Les derniers Araméens
Ils sont près de 15 000 en Belgique et parlent encore l’araméen, la langue du Christ. Communauté discrète, les syriaques orthodoxes se seraient bien passés de la polémique autour de leur nouvel évêque. D’autant que leur Eglise attend une reconnaissance officielle
(1) » La Voix des Assyriens « , sur 105.4 FM à Bruxelles, le dimanche, de 13 à 15 heures, et le lundi, de 12 à 13 heures.
Ce lundi 13 mars, à partir de 9 heures, la Salle gothique de l’Hôtel de ville de Bruxelles (Grand-Place) accueille un colloque consacré à » L’impact des régimes répressifs sur l’exode massif vers les pays européens « . Y interviendront des exilés politiques venus surtout de Turquie.
A droite, les hommes, en costumes sombres. Dans les travées de gauche, les femmes, coiffées d’un foulard. Entre le portail et la nef, un petit embouteillage de landaus et de bambins surveillés par des mamans ou des grandes s£urs. C’est l’affluence des jours de fête, ce dimanche 5 mars, dans l’église syriaque orthodoxe Saint-Jean-Baptiste, à Bruxelles. Les paroissiens assistent à la première messe célébrée par le prêtre-moine Hazail Soumi, 40 ans, élevé le mois dernier au rang d’évêque de Belgique et de France par Ignace Zacca Ier Iwas, » patriarche d’Antioche et de tout l’Orient « , basé à Damas.
» La consécration du premier évêque belge est un tournant dans l’histoire de notre petite communauté, assure Abd Astepho, un promoteur immobilier venu de Louvain-la-Neuve et originaire de Syrie. Jusqu’à présent, le diocèse de Belgique dépendait de l’évêque des Pays-Bas. Mais il nous fallait un chef sur place pour en finir avec les rivalités, parfois violentes, entre prêtres de différentes paroisses syriaques. Hazail Soumi devra mettre de l’ordre dans l’organisation des associations et comités qui défendent notre culture. Il lui faudra aussi resserrer les liens avec l’Eglise chaldéenne catholique et l’Eglise assyrienne nestorienne, les deux autres églises chrétiennes d’Orient présentes en Belgique, et dégeler les relations avec le cardinal Danneels, primat de l’Eglise catholique. Enfin et surtout, l’existence d’un chef de culte permettra de faire aboutir le dossier de la reconnaissance officielle de l’Eglise syriaque orthodoxe. »
D’autres habitués de Saint-Jean-Baptiste le reconnaissent volontiers : la communauté doit améliorer son image, ternie par des tensions internes et, tout récemment, par les propos incendiaires tenus dans la presse par l’un de ses membres les plus actifs, Ibrahim Erkan. A la tête de quelques dizaines de mécontents, cet élu communal CDH de Saint-Josse (Bruxelles), originaire de Turquie, a contesté la désignation par Damas du nouvel évêque. Il estimait que le moine choisi n’était pas impliqué dans la vie de la communauté et faisait remarquer que ce n’est pas le patriarcat qui finance les paroisses, mais les fidèles. Fin février, Hazail Soumi a sanctionné le contestataire par une mesure d’éloignement, l’excluant ainsi des sacrements de son église.
Erkan était pourtant présent, le 5 mars, dans l’église bruxelloise, y rendant l’atmosphère électrique. » Pas question de présenter des excuses à l’évêque, comme on me le demande « , confie le rebelle. » Ibrahim veut sans doute se faire remarquer à l’approche des élections communales d’octobre 2006 « , commente Nahro Beth-Kinne, coiffeur à Saint-Josse et animateur de l’émission syriaco-francophone » La voix des Assyriens « , sur Radio Panik (1). » Il oublie que la désignation d’un évêque n’a rien à voir avec une élection présidentielle et que Hazail Soumi est bien connu de la communauté : il a fait ses études à l’UCL, parle le français et des centaines d’enfants sont passés par son centre d’études pour y apprendre notre langue et notre culture. »
Plus de trois heures après le début de la messe, la célébration s’achève par des chants et la lecture d’un message du patriarche à toutes les églises syriaques orthodoxes à l’occasion du début du carême. Les hommes quittent l’église les premiers, passant par une salle où est offert le pain traditionnel oriental. Les familles se retrouvent ensuite au sous-sol, autour d’un brunch frugal. Il y a là des parents et grands-parents originaires de Turquie, de Syrie, du Liban, de Palestine, d’Irak. Plus des deux tiers des syriaques en exil sont issus des campagnes du Kurdistan, au sud-est de la Turquie, et plus précisément d’un périmètre de quelques dizaines de kilomètres autour des villes de Midyat et de Mardin, non loin de la frontière syrienne.
