Les francophones doivent-ils avoir peur de la suédoise ?

Faiblesse du MR, intérêts francophones menacés, bain de sang social, politique ultrasécuritaire… Faut-il craindre l’apocalypse avec la suédoise qui s’apprête à voir le jour ? Dix experts se prononcent pour Le Vif/L’Express.

La suédoise (N-VA, CD&V, Open VLD et MR) alimente tous les fantasmes – ou toutes les envies, c’est selon – depuis le début des négociations, au lendemain de la fête nationale du 21 juillet. A l’heure où elle devrait enfin voir le jour, Le Vif/ L’Express a demandé à dix experts de passer au crible ce qui attend les francophones. Réponses tout en nuances.

1. Charles Michel n’a pas l’expérience pour être Premier ministre

Personne, au soir des élections du 25 mai dernier, n’aurait osé parier sur Charles Michel au 16, rue de la Loi. Premier chef de gouvernement libéral francophone depuis Paul-Emile Janson en 1937, deuxième francophone de suite après Elio Di Rupo, le président du MR sait qu’il est en mesure d’écrire une page d’Histoire à la tête d’une coalition inédite. C’est le fruit d’un enchaînement exceptionnel de circonstances : retrait du PS et du CDH sous leurs tentes francophones, refus du premier parti du pays (N-VA) d’endosser la fonction suprême, choix du CD&V de privilégier le poste de commissaire européen… Symboliquement, Charles Michel serait aussi le plus jeune Premier ministre de l’histoire : il fêtera ses 39 ans le 21 décembre prochain.

D’ores et déjà, on lui reproche son manque d’expérience, sa carrure trop fluette pour diriger une équipe de forts-à- bras.  » C’est un faux procès qu’on lui fait, estime Pierre Vercauteren, politologue à l’UCL-Mons. Il a l’expérience des exécutifs puisqu’il déjà été ministre wallon de 2000 à 2004, puis ministre fédéral de la Coopération au développement. Je rappelle que Wilfried Martens n’avait, lui, aucune expérience ministérielle quand il est devenu chef du gouvernement.  »

 » Yves Leterme est devenu ministre-président du gouvernement flamand sans avoir été ministre, abonde Jean Faniel, directeur du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp). Ce ne fut pas la meilleure expérience que l’on ait connu, mais cela prouve que n’est pas impossible. Charles Michel n’est certes pas Didier Reynders, omniprésent au fédéral depuis 1999, mais c’est peut-être le mieux à même de mettre de l’huile dans les rouages. Il l’a prouvé en étant l’artisan de l’accord depuis le début, en tant qu’informateur et coformateur.  »

 » Il a fait preuve d’une assurance certaine, souligne François De Smet, docteur en philosophie politique. On peut mettre à son crédit d’avoir rapidement rebondi et contre-attaqué après la conclusion des alliances PS-CDH. C’est un personnage que l’on sous-estime. Il a fait preuve d’un certain courage politique, même s’il était sans doute soutenu par une base échaudée.  »

Cela dit, le plus dur commencerait pour le fils de Louis Michel, qui aura bien besoin par moment des conseils de son vieux briscard de père.  » Ce qui me préoccupe, davantage que son inexpérience, c’est que le Premier ministre ne vient pas de la première formation politique de la majorité, dit Pierre Vercauteren. Il aura été désigné en raison des refus du CD&V et de la N-VA. Cela donne le sentiment d’un Premier ministre tenu en laisse.  »

A la tête d’un gouvernement où les partis flamands sont ultradominants, Charles Michel devrait aussi neutraliser sa rivalité interne avec un Didier Reynders qui rappelait mardi encore qu’il n’avait  » jamais rien exclu « . Ni un poste de vice-Premier, ni la présidence du parti, ni le 16… Voilà qui promet !

Verdict : Charles Michel a la carrure pour être Premier. Mais il devra se méfier d’un contexte très difficile au sein de la coalition… et de son parti.

2. Les partis flamands imposeront leurs vues aux francophones ultraminoritaires

Avec vingt sièges à la Chambre, le MR ne représente qu’un tiers des électeurs francophones et ne fait guère le poids face au front flamand : 33 députés N-VA, 18 CD&V et 14 Open VLD. Le parti joue-t-il avec le feu ? Le débat fait rage entre les constitutionnalistes, complètement divisés sur la question.

