Les fractures de Bossangoa

Massacres, vieilles rancoeurs, nouvelles méfiances, tensions confessionnelles : le nord-ouest de la Centrafrique est devenu l’épicentre des affrontements entre le pouvoir issu de la rébellion et ceux qui refusent ses diktats. Plongée dans une région en plein chaos.

Jeanne gît en position foetale sur une natte de misère, dans l’unique case habitée de ce hameau fantôme voisin de Bossangoa, sur la piste de Bouca.  » Mon fils, j’ai faim, j’ai froid, je vais mourir « , gémit la vieillarde aveugle, en caressant d’une main décharnée le dernier rondin dont les braises rougeoient encore à même le sol de terre battue. Cinq jours plus tôt, lorsque les paysans du cru plongèrent dans la brousse pour fuir le raid d’un commando de la Seleka – la nébuleuse rebelle hétéroclite parvenue au pouvoir le 24 mars, après avoir détrôné le président centrafricain, François Bozizé -, ils laissèrent sur place la femme-fétu. Trop âgée, trop fragile, intransportable. Dans leur sillage, les assaillants sèmeront cette fois trois cadavres : ceux d’un adolescent et de deux chefs de village, dont l’un, mutilé à la machette, repose depuis lors dans une fosse d’aisance. Ozan, lui, survit avec une balle fichée dans le flanc droit. On le retrouve, fiévreux et dépenaillé, à vingt minutes de marche de là, dans la clairière où les villageois rescapés ont dressé la hutte ronde qui tient lieu de campement à leur milice  » antibalaka « , héritière des groupes d’autodéfense créés voilà une décennie, afin de neutraliser braconniers et  » coupeurs de routes « .

Une milice ? Plutôt une cohorte d’une cinquantaine de volontaires, dotés de quelques tromblons artisanaux, d’une poignée de cartouches de chasse, de coupe-coupe, de lances, de poignards ; et de grigris censés, au terme d’une initiation éclair, les rendre invulnérables. Jamais, à l’évidence, la poudre noire de telles amulettes ne suffira à donner corps à leur rêve : le retour de Bozizé au palais de la Renaissance de Bangui, là où siège désormais Michel Djotodia, hier figure de proue d’une Seleka –  » alliance « , en langue sango – officiellement dissoute par décret le 13 septembre, aujourd’hui premier chef d’Etat musulman d’un pays aux trois quarts chrétien.

Bastion du potentat déchu, la région de Bossangoa est aussi l’épicentre du regain d’affrontements qui endeuille l’ancien Oubangui-Chari. Lequel, théâtre depuis six mois d’exactions atroces, imputées pour la plupart aux soudards du nouveau régime, n’avait nul besoin de cela. Exécutions sommaires, tortures, viols, recrutement d’enfants-soldats, pillages, vols de bétail : rien ne manquait pourtant à la panoplie (1).

La descente aux enfers de la République centrafricaine (RCA), archétype de l’Etat failli, paraît d’autant plus alarmante qu’elle tend à prendre une tournure confessionnelle et risque de tailler au coeur du continent noir un sanctuaire anarchique ouvert à tous les égarements, du terrorisme djihadiste aux trafics transfrontaliers, via la croisade démente du gourou millénariste ougandais Joseph Kony. Reste qu’un poison plus palpable tétanise le chef-lieu de la préfecture de l’Ouham et ses abords : la peur. On peut parcourir une heure durant une piste cahoteuse sans croiser âme qui vive. Seuls caprins et cochons errants peuplent encore des villages aux maisons incendiées où règne un silence de cimetière. Une silhouette se dessine à l’horizon ? Elle disparaît dans les hauts et denses fourrés dès que le bruit du moteur lui parvient.

Chacun insiste sur la barbarie de l’ennemi

Si l’angoisse du carnage vide les campagnes, elle aura hâté l’afflux jusqu’aux abords de la cathédrale Saint-Antoine- de-Padoue d’une foule de plus de 25 000 naufragés, hantés par le cauchemar vécu et rongés par une invincible méfiance. Dans la cour du centre d’accueil de l’évêché, que les déluges nocturnes réduisent à l’état de cloaque, on voit lorsque le jour point s’ébrouer une armée de gisants trempés et transis. Les cloches, les cantiques et les saluts enjoués couvrent alors les toux et les pleurs d’enfants, les râles des aïeux et les gémissements des chiens. Quant à la fumée des braseros sur lesquels noircissent d’imposantes marmites, elle estompe la puanteur des déjections, nimbant d’une âcre brume le marché qu’hébergent le parvis et les jardins.

