Alors que l’on s’apprête à célébrer le cinquantenaire de la mort de l’écrivain et que la polémique sur son éventuelle entrée au Panthéon bat son plein, retour sur les circonstances de l’accident qui a coûté la vie à l’auteur de L’Etranger.
Ala semaine prochaine, monsieur Camus ! » Suzanne Ginoux n’a jamais pu oublier la dernière phrase qu’elle a lancée au célèbre romancier au moment où il prenait place dans cette Facel Vega qui allait être son tombeau. C’était le 3 janvier 1960 au matin, dans une petite rue de Lourmarin, ce village ocre du Vaucluse où l’écrivain s’était installé deux ans plus tôt. La fidèle gouvernante du Prix Nobel de littérature – que nous avions rencontrée en 2005, peu avant sa mort – se souvenait aussi parfaitement de la réponse de l’auteur de La Peste, au moment où l’élégant coupé sport démarrait pour Paris : » Oui, Suzanne, je fuis l’épidémie de grippe ! A dans huit jours ! «
Ni dans huit jours ni jamais. A peine vingt-quatre heures plus tard, » monsieur Camus » meurt dans le plus célèbre accident de voiture des lettres françaises. A 13 h 55, ce 4 janvier 1960, les 355 chevaux de la Facel Vega percutent violemment un platane le long de la nationale 5, un peu au sud de Fontainebleau. Albert Camus, 46 ans, meurt sur le coup. C’était il y a cinquante ans, tout juste.
Retour à Lourmarin. A quoi sert le prix Nobel de littérature ? A s’acheter une belle maison dans le Lubéron. Grâce au chèque de l’académie de Stockholm, reçu en 1957, Camus devient propriétaire d’une ancienne magnanerie, ces fermes où l’on élevait des vers à soie, dans la Grand-Rue – aujourd’hui rebaptisée rue Albert-Camus. Loin du ballet protocolaire du Nobel, des polémiques avec Sartre et des intrigues de couloirs de la maison Gallimard, l’auteur de L’Etranger revit dans ce pays de soleil et de vignes, qui lui rappelle son Algérie natale. On le croise régulièrement au bord du terrain de foot, encourageant la Jeunesse sportive lourmarinoise, ou à la terrasse du café Ollier. Comme en paix avec lui-même. » J’y ai passé quelques semaines en juillet 1959, se souvient sa fille Catherine, qui avait 14 ans à l’époque et publie ces jours-ci un somptueux livre illustré sur son père. Il était dans son élément, en adéquation avec ce ciel, cette terre. Il s’y déplaçait avec le naturel d’un chat. «
Qui est le Camus de cette fin 1959 ? » On a parfois laissé entendre que c’était un auteur « fini », mais c’est totalement faux, s’insurge Jeanyves Guérin, maître d’£uvre de l’excellent Dictionnaire Albert Camus, qui vient de paraître dans la collection Bouquins. Il travaillait au Premier Homme, ce chef-d’£uvre sur l’Algérie, qui ne sera publié que bien plus tard, et on sait aujourd’hui que Malraux s’apprêtait à lui confier les clés d’un grand théâtre public, l’Athénée ou le Récamier. » Parmi les papiers retrouvés après sa mort, on découvrira un horoscope, que l’écrivain avait découpé et sur lequel on pouvait lire : » L’£uvre donnant l’immortalité se situe entre 1960 et 1965. «
Justement, Noël 1959 approche. Son épouse Francine et leurs deux enfants, les jumeaux Catherine et Jean, le rejoignent à Lourmarin pour les vacances. On réveillonne joyeusement – 13 desserts au menuà – et on ouvre les paquets. » Il m’a offert une montre, car avec lui il fallait toujours que les cadeaux soient utiles « , en sourit encore Catherine. Le 2 janvier, femme et enfants prennent le train du retour, en Avignon. On sait aujourd’hui, tragique flash-back du destin, qu’Albert Camus devait lui aussi rentrer par le chemin de fer, deux jours plus tard, en compagnie de son ami René Char. Il avait même déjà acheté son billet. Il ne s’en servira jamais.