 » La Constitution n’est pas un texte que l’on interprète au gré de ses convictions politiques, estime Christian Behrendt. Si on prend le texte, il faut une majorité des 76 députés à la Chambre pour former un gouvernement, point à la ligne. Il n’est évoqué nulle part la nécessité d’avoir une majorité dans son groupe linguistique. Lors des deux législatures précédentes, les partis flamands étaient d’ailleurs minoritaires au Parlement. Il faut être conséquent : soit c’est possible, soit ce ne l’est pas. Cette coalition est donc en ordre du point de vue constitutionnel. Il existe en outre des protections suffisantes pour la minorité francophone. Au sein du Conseil des ministres, la parité est obligatoire et tous les constitutionnalistes s’accordent pour dire qu’une règle non-écrite est devenue obligatoire : le fonctionnement par consensus.  »

Hugues Dumont, son homologue de Saint-Louis, à Bruxelles, fulmine. Avec ses collègues Marc Verdussen (UCL) et Marc Uyttendaele, il a rédigé un texte pour mettre en garde : oui, le MR joue avec le feu !  » Juridiquement, il n’y a aucune objection à son choix, c’est vrai. Mais la logique de notre système a été basée sur une double coutume : la parité au Conseil des ministres et l’existence de groupes linguistiques au Parlement… Les partis flamands étaient minoritaires auparavant ? On parlait d’une minorité de quelques sièges, pas d’une telle disproportion. Bien sûr, il y a des mécanismes de protection, notamment la règle du consensus. Mais le MR ne pourra pas utiliser tous les jours la bombe atomique que constitue la menace de faire tomber le gouvernement. Cela doit être réservé à des cas extrêmes ! Aura-t-il, en outre, le courage de le faire alors que les autres partis francophones n’attendent que cela ? Non. Le MR va avaler des couleuvres, cela semble évident.  »

 » Si Hugues Dumont et Marc Verdussen ont pris la peine de rédiger une carte blanche pour exprimer leur inquiétude en compagnie de Marc Uyttendaele, en sachant qu’ils risquaient d’être associés à une image PS, c’est qu’ils éprouvent une vraie crainte, analyse Jean Faniel. Mais je pense que le MR n’est pas complètement naïf : il sait qu’il doit verrouiller les choses dans les négociations pour ne pas devoir utiliser chaque fois la bombe atomique.  »

 » Le MR ne pourra pas utiliser la bombe atomique chaque fois que les intérêts francophones sont menacés ? Mais ce n’est pas différent des autres fois ! rétorque Christian Behrendt. Lors de la législature passée, le PS, le CDH et le MR ne pouvaient pas faire de chaque dossier une affaire de gouvernement, pas plus que les partis flamands, d’ailleurs. Et si les francophones ont le Premier ministre, ce serait un atout de plus, car c’est lui qui fixe l’ordre du jour des Conseils des ministres.  »

Verdict : La position du MR, ultraminoritaire, pourrait lui faire avaler des couleuvres, mais le Premier ministre est un garde-fou. Sa défense, ultime : faire tomber le gouvernement.

3. Le MR n’a pas la carrure pour y aller seul

Seul parti francophone au gouvernement, le MR ne dispose pas de l’expérience du PS, qu’il rejette dans l’opposition après 25 années ininterrompues au pouvoir. Dans les coulisses, certains s’inquiètent :  » Le MR n’a pas du tout le personnel pour faire face à ce défi. C’est un agrégat d’individus, ce sont des indépendants dans l’âme. Charles Michel et Didier Reynders se bouffent continuellement le nez, il n’y a pas de confiance entre eux. En leur sein, il y a très peu de bons bilingues, trop de personnalités inexpérimentées. Non, ce ne sera pas facile…  »

 » Le PS dispose d’une machine de guerre avec son centre d’études, l’Institut Emile Vandervelde, acquiesce Jean Faniel. On ne peut pas en dire autant du Centre Jean Gol, même s’il a cherché à recruter à l’extérieur ces dernières semaines. Le MR doit avoir le personnel nécessaire non seulement pour porter des projets, pour assumer les fonctions ministérielles, mais aussi pour pouvoir contrôler l’action des autres. Ce ne sera pas une mince affaire si, en plus de la fonction de vice-Premier, cruciale dans cette coalition, ils doivent assumer la fonction de Premier ministre.  »

 » En acceptant le poste de Premier ministre, le MR se retrouvera à la quatrième position pour le choix des portefeuilles ministériels et risque d’hériter des dossiers les plus explosifs comme le survol de Bruxelles, ajoute Pierre Vercauteren. Bref, la mission s’annonce délicate dans un contexte hostile du côté francophone. La présence de Didier Reynders sera importante. Il fait quand même partie des personnalités de premier plan au sein du MR.  » Or, le vice-Premier sortant a bien des états d’âme suite à ses démêlés internes et pourrait provoquer des remous. A moins qu’il ne choisisse à terme une carrière dans le secteur privé.

