L’Enfant se présentait bien. Il vaut aux frères Dardenne un triomphe mérité, au terme d’un Festival de grande qualité, réunissant la plus belle sélection de ces dernières années !
De notre envoyé spécial à Cannes
Dans l’avion qui les ramenait vers Cannes, Luc et Jean-Pierre Dardenne savaient bien évidemment qu’un prix les attendait, au palmarès du 58e Festival de Cannes. En effet, pour la cérémonie de clôture, on ne rappelle que les artistes élus par le jury de la plus importante manifestation cinématographique mondiale. A 18 h 55, en smoking et n£ud pap’ comme le veut le protocole cannois, les frères apparaissaient au pied des marches tendues d’étoffe rouge, suscitant un murmure approbateur dans la petite » colonie » belge restée sur la Croisette pour suivre la dernière séance et la distribution des prix d’une remarquable édition du Festival. Mais que pensaient Luc et Jean-Pierre à 19 h 30, quand Cécile de France, la maîtresse de cérémonie û belge elle aussi û, leur lança un regard appuyé du haut de la scène ? Comme tout le monde à Cannes, ils avaient sans doute eu vent des noms et titres cités par beaucoup comme les grands favoris : Michael Haneke pour Caché et Jim Jarmusch pour Broken Flowers, le premier ayant, dit-on, impressionné plus d’un membre du jury… mais pas son président, un Emir Kusturica censément plus enclin à défendre le second. La voie de la Palme d’or, à en croire les observateurs, semblait devoir être Enfant non admis…
Qu’allaient donc, dès lors, recevoir les Dardenne, certains d’une récompense mais ignorant sa nature ? Le prix du jury ? Le prix de la mise en scène ? Le Grand Prix ? A 19 h 42, le prix du jury fut attribué au Chinois Wang Xiaoshuai pour Shanghai Dreams. Restaient trois possibilités, la Palme restant la moins probable à ce moment précis. Mais, quand fut annoncé le prix de la mise en scène à Michael Haneke pour Caché, le climat changea du tout au tout. Le réalisateur autrichien, auteur d’un film battant pavillon français, ne put masquer sa profonde déception, lui auquel la presse locale promettait la consécration suprême, une Palme d’or qui eût été la première pour un film français depuis, il y a dix-huit ans, le houleux couronnement de Maurice Pialat et de Sous le soleil de Satan. Il était 19 h 50 et le c£ur des frères Dardenne dut battre encore un peu plus fort. Dix minutes plus tard, Jim Jarmusch se levait pour recevoir le Grand Prix et le cinéma belge pouvait frissonner de bonheur comme il l’avait fait, en 1999, quand Rosetta créa la surprise. Trois minutes encore, et ce que nous savions tous désormais devenait réalité, sous la forme d’une deuxième Palme d’or, acceptée de façon modeste et élégante par les frères, avec, au passage, une dédicace à Florence Aubenas et à Hussein Hanoun, otages toujours retenus en Irak. Une des plus belles pages de notre cinéma, régulièrement fêté dans les festivals internationaux mais maintenu chez nous dans le carcan de moyens (très) limités et d’un désintérêt flagrant du public, venait de se tourner de très belle et aussi émouvante manière…
Une histoire d’amour
C’est une véritable histoire d’amour qui lie les Dardenne au Festival de Cannes. C’est en effet là-bas que la trajectoire des frères prit son envol en 1996, avec la projection de La Promesse, dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs. Luc et Jean-Pierre avaient déjà eu les honneurs de cette même section neuf ans plus tôt avec Falsch. Mais leur style, leur originalité, leur force et leur talent s’étaient vraiment révélés dans le bien nommé La Promesse, joué û déjà û par Olivier Gourmet et Jérémie Renier. Les trois films suivants du tandem wallon furent tous retenus en compétition officielle, et y remportèrent quatre prix : la Palme d’or (à l’unanimité du jury, présidé par David Cronenberg) et le prix d’interprétation féminine pour Emilie Dequenne avec Rosetta en 1999, le prix d’interprétation masculine pour Olivier Gourmet avec Le Fils en 2002 et, maintenant, la Palme d’or pour L’ Enfant.
De tous les films des deux réalisateurs belges, ce dernier est sans doute le plus apte à séduire un large public au-delà des seuls cinéphiles motivés. L’histoire de Bruno et Sonia, jeune couple de 20 et 18 ans aux prises avec la toute nouvelle réalité que représente un bébé, nous est narrée par les Dardenne avec une force extraordinaire. Si Sonia (Déborah François) aborde la maternité avec douceur et volonté, malgré des conditions d’existence pour le moins précaires, Bruno (Jérémie Renier) semble dans un premier temps incapable de prendre la juste mesure des choses. Vivant dans l’instant, hors de la loi et de la morale, celui qui n’est encore lui-même qu’un enfant û le titre du film peut aussi bien le viser, lui, que Jimmy, le bébé û ne va pas savoir assumer sa paternité, allant même jusqu’à poser un acte radical et terrible dont nous nous garderons bien de révéler ici la nature. La caméra des Dardenne s’attache à Bruno comme elle s’était naguère liée à Rosetta ou au papa endeuillé du Fils. Epurée mais prenante, la mise en scène extrêmement précise nous rive littéralement aux pas du jeune délinquant insouciant et irresponsable que joue un formidable Jérémie Renier. Au rythme des courses et des attentes, des rendez-vous furtifs et même d’une poursuite haletante dans les rues de Seraing (celles-là mêmes que Renier sillonnait dans La Promesse), nous ne regardons pas ce que filment les Dardenne : nous le vivons plutôt, dans une urgence palpable où des existences se jouent, où l’on espère voir briller, au terme du parcours implacable, une lueur d’espoir que les cinéastes, humanistes sincères, ne pouvaient qu’accorder aux personnages de leur film.