Les syriaques et assyro-chaldéens avaient été décimés à 75 % lors du génocide arménien commis par l’empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale. Néanmoins, jusqu’à la fin des années 1960, ils étaient encore plus de 60 000 sur le plateau du Tour Abdin, cette » montagne des serviteurs de Dieu » dont Midyat, réputée autrefois pour son art de la pierre taillée, est la capitale. Mais, dès 1970 et, surtout, au milieu des années 1980, la région est devenue le théâtre d’un conflit sanglant entre l’armée turque et la guérilla du PKK kurde. Pris pour cibles par les deux camps, les chrétiens ont déserté en masse leurs villages et trouvé refuge en Europe, où ils ont bénéficié de l’asile politique. On retrouve des syriaques en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en France, en Suisse, en Autriche et, surtout, en Suède, où ils ont créé leur propre chaîne de télévision, très regardée parmi ceux de Belgique grâce aux antennes paraboliques.
» Je suis arrivée ici en 1983, à l’âge de 8 ans, avec ma mère, raconte Firyal, qui a fait des études de Sciences-éco à l’UCL et travaille dans une société éditrice de logiciels de comptabilité. A Nusaybin, mon village, il y avait, au début du XXe siècle, 200 familles syriaques. Il n’en reste plus une seule. J’y suis retournée une fois, en 1999. Les maisons sont en ruine. Certes, ce n’est plus la terreur depuis que la Turquie frappe à la porte de l’Union européenne. Mais on ne s’y sent pas à l’aise. Le soir, pour des raisons de sécurité, il faut quitter les lieux… » Dans la région, des églises ont été transformées en mosquées, des noms d’agglomérations chrétiennes ont été changés, l’armée a rayé de la carte des bourgades abandonnées, tandis que d’autres ont été placées sous l’autorité d’un » protecteur de village » kurde, armé par le gouvernement pour contrer l’influence du PKK.
» Il n’y a quasiment plus, aujourd’hui, d’immigrants de Turquie, constate Nahro Beth-Kinne. Les nouveaux arrivants viennent surtout de Syrie et d’Irak. Les chrétiens de Syrie sont chassés par la répression qui frappe l’opposition démocratique. Ceux d’Irak fuient les menaces, les enlèvements et les assassinats perpétrés par les radicaux islamistes depuis l’intervention américaine de 2003 contre le régime de Saddam Hussein. » Les syriaques orthodoxes sont, aujourd’hui, entre 12 000 à 15 000 en Belgique. Plus de 70 % d’entre eux sont pratiquants. Ils se regroupent autour de leurs paroisses, Saint-Jean-Baptiste, à Bruxelles-Ville, Mor-Izozoel, à Schaerbeek, Saint-Georges et Sainte-Marie, à Jette, et une cinquième église, à Liège. Des comités de jeunes, très actifs, mettent sur pied des débats autour de thèmes religieux ou sur le sort des chrétiens d’Orient. Les enfants suivent le catéchisme, les plus grands participent à des chorales et beaucoup sont inscrits aux cours de syriaque littéraire, langue héritière de l’araméen des origines, la » langue du Christ « , parlée, au cours de la seconde moitié du Ier millénaire avant notre ère, dans l’Orient tout entier, de l’Inde à l’Egypte, du Caucase à l’Arabie. » Nous organisons aussi des soirées syriaques, animées par des chanteurs, signale Kristine, 22 ans, jolie ouvrière en coiffure, née en Belgique. Les fêtes de mariage rassemblent toute la communauté. Les mariages mixtes, avec des non- syriaques, restent l’exception. »
Depuis trois ou quatre ans, de plus en plus de syriaques nés en Belgique veulent découvrir le pays de leurs ancêtres, haut lieu du christianisme oriental. Dans le Tour Abdin, quelques-uns ont acheté un terrain, ont des projets de construction. Mais la plupart prennent vite conscience que leur mode de vie n’a plus rien à voir avec celui des campagnes du Kurdistan. Reste alors, pour les exilés, à apporter une aide financière aux monastères et aux familles pauvres de la région.
Olivier Rogeau
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