Verdict : Le manque de personnalités fortes, les états d’âme de Didier Reynders et un centre d’études embryonnaire constituent les talons d’Achille du MR.

4. Les intérêts francophones sont menacés

Fourons, BHV, périphérie bruxelloise… Il fut un temps où la grogne de l’un ou l’autre bourgmestre pouvait faire tomber un gouvernement. Les réformes de l’Etat sont passées par là, transférant la tutelle sur les communes aux Régions et scindant BHV : aujourd’hui, on ne s’émeut que vaguement de la non-nomination d’un édile ou d’une polémique sur les droits administratifs. Avec les transferts de compétences, Régions et Communautés gèrent désormais un budget plus important que le fédéral : la maison francophone n’a plus la fragilité d’antan.

Pour autant, la vigilance reste de mise, a fortiori avec la N-VA autour de la table, et singulièrement dans le domaine budgétaire et socio-économique.  » Etant donné le déséquilibre à la base de cette coalition, chacun va passer au crible l’aspect communautaire de chaque dossier en se demandant si les francophones ne se font pas avoir, souligne le philosophe François De Smet. Et l’opposition, c’est de bonne guerre, va jouer à fond ce jeu !  »  » Le diable peut se cacher dans le moindre détail, met lui aussi en garde Jean Faniel. Le MR pourrait se retrouver dans une situation où d’autres lui feraient remarquer après coup qu’ils se sont fait abuser. Avaleront-ils ces couleuvres pour éviter une crise ? A ce stade, c’est un procès d’intention. On peut compter aussi sur des personnalités au sein du parti comme Damien Thiéry pour le rappeler à l’ordre.  »

C’est en outre devenu une tradition dans la politique belge, prolonge le directeur du Crisp : le programme de gouvernement est une bible cadenassée qui évite les mauvaises surprises, ce qui ne figure pas dedans, on ne le fait pas.  » Il est important que la déclaration gouvernementale soit la plus précise possible, acquiesce Christian Behrendt. Si les négociations ont pris du temps, c’est plutôt une bonne nouvelle pour les francophones.  » Le constitutionnaliste Hugues Dumont s’énerve à nouveau :  » Mais enfin ! Gouverner, c’est faire constamment face à l’imprévisible ! Voilà qui confine à la naïveté la plus totale.  »

Verdict : Les intérêts francophones sont moins sensibles qu’auparavant, suite aux réformes de l’Etat. Mais attention : le diable se cache dans les détails.

5. Le loup De Wever n’est pas devenu agneau

Attention, danger ! La N-VA séparatiste de Bart De Wever arrive au pouvoir fédéral.  » Le loup n’est pas soudain devenu un agneau « , a fustigé le président du CDH Benoît Lutgen en refusant d’entrer dans une coalition de centre-droit. Cette simple perspective fait également tressaillir Hugues Dumont.  » Si j’étais au MR, j’aurais tout fait pour mettre en place une tripartite traditionnelle en convaincant le CD&V que le loup De Wever ne s’est pas subitement transformé en agneau, affirme-t-il en utilisant les mêmes termes. Si cette tentative avait échoué, le CDH aurait peut-être adopté une autre attitude. On me dit que le fait de laisser la N-VA dans l’opposition provoquerait une levée de boucliers dans l’opinion publique flamande et, finalement, une grande crise institutionnelle. Peut-être, mais j’ai envie de dire : faisons tomber les masques !  »

 » Il y a certainement une inquiétude du côté francophone au sujet de l’agenda caché de la N-VA « , constate le politologue Pierre Vercauteren. Ses penchants très libéraux et néoconservateurs sont aussi de nature à susciter des craintes, certains n’hésitant pas à parler d’un parti  » d’extrême droite  » (lire plus loin).