Car entre-temps sont arrivés à Lourmarin – au volant d’une Facel Vegaà – Michel et Janine Gallimard, accompagnés de leur fille Anne et de leur chien Floc. Le neveu de Gaston Gallimard et son épouse sont des intimes de Camus. Michel, qui dirige la célèbre collection La Pléiade, est tuberculeux, comme Albert, ce qui crée un lien invisible entre eux. Janine, elle, était la secrétaire du comité de lecture de la maison Gallimard, le jour de 1941 où L’Etranger fut accepté dans l’enthousiasme général. En 1953, déjà, l’écrivain était remonté du Midi à Paris dans leur voiture, par ces mêmes routes qui allaient leur être fatalesà
Car, c’est entendu, Albert Camus rentrera dans la Facel Vega de ses amis. Le 3 janvier au matin, le romancier glisse donc dans sa serviette noire à soufflets son passeport, quelques photographies, le manuscrit du Premier Homme, un exemplaire du Gai Savoir, de Nietzsche, et une édition scolaire d’Othello. On fait un dernier plein à la station Shell du village et le garagiste en profite pour se faire dédicacer son exemplaire de L’Etranger : » A monsieur Baumas, qui contribue à me faire revenir souvent dans le beau Lourmarin « , écrit Camusà Puis ce sont les adieux à la fidèle Suzanne Ginoux. Tout le monde – Michel, au volant, Janine, Anne, Camus et Floc – grimpe dans la voiture. Oui, à dans huit joursà
Nationale 7, déjeuner à Orange, puis remontée vers la Bourgogne, discussions animées sur les velléités théâtrales d’Anne Gallimard, encouragées par Camus, nationale 6 et, enfin, halte pour la nuit au Chapon fin, deux étoiles au Michelin, à Thoissey, un peu avant Mâcon. Le dîner est joyeux : on célèbre les 18 ans d’Anne Gallimard.
Au matin du 4 janvier, on repart tranquillement vers Paris. Bien qu’il aimât les puissantes voitures de sport, Michel Gallimard n’était pas, comme on l’a parfois laissé entendre, un » fou du volant « . Il goûtait la mécanique et roulait beaucoup. Tout juste son ami Albert devait-il parfois le tempérer d’un : » Eh, petit, on n’est pas pressés « , comme le confiera Janine Gallimard au biographe de Camus, Herbert R. Lottman.
Les amis s’arrêtent à Sens pour un bref déjeuner à l’hôtel de Paris et de la Poste. Puis c’est la nationale 5 jusqu’à Paris (autre signe du destin, la construction de l’autoroute du Sud, qui aurait peut-être pu éviter le drame, commencera cette même année 1960à), Camus est assis sur le siège passager, sans ceinture de sécurité (non obligatoire à l’époque), les deux femmes à l’arrière. La voiture vient de passer Champigny-sur-Yonne et aborde une longue ligne droite bordée de platanes. Que s’est-il exactement produit à cet instant ? La Facel Vega sort de la route, frappe de plein fouet un premier arbre puis rebondit 13 mètres plus loin sur un second platane, autour duquel le châssis s’enroule. Les débris de la voiture, littéralement coupée en deux, sont éparpillés sur des dizaines de mètres, comme en témoigne une saisissante bande d’actualités tournée peu après et visible sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel (ina.fr). Les gendarmes, qui penchent pour un pneu éclaté et, sans doute, une vitesse excessive, relèvent une trace de 63 mètres de long. On n’a, semble-t-il, signalé aucun autre véhicule ni obstacle imprévu à proximité du drame.
La tête d’Albert Camus est passée à travers le pare-brise arrière. Il est mort sur le coup, selon le médecin qui l’examina. L’écrivain Emmanuel Roblès, qui veillera le corps cette nuit-là à la mairie toute proche de Villeblevin, dira : » Sous la lumière d’une lampe nue, il avait le visage d’un dormeur très las. » Michel Gallimard, qui souffre notamment d’un éclatement de la rate, saigne abondamment. Il est transporté d’urgence dans un hôpital, mais mourra six jours plus tard. Les deux femmes sont miraculeusement indemnes. Le chien a disparu.
Des décombres, maculée de boue, on extrait la serviette d’Albert Camus. A l’intérieur, donc, les 144 feuillets du Premier Homme. Ce chef-d’£uvre, sur sa mère, sur son Algérie natale, ne paraîtra que bien plus tard, en 1994. Pour tous les amoureux de Camus, le choc provoqué par ce dernier livre sera immense. Avec lui, l’écrivain accède encore un peu plus à l’immortalité. Son horoscope ne s’était pas trompé.
à lire : Albert Camus. Solitaire et solidaire, par Catherine Camus, éd. Michel Lafon, 210 p. Dictionnaire Albert Camus, sous la direction de Jeanyves Guérin, coll. Bouquins, 980 p. Ainsi qu’une évocation sensible du Camus de la fin : Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus, par José Lenzini, Actes Sud, 144 p. Viennent également de paraître : Albert Camus, fils d’Alger, par Alain Vircondelet, Fayard, 368 p., et Camus l’intouchable ! par Jean-Luc Moreau, éd. Ecriture, 264 p.
jérôme dupuis
camus devait rentrer par le train deux jours plus tard avec rené char
» sous la lumière d’une lampe nue, il avait le visage d’un dormeur très las «