En ce 27 septembre, le  » général  » Issa Israël, émissaire fraîchement dépêché par Djotodia, s’efforce, mégaphone en main, de convaincre les déplacés de vider les lieux pour regagner leurs pénates. Pas gagné. Bien sûr, la promesse de  » tuer de (s)es propres mains  » quiconque s’attaquerait aux candidats au retour vaut à l’orateur en treillis de combat une ovation polie. Faveur aussitôt ruinée par les menaces voilées qu’il adresse au vicaire général du lieu, soupçonné d’abriter  » provocateurs  » et  » instigateurs « . En clair, des miliciens engagés dans la mouvance antibalaka. D’ailleurs, le convoi du colonel Mahamat Saleh Zabadi, caïd honni de la Seleka rappelé voilà peu à Bangui, n’a-t-il pas été caillassé à hauteur de l’évêché ?  » Comment faire le tri ? objecte le père Frédéric Tonfio. Nous ouvrons nos portes à tous ceux qui, musulmans compris, ont vu leur logis saccagé ou dévasté par le feu.  »

Une certitude : si tel vieux  » chef de groupe  » – dignitaire local – consent à s’aventurer dans son quartier, histoire de tâter le terrain, bien peu de ses administrés l’imiteront. Rentrer, soit, mais où ? Dans une maison sans toit aux murs calcinés ? Sur des terres vouées à la friche faute de bétail et d’outils ? Et il y a plus dissuasif. Qu’ils prient Dieu ou Allah, tous les déracinés s’accordent sur ce dogme : pas question de quitter son refuge, si précaire et insalubre soit-il, tant que l’insécurité régnera. Ce qui laisse le temps de voir venir.

A peine le général Israël avait-il lancé son injonction que son auditoire apprenait l’assassinat à Kana, à 25 kilomètres de là, d’un motard fauché au fusil automatique. La veille, nous avions atteint la commune de Gbadenge deux heures après qu’un convoi de huit pick-up estampillés Seleka eut mitraillé les lieux, blessant trois civils, dont le chef du centre de santé et une jeune mère.  » Pas entendu parler, esquive l’ancien maquisard venu des confins du Tchad. Je vais envoyer une équipe vérifier.  » L’interroge-t-on sur les méfaits commis par ses frères d’armes ? La riposte fuse :  » Je ne travaille pas sur des rumeurs. Que les gens concernés nous soumettent des rapports écrits, et nous les examinerons.  »

A Bossangoa, ces semaines de cendres et de sang ont dessiné leur géographie du malheur. Personne chez soi, mais chacun dans son coin. Les chrétiens aux alentours de la cathédrale, les musulmans à l’école Liberté, toute proche, et les éleveurs peuls chassés de Bezambé, le fief natal de François Bozizé, sous les karités, au-delà de la piste de latérite de l’aérodrome. Chaque accrochage inspire des récits inconciliables, bâtis sur un schéma intangible. Un, l’autre a commencé ; deux, nous n’avons fait qu’exercer notre droit à la légitime défense. Pour preuve, le cas de Zéré, détonateur le 6 septembre d’un cycle infernal et inédit de représailles. A en croire deux paysans chrétiens rencontrés dans ce village, les  » seleka  » – ainsi les désignent-ils – ont lancé à l’aube un assaut planifié avec le concours de commerçants musulmans. A l’inverse, si l’on s’en tient à la version de l’imam, ce sont les antibalaka locaux, épaulés par des militaires fidèles à l’ancien régime, qui déclenchèrent ce vendredi-là les hostilités, décimant un groupe de Peuls sur le site du marché hebdomadaire avant d’écumer la localité. De part et d’autre, on insiste sur la barbarie de l’ennemi, enclin à brûler vives ses victimes piégées dans leur case, comme sur le rôle de guide joué auprès des tueurs par des figures connues ; ici, un négociant prospère, là, un maire ou un infirmier.

Dans un climat à ce point délétère, l’amalgame est roi. Tout adepte du Prophète passe forcément pour un supplétif de la Seleka. Tout seleka, pour un mercenaire islamiste tchadien ou soudanais. Et tout chrétien, pour un nostalgique de l’ère Bozizé. Il faut dire que ce dernier, non content d’avoir en son temps négligé, sinon harcelé, la minorité musulmane, aura contribué à forger le raccourci.  » Evangéliste suprême  » de l’Eglise du christianisme céleste, l’une des innombrables chapelles protestantes d’Afrique,  » Boz  » tenta de consolider son assise chancelante en brandissant le spectre islamiste. Comme il avait choyé l’élite des phalanges antibalaka, leur procurant subsides et munitions, quitte à les envoyer combattre en première ligne les rébellions qui ébranlèrent plus d’une fois son trône.