Mais il règne aussi un fond de curiosité à l’idée de voir ce parti prendre ses responsabilités dans une coalition axée sur le socio-économique.  » Le PS et le CDH ont déjà négocié avec elle en 2010 alors qu’il y avait à ce moment un programme communautaire sur la table, rappelle François De Smet. Si on considère ce parti comme une formation nationaliste mais démocratique, il était injustifiable de ne pas la mettre au pouvoir. On fait aussi cette coalition pour la mouiller. Ce sera intéressant de voir des ministres fédéraux N-VA forcés de tenir un discours d’intérêt général, y compris pour les francophones.  »

 » On peut avoir un programme politique sans que cela nécessite sa réalisation immédiate, ajoute Christian Behrendt. Je ne vois pas pourquoi le fait de prôner l’indépendance ou l’autonomie ne serait pas respectable. On peut ne pas être d’accord, bien sûr, mais de là à dire que c’est dangereux… En outre, il n’y aura pas de rupture dans ce pays, c’est impossible, nous sommes trop interdépendants.  »

Verdict : L’arrivée de la N-VA au pouvoir fédéral suscite autant, voire davantage, de la curiosité que de la peur. Le pari ? Cela la force au compromis.

6. Les majorités très différentes au fédéral et dans les entités francophones mèneront au blocage

N-VA, Open VLD et CD&V au gouvernement flamand. Les mêmes avec le MR au fédéral. PS et CDH en Wallonie. Les mêmes avec le FDF en Région bruxelloise. L’asymétrie est quasiment complète et risque de gripper le système belge.

 » Il y a le risque d’une multiplication des procédures de conflits d’intérêt, estime Hugues Dumont. Une assemblée pourrait tirer la sonnette d’alarme, au nom de la loyauté fédérale, si les droits des francophones sont menacés, par exemple. La sixième réforme de l’Etat prévoit, en outre, une multitude d’accords de coopération. Des majorités à ce point différentes ne vont pas faciliter les choses.  » Le PS a déjà annoncé qu’il serait particulièrement vigilant et qu’il n’hésiterait pas à utiliser tous les recours possibles en cas de menaces venues du fédéral.

Celles-ci pourraient aussi être, vu la situation, d’ordre budgétaire… et opposer le fédéral à toutes les entités fédérées.  » Il faudra convaincre les Wallons de participer à l’effort budgétaire, mais aussi les Flamands, souligne l’économiste Giuseppe Pagano, de l’Université de Mons. Ce ne sera pas facile, dans un cas comme dans l’autre. Le gouvernement fédéral peut demander aux entités fédérées de participer à l’effort collectif, mais il n’a aucune force coercitive.  » Bras de fer en perspective…

 » Etant donné que les élections fédérales et régionales étaient couplées, on aurait pu espérer que les politiques fassent un effort pour composer des majorités plus ou moins symétriques, épingle le philosophe François De Smet. Il y aura incontestablement un problème de cohérence et de lisibilité pour les citoyens. Et ce sera un gros test de maturité : si la Belgique survit à ça, tout sera possible.  »

Verdict : La collaboration entre la suédoise au fédéral et la majorité PS-CDH (et FDF) francophone sera un test majeur de loyauté fédérale.

7. Le confédéralisme reviendra rapidement sur la table

L’agenda idéal à peine caché de la N-VA, c’est précisément celui-là : le PS, malmené par les politiques fédérales, bloquera des décisions, demandera lui-même de nouveaux transferts de compétences et ouvrira la voie au confédéralisme.

 » Si j’étais à la place de la N-VA, j’utiliserais ma position pour faire la démonstration que la sixième réforme de l’Etat n’a pas tout résolu, qu’elle a créé des incohérences et qu’il faut envisager rapidement une septième, prédit Hugues Dumont. Wouter Beke et Kris Peeters ont d’ailleurs insisté pour que le Sénat puisse être mandaté pour rédiger des rapports sur de telles incohérences.  » La septième réforme de l’Etat serait inéluctable… à terme, mais a priori impossible durant cette législature.

Bart Maddens, politologue flamand de la KUL et maître à penser des nationalistes, a déjà averti : en 2019, la N-VA ne pourra pas se permettre une nouvelle page institutionnelle blanche. Reste à savoir, c’est le pari du MR, si elle sera toujours aussi forte et aussi radicale. Une course contre la montre est engagée.

Verdict : Une nouvelle évolution du pays vers le confédéralisme serait inéluctable, mais pas durant cette législature.