Joyau de cinéma réaliste, mariant le meilleur de la fiction dramatique et d’une vérité puisée à l’eau pure du documentaire, L’Enfant a bouleversé le Festival de Cannes, et a, somme toute, logiquement devancé, pour la Palme, le très intelligent Caché et le très attachant Broken Flowers. Au film très clinique et analytique de Michael Haneke, l’émotion faisait défaut. Au road movie drôle et tendre de Jim Jarmusch, il manquait un regard qui témoigne, au-delà d’un récit particulier, d’une résonance sociale augmentant ses échos. Le film des frères Dardenne avait tout : le cinéma et la vie, le c£ur et l’esprit, une construction superbe et une qualité organique, viscérale, qui font de sa vision une expérience unique.
Paternité, mon beau souci
Le thème de la paternité et celui de l’enfance s’inscrivaient en tête des sujets fondant la cohérence de la sélection cannoise 2005. Outre L’Enfant, plusieurs autres films en témoignaient avec éloquence, deux d’entre eux se révélant même inspirés d’une idée presque identique. Amis dans la vie, Jim Jarmusch et Wim Wenders nous ont ainsi présenté chacun l’histoire d’un séducteur vieillissant, découvrant sur le tard qu’il est père sans jamais l’avoir su. Dans Broken Flowers, du premier cité, Bill Murray incarne un don Juan grisonnant et flegmatique dont la jeune compagne le quitte juste avant qu’il reçoive une lettre où une femme qu’il a connue vingt ans plus tôt lui annonce qu’elle a eu de lui un fils, qu’elle a élevé seule et qui est parti pour un voyage dont elle soupçonne qu’il pourrait le mener à rechercher son père. La lettre n’étant pas signée, notre homme û conseillé par un ami et voisin amateur de mystères û va prendre la route pour rendre visite à ses ex-maîtresses de l’époque, dans l’espoir de découvrir laquelle est la mère de son fils… si du moins fils il y a ! Merveilleusement joué par un Murray jamais meilleur que dans la nuance et l’autodérision, Broken Flowers donne au minimalisme humoristique et touchant de Jarmusch un pouvoir de séduction supérieur à ses films précédents, générant chez le spectateur un plaisir complice qui devrait valoir à cette £uvre discrète un vrai succès public.
On ne saurait dire autant de bien de Don’t Come Knocking, le nouveau film de Wim Wenders où le réalisateur allemand retrouve son complice en écriture de Paris, Texas, Sam Shepard. Ce dernier incarne un acteur spécialiste du western, qui s’évade û à cheval û d’un tournage pour retourner chez sa mère après une vie où le sexe, la drogue et l’argent aussi vite dépensé que gagné ont eu raison de tout projet durable, faisant place à une solitude qu’amplifie le passage des années. C’est alors que tombera la nouvelle de l’existence d’un fils, lui aussi déjà adulte, mais dont l’existence était restée ignorée de son père. Une seconde paternité, tout aussi cachée jusqu’alors, sera même révélée à un homme qui ne sait s’il faut prendre ces nouvelles comme une source de tristesse ou d’espoir, car le temps perdu l’est à jamais, et celui qui reste n’est que bien trop court… Retrouvant les paysages de l’Ouest américain qu’il vénère, et ces tableaux urbains à la Edward Hopper qu’il affectionne aussi, Wenders signe avec Don’t Come Knocking un film esthétiquement très beau, mais dont le lent déroulement peut susciter quelque ennui, alimenté par une lourdeur certaine qui l’oppose, sur un sujet pourtant proche, à la légèreté du film de Jim Jarmusch.
L’enfance et les culpabilités enfouies dans un passé que des événements viennent ramener soudainement en pleine lumière étaient au menu de deux autres films majeurs de la compétition cannoise : Caché, de Michael Haneke, et A History of Violence, de David Cronenberg. Dans le premier, un homme (Daniel Auteuil), animateur d’émission littéraire à la télévision, reçoit des cassettes vidéo filmant sa maison, ses allées et venues et celles de sa femme et de sa progéniture û une anecdote de départ fort proche de celle imaginée par David Lynch pour Lost Highway… Devant l’indifférence de la police, et très inquiet de ces intrusions par vidéo interposée, il mènera sa propre enquête et découvrira que la source de ces man£uvres se situe dans un épisode pas précisément glorieux de son enfance, quand ses parents voulurent adopter les fils d’ouvriers algériens tués dans une manifestation brutalement réprimée… Sur fond de mauvaise conscience française postcoloniale et d’inquiétude sur les rapports intercommunautaires, Haneke tisse la trame fascinante d’un film-enquête à la fois intimiste et riche en échos politiques et sociaux. Cinéaste rigoureux, un peu professoral, il le fait avec une distance et un didactisme qui nuisent à l’implication du spectateur, mais pas à l’intérêt manifeste du film, un des meilleurs de son auteur.
