C’est à ce réseau que la Cité ardente doit ses prouesses industrielles : de grandes familles entreprenantes, arc-boutées sur un savoir-faire manufacturier ancestral.
L’histoire des » grandes familles » de Liège se confond avec celle de l’industrie qui, de la fin du xviiie siècle jusqu’au milieu du xxe siècle, a fait de cette ville millénaire le principal moteur politique et économique de la Belgique. Même si leurs rejetons, riches (aussi) de leurs bonnes manières, de leurs alliances choisies et de leur abondant carnet d’adresses, se retrouvent aujourd’hui dans de multiples secteurs d’activités, y compris internationales, elles ne font plus la pluie et le beau temps. Depuis le début du xxe siècle, de nouvelles personnalités, poussées par le suffrage universel, les ont supplantées dans l’ancienne capitale de la Principauté.
Il n’empêche. La quintessence de ces vieilles familles liégeoises se retrouve toujours place de la République française, dans les salons de la Société littéraire. Fondée en 1779 sous les auspices du comte de Velbruck, prince-évêque de Liège et franc-maçon, cette institution édite un Annuaire de et à l’intention de ses seuls membres (avec coordonnées privées et dates de naissance des enfants mariés et… à marier). La Société littéraire est un conservatoire des traditions. Jamais il n’y est question d’argent, bien que ses conférences sur la gestion de patrimoine y recueillent un franc succès – la banque Rothschild n’a pas ouvert une succursale à Liège par distraction. L’on y cultive le goût de la compagnie et de la campagne : chasse, golf, gastronomie, histoire locale, bibliophilie…
C’est toujours un honneur de faire partie de la Littéraire, qui compte un demi-millier de membres actionnaires et permanents, mais cet honneur manque un peu de modernité. Les enrichis de fraîche date et les hommes politiques récents (à l’exception de Didier Reynders, président du MR et ministre des Finances) ont peu de chance d’entrer dans cette société patricienne où tout le monde est plus ou moins apparenté et, politiquement, plutôt » ancien PSC » (Hanquet, Ancion) ou libéral vieilli en fût (Hamal) que socialiste ou Ecolo. Encore que… Il y a vingt ans, la première vague verte a propulsé sur la scène publique quelques porteurs de noms bien » liégeois » : Claire Laloux, aujourd’hui conseillère communale Ecolo à Watermael-Boitsfort, s£ur de Béatrice, présidente du Syndicat national des propriétaires, et Brigitte Ernst de la Graete, toujours conseillère communale Ecolo à Liège.
Maîtres de fosses et de forges
La saga de la plupart des grandes familles liégeoises est étroitement liée à l’histoire des anciennes exploitations : le charbon (Planchar, Rossius, Lamine, Braconnier, Trasenster, Dallemagne), la métallurgie (Orban, Lamarche), la mécanique (Marcellis, Poncelet), les armes (Francotte, Ancion, Laloux, Nagant), les carrières (Laport), et le textile (Begasse, David), surtout à Verviers (Simonis, Biolley, Peltzer, Zurstrassen).
Petit-fils de métallo, militant communiste (PTB), mais néanmoins membre de la Littéraire, le Pr Robert Halleux, directeur du Centre d’histoire des sciences et des techniques (ULg), a sauvegardé la mémoire de ce passé prestigieux. » Dès le Moyen Age, la vieille aristocratie terrienne s’est rapprochée des maîtres de fosses et de forges, raconte-t-il. Les grands capitaines d’industrie apparaissent à la fin du xviiie siècle, avec la révolution industrielle, l’invention de la machine à vapeur et les hauts-fourneaux au coke. Ainsi John Cockerill, ouvrier de génie mais piètre gestionnaire, qui meurt à Varsovie en 1840. Il a pu s’appuyer sur un solide tissu local de main-d’£uvre qualifiée et de patrons expérimentés, possédant les terres, les bois, les sous-sols et les capitaux nécessaires à la naissance d’une puissante industrie. En confisquant les biens de l’Eglise, la Révolution française de 1789 a fourni de vastes locaux à l’industrie naissante… «
Jusqu’au début du xxe siècle, les mariages sont au service de l’ambition. » Le métallurgiste Orban avait 14 enfants, poursuit l’historien. Il les a tous bien mariés, soit à des membres de la vieille aristocratie liégeoise, qui sont entrés dans les affaires, soit à des jeunes gens brillants. L’avocat d’origine modeste, Walthère Frère, devenu, par la grâce de son mariage, Frère-Orban, a été deux fois ministre des Finances et Premier ministre libéral de Belgique, dans la seconde moitié du xixe siècle. «
Dès 1850, lorsque les entreprises familiales se transforment en sociétés anonymes, les industriels siègent dans les conseils d’administration d’une multitude de sociétés. La deuxième industrialisation s’avance (aciéries, constructions électromécaniques, chimie) et le savoir-faire traditionnel ne suffit plus. » C’est la grande époque des ingénieurs, rappelle Robert Halleux. Les fils de famille font des études puis entrent dans l’entreprise où leur père est déjà actionnaire. Des ingénieurs de petite extraction se hissent au sommet grâce à des mariages avantageux et deviennent à leur tour très riches. Pour s’imposer dans l’industrie, il faut entrer dans le bon milieu familial : ainsi, le banquier de Launoit a épousé en secondes noces une Lamarche des hauts-fourneaux de Ougrée Marihaye. «
En 1960, la concurrence internationale devient féroce. Les vieilles familles pétries de traditions, incapables de se renouveler, se reconvertissent dans la finance. » L’immobilisme patronal et syndical face à la nouvelle révolution technologique et industrielle explique en bonne partie le déclin liégeois « , conclut Robert Halleux. l
(1) Cockerill, deux siècles de technologie, Perron, par Robert Halleux. Histoire des technologies en Belgique, en préparation, par 40 auteurs sous la direction de R. Halleux (éditions de l’ULg). Histoire de la Société littéraire de Liège, par Paul Vaute, éditée par la Société littéraire.
M.-C.R.