8. Wallons et Bruxellois seront les premières victimes d’un  » bain de sang social  »

La suédoise n’était pas encore née que les syndicats descendaient dans la rue. Si elle n’est pas inédite, cette mobilisation sociale prouve combien les représentants des travailleurs redoutent une politique  » thatchérienne  » de la part de cette coalition des droites. Et si, au fond, c’était cela la crainte la plus vive à avoir pour une Wallonie dont le coeur électoral penche à gauche ?

 » Je ne vois pas de menace plus particulièrement adressée aux francophones, tempère Giuseppe Pagano. Le seul domaine qui pourrait les toucher plus directement, surtout les Bruxellois, c’est l’exclusion éventuelle de chômeurs parce que statistiquement, le pourcentage est plus important au sud du pays. Pour le reste, je suis persuadé que tout le monde sera touché. L’austérité frappe désormais les gens de plein fouet, surtout les plus faibles. Tous les niveaux de pouvoir sont d’ailleurs concernés. Le débat budgétaire a été extrêmement dur au parlement flamand, quand le ministre-président Geert Bourgeois a dû justifier la hausse du minerval ou la non-indexation des allocations familiales. Du côté wallon, ce sera extrêmement difficile puisqu’il faut trouver environ 600 millions d’euros. Quelle que soit la majorité au pouvoir, il faut se rendre compte que le respect de la trajectoire fixée par l’Europe est chimérique. Croire que l’on va pouvoir réduire le déficit de 2 % du PIB sans croissance, c’est irréaliste.  »

Une autre évolution est venue perturber les équilibres : pour la première fois depuis 2009, notre pays a connu en septembre une inflation négative.  » Ma principale crainte, c’est que cette coalition ne s’inscrive pas dans ce contexte de déflation, indique Bruno Colmant, professeur d’économie à l’UCL. Dans ces périodes-là, l’Etat doit intervenir par une politique de déficit ou via des transferts sociaux. Dans l’absolu, je ne suis pas contre un saut d’index ou une augmentation de la TVA, mais ce n’est pas le moment. En ce qui concerne la sécurité sociale, je ne crains pas un détricotage, je pense que le MR sera vigilant à ce sujet. Mais j’attends de voir si l’on osera réaliser la révolution copernicienne nécessaire en matière de pensions et de fiscalité. C’est là que l’on verra si cette coalition, avec la N-VA, a l’ambition de mener de grands projets fédéraux.  »

 » J’en appelle à la plus grande naïveté, enchaîne son collègue Etienne de Callataÿ, chief economist à la banque Degroof et… candidat ministre au sein de la suédoise. On ne peut pas se dire Belge, partisan d’une sécurité sociale fédérale et en même temps se méfier de chaque décision prise par les partis flamands par crainte de se faire piéger. Si l’on vit dans cette paranoïa, il faut l’assumer jusqu’au bout et demander nous-mêmes la séparation. Oui, il faut réformer l’impôt des sociétés, le chômage ou l’index en se demandant si ce sont de bonnes réformes, pas en se souciant sans cesse de l’équilibre entre les Régions. Ayons la sagesse de faire ce que d’autres pays européens font en ayant des majorités au sein desquelles il y a aussi des partis de gauche, comme en Allemagne, en France ou en Italie.  »

Tous nos interlocuteurs s’entendent toutefois sur une chose : le programme de la suédoise qui s’annonce  » ne sera pas d’une radicalité extrême « .  » A priori, on a l’impression que ce ne sera pas aussi terrible que ce à quoi l’on aurait pu attendre d’une coalition unissant quatre partis de droite, souligne Jean Faniel. Ce sera aussi douloureux dans les entités fédérées, mais c’est plus compliqué pour les milieux de gauche de se mobiliser face à un gouvernement alliant PS et CDH.  »

 » Le MR se situera au fond à la gauche de ce gouvernement, avec l’aile ACW du CD&V, prolonge François De Smet. S’il est intelligent, il pourra saisir l’occasion de montrer qu’il peut aussi faire du social. Le MR n’a certainement pas intérêt à renouer avec les années Martens-Gol.  » L’apocalypse annoncée ne sera-t-elle pas au rendez-vous ?

Verdict : Les francophones souffriront davantage en matière de chômage. Pour le reste, ce sera dur pour tout le monde, en Flandre aussi… mais peut-être pas l’apocalypse dénoncée par les syndicats.