Dans le film de David Cronenberg, injustement oublié du palmarès, Viggo Mortensen (l’Aragorn du Seigneur des anneaux) joue un père de famille tout ce qu’il y a de stable, d’honorable et de respecté, mais dont le passé bien moins rassurant va resurgir quand des intrus malfaisants visitent la petite ville de province nord-américaine dans laquelle il vit avec les siens. Sur un thème déjà exploré dans les (superbes) westerns d’Anthony Mann avec James Stewart dans les années 1950, A History of Violence expose tout à la fois les réalités parfois effrayantes présentes sous les apparences, et la capacité de l’être humain à se réinventer, même si les vieux démons qu’on pouvait croire vaincus n’attendent que l’occasion de ressortir leurs griffes…
Sexe et violence
Par la franchise extrême, souvent douloureuse aussi, de sa mise en images, le film de Cronenberg s’inscrivait également dans l’autre tendance du Festival 2005, celle d’une exposition singulièrement agressive du tandem sexe-violence. Sin City, adaptation visuellement très spectaculaire de la bande dessinée de Frank Miller, en était une preuve flagrante, bien que domestiquée dans la perspective d’un film produit à Hollywood. Batalla en el Cielo, du jeune réalisateur mexicain Carlos Reygadas, en fournissait une autre, plus radicale et plus originale, dont les fulgurances auraient pu le mener jusqu’au palmarès si celui-ci avait voulu jouer la carte de l’audace. Centré sur un chauffeur amant de la fille de son patron et auteur d’un kidnapping qui a mal tourné, Batalla en el Cielo fournit au Festival son parfum de scandale, grâce, entre autres, à deux fellations bien plus interpellantes que les fantasmes échangistes assez petits-bourgeois du film français des frères Larrieux, Peindre ou faire l’amour… Ailleurs, dans les autres sections du Festival (Un Certain Regard, Quinzaine des réalisateurs, Semaine de la critique), le couple sexe-violence connaissait des aventures extrêmes, avec un cortège d’étreintes à deux ou à trois, incestueuses ou non, de sodomie plus ou moins consentie et de viols caractérisés, accompagnés ou non de torture et de mise à mort… Le tout dans des films de qualité et de sincérité variables.
En quête de dialogue
Sur un mode plus consensuel, Cannes 2005 aura vu quelques films faire du dialogue entre cultures et de l’ouverture à l’autre leur principal enjeu. Le jury présidé par Kusturica ayant le bon goût d’en récompenser deux. Le Free Zone d’Amos Gitaï, d’abord, premier film tourné par un réalisateur israélien en Jordanie, et dont la comédienne Hanna Laslo remporta le prix d’interprétation féminine pour son rôle de femme d’affaires embarquant dans sa voiture une jeune Américaine (Natalie Portman) et une Palestinienne (Hiam Abbass) avec lesquelles s’esquisse un difficile dialogue sur la tragique situation au Proche-Orient. Le Three Burials of Melquiades Estrada ensuite, mis en scène et joué par Tommy Lee Jones, qui se vit attribuer le prix d’interprétation masculine, tandis que son scénariste Guillermo Arriaga obtenait celui du meilleur scénario. Digne des meilleurs films de Sam Peckinpah, ce récit où un rancher américain oblige le meurtrier de son collègue et ami mexicain à emmener avec lui le corps du défunt pour l’enterrer dans son Mexique natal tient tout à la fois du western, du film picaresque, de la fable morale et du commentaire social (sur les immigrés clandestins et la répression qui les vise). Le tout avec un sens aigu de l’ironie, un lyrisme contenu et une humanité profonde qui en font une £uvre de tout premier plan.
On regrettera tout juste l’absence au palmarès du merveilleux û mais sans doute trop secret û film du Taïwanais Hou Hsiao-hsien Three Times, triptyque amoureux situant ses épisodes en 1911, dans les années 1960 et aujourd’hui, avant de constater à quel point le cru cannois 2005 fut de toute première qualité. Puisque compétition il y a, le mérite des Dardenne à l’avoir remportée dans une édition globalement fort remarquable n’est pas mince. On ose espérer que cette victoire de L’ Enfant, au-delà du plaisir immédiat qu’elle procure, ne sera pas sans lendemain. Et que la réflexion sur les paradoxes du cinéma belge francophone (des réussites nombreuses malgré une pauvreté chronique, une reconnaissance internationale, mais peu de public à domicile) s’en trouvera relancée…
Louis Danvers