  » Sabahattin Beyaz, 51 ans, célibataire –  » Vive le célibat !  » s’exclame-il -, a longtemps travaillé au sein d’une chaîne de restaurants autoroutiers, jusqu’à devenir manager national dans des succursales.  » Dégouté par la politique de standardisation à outrance et par les excès de la direction, qui s’attribuait beaucoup d’avantages, j’ai quitté ce groupe pour fonder, avec mon frère, notre propre société, SGB Restaurants.  » Objectif : prendre les rênes d’établissements dotés d’une tradition culinaire et y appliquer les techniques de gestion d’une structure internationale. Capital de départ : le produit de la vente de deux brasseries, à La Louvière et à Charleroi, gérées par le frère cadet, Spyragelos.

Spyragelos ? Curieux prénom pour un fils d’immigrés turcs. Le garçon, 44 ans, marié, raconte :  » Notre père, originaire de la région d’Antioche – Antakya en turc -, près de la frontière syrienne, est arrivé en Belgique en 1963 pour travailler dans la mine, au Borinage. La famille l’a rejoint un an plus tard. Son meilleur ami, mineur lui aussi, était un Grec. Voilà pourquoi j’ai reçu ce prénom, qui peut surprendre. Quant au nom de famille, Beyaz, il signifie  »blanc ». Nos parents ont eu cinq filles et deux garçons. Sabah et moi sommes très complémentaires. Nous travaillons dix à douze heures par jour, alternativement au bureau et sur le terrain. On perd vite beaucoup d’argent si on ne règle pas sans délai les problèmes qui surviennent dans nos restos. « 

Elevés selon des principes  » carrés « 

L’aîné se souvient :  » Nos parents, aujourd’hui décédés, ne nous ont jamais emmenés au restaurant. Ils n’en avaient pas les moyens. Notre mère cuisinait des plats turcs pendant des heures, à l’instinct, sans ouvrir un livre de recettes. Si, en arrivant à la maison, je ne faisais pas le détour par la cuisine, elle m’engueulait. Respectueuse des traditions, elle nous a élevés selon des principes carrés. Nés en Belgique et de nationalité belge, nous avons hérité de nos parents une approche laïque et ouverte, imprégnée de culture belge. Mais certains voient dans notre réussite une forme d’intégration à mettre en relief ou, pire, le signe de pratiques commerciales douteuses. « 

En quelques années, la réussite est, en effet, au rendez-vous. Après avoir repris, en 2005, le Brazzaville, un resto exotique de Wolvertem, au nord de Bruxelles, dont ils redressent la gestion, les Beyaz s’attaquent, deux ans plus tard, à un plus gros morceau : La Chaloupe d’Or, taverne de la Maison des tailleurs, édifiée sur la Grand-Place en 1697. Sur leur lancée, ils prennent possession, il y a deux ans, du Paon royal, au Vieux marché aux grains, réputé pour ses grillades et sa cuisine belge. En avril dernier, une autre institution de la capitale entre dans leur giron : Le Vieux Pannenhuis, à Jette, qui a ses habitués et une belle cave à vins. Entre temps, ils ont aussi racheté l’Aroma Coffee Lounge, sur la Grand-Place –  » un coup de c£ur « , confient-ils – et le resto Nord Express de la gare de Bruxelles-Nord, qu’ils comptent revendre sous peu.

Le rachat du Brazzaville a été un tremplin vers la notoriété, estiment-ils :  » L’établissement était fréquenté par des directeurs de chez Palm, Alken-Maes ou Heineken, se rappelle Sabahattin. Nous avons gagné la confiance de ces grands fournisseurs de l’Horeca. Nous appartenons à la  »vieille école ». Tenir sa parole est une exigence héritée de nos parents. Le groupe Heineken cherchait quelqu’un pour reprendre en mains La Chaloupe d’Or. Il nous a trouvés.  » Les Beyaz emploient aujourd’hui entre 160 et 180 personnes, réparties dans leurs sept établissements.

Un défi financier

L’acquisition des Brasseries Georges, avec leur banc d’écailler en terrasse, est un défi pour le groupe, qui dit vouloir garantir  » la pérennité  » du lieu. Les prétentions financières de l’ex- propriétaire, Georges Neefs, tournaient autour de 5 millions d’euros. La vente aurait été conclue pour près de la moitié de ce montant. Les Beyaz répugnent à fournir des montants précis.  » La Chaloupe d’Or nous a coûté plus cher que les Brasseries Georges, indiquent-ils, mais cette dernière acquisition est assurément notre plus grosse affaire en termes de personnel. « 

Aux Brasseries comme dans les autres restaurants de la société, la gestion quotidienne a été déléguée à un directeur, épaulé par un assistant.  » Ils dirigent la succursale comme leur propre entreprise, remarquent les frères. La taille du groupe permet toutefois de négocier des prix auprès des fournisseurs. Mais la personnalité de chaque restaurant est préservée. Nous ne voulons pas de cartes standardisées.  » Ne cherchez pas non plus chez les Beyaz le décorum et les portions restreintes de la nouvelle cuisine ou de la cuisson sous vide. Leur créneau, c’est le pavé de b£uf grillé béarnaise et les autres valeurs sûres de la cuisine  » traditionnelle  » franco-belge.

Spyragelos, le cadet, reconnaît que les temps sont durs pour leur secteur :  » Les taux de TVA actuels sont un sérieux handicap et les chaînes de fast food sont favorisées. Mais notre chiffre d’affaires global se maintient. Si nos clients consomment un peu moins, font plus attention à l’addition, la fréquentation ne chute pas.  » D’autres acquisitions en vue ?  » Ce n’est pas exclu « , répond en ch£ur le duo.

OLIVIER ROGEAU

 » Nous avons été approchés par des partis, pour servir d’exemple « 

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