9. La coalition de droite mènera une politique ultrasécuritaire

 » La gauche est devenue très matérialiste, estime Etienne de Callataÿ. Elle ferait mieux de se préoccuper de la question des réfugiés ou de l’immigration. Cela me semble potentiellement plus problématique.  »

Une certitude : un tour de vis sécuritaire est annoncé.  » On peut s’attendre à ce que cette majorité suive le cap de la politique menée par la N-VA à Anvers ou par l’Open VLD Maggie De Block lors de la législature sortante, prédit, inquiet, Marco Martiniello, directeur du Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (Cedem). A Anvers, toute la politique d’intégration mise en place a été balayée pour céder la place à une approche plus sécuritaire. Voyez les sommes demandées aux étrangers pour s’inscrire ou le refus de l’aide médicale aux réfugiés. Au niveau fédéral, la Belgique interprète désormais de façon très restrictive les principes européens de libre circulation. Plus de 2 000 étrangers européens ont été expulsés et notre pays met l’accent sur la charge que les immigrés représentent pour la sécurité sociale. Maggie De Block a mené une politique de chiffres. C’est de la com’, sans vision.  »

Le contexte international, avec la menace de l’Etat islamique, devrait renforcer cette approche restrictive.  » Pour ceux qui veulent mener cette politique plus restrictive, les événements internationaux sont du pain bénit. Bien sûr, tout le monde est d’accord pour dire que le radicalisme islamique est très dangereux. J’entends que l’on parle de mesures comme la déchéance de la nationalité. On peut en débattre, il est vrai que la Belgique a longtemps eu une politique très ouverte dans ce domaine. A court terme, cela donnera peut-être une série de résultats. Mais cela ne doit pas nous empêcher de nous demander comment il est possible que des jeunes éduqués chez nous soient tentés d’aller se battre en Syrie. On parle là d’éducation, de prévention, de cohésion sociale. Je crains que cette coalition n’aborde que la dimension répressive. On veut remettre de l’ordre. Il y a d’autres régimes dans l’Histoire qui mettaient cela en avant. La N-VA est un parti d’extrême droite, mais une police de la pensée empêche aujourd’hui de le dire ouvertement !  »

En matière judiciaire, Philippe Mary, criminologue à l’ULB, est fataliste.  » On peut faire l’hypothèse d’une politique plus répressive que par le passé, mais grosso modo, on a eu les mêmes politiques depuis 25 ans. La tendance la plus nette, c’est que les politiques sont dictées par les événements. Chaque réforme peut porter le nom de l’un d’entre eux… Le déclic s’est fait avec le Dimanche noir de 1991 et la montée du Vlaams Blok. Depuis, il y a eu Dutroux, Michelle Martin, tant d’autres. La seule chose que l’on veut, c’est faire du chiffre… Le problème de la surpopulation carcérale dure depuis 20 ans, nous avons 11 000 personnes en prison et cela va continuer. Que voulez-vous que je vous dise ? En période de crise, on cherche des boucs émissaires, on tient des discours populistes. Nous sommes aujourd’hui face à des Etats qui ont de moins en moins de leviers pour agir sur le plan socio-économique, les seuls ministères où ils peuvent encore montrer leur capacité d’agir de façon dure, ce sont la Justice et l’Intérieur.  »

Verdict : La suédoise mènera une politique davantage répressive, en phase avec ce que demande une certaine opinion publique de droite en Flandre. D’extrême droite ?

10. La suédoise ouvre une période d’instabilité

Fragilisée par sa minorité francophone, malmenée par la méfiance qui règne entre ses partenaires, durement attaquée par le PS, livrée à l’agenda secret de la N-VA, la suédoise ouvre-t-elle finalement une nouvelle période d’instabilité en Belgique ?  » Le risque de crise politique sera faible dans les deux premières années parce que le gouvernement doit montrer qu’il réussit, souligne le politologue Pierre Vercauteren. Mais il y a effectivement plusieurs éléments susceptibles de générer de l’instabilité.  »

Le temps qui a été nécessaire pour que la nouvelle majorité se mette en place illustre la manière dont ce gouvernement fonctionnera. Il faudra beaucoup de temps et de patience pour assurer la cohésion.  »  » Le risque, conclut l’économiste Bruno Colmant, c’est qu’au fond… il ne se passe pas grand-chose !  »

Verdict : La suédoise tentera d’engranger les réformes durant les deux premières années. Après, les tensions resurgiront dans la perspective du scrutin de 2019.

Par Olivier Mouton

 » Ce sera intéressant de voir des ministres N-VA tenir un discours d’intérêt général, y compris pour les francophones  »

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