Au risque d’idéaliser le passé, les monothéistes de Bossangoa pleurent en choeur l’harmonie perdue. Désormais patron de la Caritas locale, le père Michel se souvient avoir célébré sa première messe à Kabo, non loin de la frontière tchadienne, en présence d’amis musulmans qui le couvrirent de cadeaux.  » Reste à savoir quand le démon ira visiter ce coin-là « , soupire- t-il. Fille d’un notable de Zéré, Awa Bouba a voulu croire que son père, marié à trois chrétiennes converties, serait épargné lorsque le village s’embrasa. Il fut exécuté en compagnie de ses deux frères.  » Avant, soutient un pasteur peul, toutes les communautés coexistaient dans la paix. En cas de contentieux, qu’il s’agisse de l’accès aux zones de pacage ou de dégâts causés sur les cultures par les bovins en transhumance, nous trouvions des arrangements à l’amiable. Maintenant…  »

 » Au moindre couac, ça peut péter  »

A qui la faute ?  » A l’irruption de la Seleka « , tranchent les chrétiens.  » Aux manipulations des politiciens « , nuance un meunier musulman.  » Tout procède de la volonté de Dieu « , élude l’imam de la grande mosquée de Bossangoa. La RCA vivrait-elle pour autant les prémisses d’une guerre de religions ?  » En aucun cas, tranche un expatrié familier de l’échiquier banguissois. Même si ce facteur est instrumentalisé ici comme ailleurs, la crispation confessionnelle apparaît comme une conséquence, non comme la cause du conflit en cours. A ce stade, rien n’atteste chez Michel Djotodia une stratégie d’islamisation du pays.  » Pas même le fameux courrier, adressé en avril 2012 à l’Organisation de la conférence islamique, dans laquelle il s’engage à instaurer la charia – loi coranique – en cas d’accession aux commandes ?  » Il faut voir dans ce mémo la supplique d’un insurgé en mal de fonds, perdu dans sa forêt, persiste notre analyste. Non le programme d’un président de facto.  » Pas sûr que l’argument apaise les craintes de Constant. Pour ce robuste gaillard, qui navigue entre la brousse et son village de Boubou, la messe est dite :  » Jusqu’alors, argue-t-il, les coups d’Etat qui ont rythmé notre histoire n’avaient d’autre but que de s’offrir les clés du palais. Cette fois, il s’agit pour une force d’occupation de conquérir un territoire. Aujourd’hui, nous sommes gibiers ; demain, nous serons esclaves.  » Certes, évêques, pasteurs et cheikhs s’obstinent à prêcher à l’unisson, de tournées en sermons, la sagesse et l’apaisement. Mais on peut fort bien entendre un prêtre douter de la sincérité de son  » frère  » musulman, suspecté de  » retourner sa veste  » par crainte de s’aliéner ses ouailles ; et l’imam ainsi égratigné accuse son partenaire catholique et romain de  » complicité  » avec les fauteurs de troubles.

 » Tout le monde ici se regarde en chiens de faïence, constate, navré, un haut gradé congolais de la Fomac, la Force multinationale d’Afrique centrale déployée en RCA. Au moindre couac, ça peut péter.  » Peut-on encore entraver la course à l’abîme de ce qui fut l’empire ubuesque de Jean Bédel Bokassa ?  » Oui, avance un expert militaire français, mais à condition d’agir vite et fort sur deux fronts : l’humanitaire et le sécuritaire.  » Selon les agences onusiennes, le sort de 1,6 million de Centrafricains – soit un tiers de la population – dépend de l’acheminement d’une aide d’urgence. Si l’équation géopolitique d’un non-Etat longtemps abandonné à son naufrage captive les stratèges en chambres, le devenir de ses galériens n’émeut guère les bailleurs de fonds. Qui sait combien de Jeanne agonisent à cet instant au fond d’une bicoque abandonnée ou dans l’épaisse moiteur d’une forêt impénétrable ?

1) Voir le rapport diffusé le 18 septembre par l’ONG Human Rights Watch (www.hrw.org).

De notre envoyé spécial, Vincent Hugeux Photos : Michael Zumstein/Agence Vu pour Le Vif/L’Express

 » La crispation confessionnelle apparaît comme une conséquence, non comme la cause du conflit en cours  »

Pas question de quitter son refuge, si précaire et insalubre soit-il, tant que l’insécurité régnera

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